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Un développement incertain

Section 2. Des stratégies ambivalentes

B. L’action transfrontalière de la Ville de Perpignan

4. L’ingrédient identitaire

Parallèlement à l’action transfrontalière, le maire a déployé une stratégie de « marketing territorial »739 : des outils communicationnels vont être mis en place afin de « restaurer » l’identité catalane de la Ville. Pour l’édile, affermir les coopérations transfrontalières ne va pas sans une forme de réappropriation des racines identitaires de la cité :

736 Entretien avec Martine Not. 737 Entretien avec Pascal Egret.

738 Jean-Paul Alduy a par ailleurs bénéficié des contacts de son père : c’est par exemple au cours de la

cérémonie d’inauguration des J.-O. que Paul Alduy a présenté Jordi Pujol à son fils.

739 LE BART, Christian. La rhétorique du maire entrepreneur. Paris : Pedone, 1992. LE BART, Christian.

« Marketing territorial ». In COLE, Alistair, GUIGNER, Sébastien, PASQUIER, Romain (dir.). Op. cit., pp. 324-329.

« La première étape était de regarder vers le sud et de s’articuler à la métropole barcelonaise ; puis il fallait faire « Perpignan La Catalane » (…). Dès que je suis maire de Perpignan en 1993 je change le logo de Perpignan, je fais un logo avec le Castillet740 et la formule « Perpignan La Catalane ». (…) L’idée, c’est qu’on

nous repère comme une ville catalane. (…) Il fallait reprendre place dans le réseau des villes catalanes… donc on va refaire le film Perpignan La Catalane, Perpignan ville catalane »741.

Le changement de « logotype » instaurerait une forme de « mimétisme identitaire » : tout se passe comme si Perpignan clamait en direction de la Catalogne : « nous ne sommes pas une ville française, mais catalane ». De plus, la dénomination de la structure renvoie explicitement à l’histoire des Pays catalans : la « délégation permanente de la Fidelissima Vilà de Perpinyà » fait référence au titre conféré à la ville par Jean II, Roi d’Aragon-Comte de Barcelone, suite à la résistance des perpignanais à l’annexion du Roussillon par Louis XI en 1474. Donnant « corps à des représentations unifiés du territoire »742, ces « ressources historiques et identitaires » arrimeraient symboliquement des passerelles entre les espaces nord et sud-catalans ; cette mobilisation du capital identitaire participerait à une recomposition politique et culturelle des espaces périphériques ; elle contribuerait à les (re)définir, à les (re)composer à partir d’une situation géo-culturelle. De plus, la congruence ainsi établie entre territoire culturel et territoire d’action publique donne « sens » aux stratégies transfrontalières ; l’espace transfrontalier n’est plus un espace vide, impersonnel, désincarné, mais un « territoire-palimpseste » jalonné d’empreintes culturelles, historiques, mémorielles : construit « au nom d’une vision historico-identitaire réinventée »743, il est comme pourvu d’une épaisseur territoriale. « Ressource politique d’essence narrative »744, l’évocation de l’identité catalane s’apparenterait alors à une « mise en sens territoriale »745 de l’action publique : territoires liés par l’histoire, la présence de la frontière apparaît « contre nature » et son dépassement « naturel ». La dimension identitaire constituerait aussi « une ressource structurante dans l’énoncé des

740 Monument historique : « Porte de la Ville » au XIVe siècle. 741 Entretien avec Jean-Paul Alduy.

742 LEFEBVRE, Rémi. « Une culture partagée du territoire ? Les capitales européennes de la culture.

L’exemple de Lille 2004 ». Communication lors des journées d’étude les 15 et 16 juin 2006 à l’IEP de Grenoble : « Les politiques publiques à l’épreuve de l’action territoriale ». URL : http://www.pacte- grenoble.fr/wp-content/uploads/pdf_LEFEBVRE-AFSP.pdf

743 PERRIN, Thomas. « Culture, identité et interterritorialité dans l’Eurorégion Pyrénées-Méditteranée ».

Sud-Ouest européen, n°27, 2009, p. 12.

744 FAURE, Alain, GOURGUES, Guillaume. « Comment penser la territorialité des politiques publiques ?

Retour sur les idées en interaction ». 2e Congrès International des Associations Francophones de Science

Politique, Université de Laval, Québec, Canada, 26-27 mai 2007, p. 11.

745 FAURE, Alain. « Introduction générale : la « construction du sens » plus que jamais en débats ». In

FAURE, Alain, DOUILLET, Anne-cécile (dir.). L’action publique et la question territoriale. Grenoble : PUG, 2005, p. 19.

priorités d’action publique » ; « recours discursif »746 au profit d’un nouveau cadre d’action publique, elle participerait à la certification et à la stabilisation des croyances (A. Faure) en un « avenir transfrontalier ».

Dans l’esprit des leaders locaux, « la mobilisation d’imaginaires territoriaux »747 serait vecteur d’interactions : les décideurs sud-catalans, interpellés par cette forme de « revendication identitaire », seraient plus enclins à nouer des liens ; fondation d’un rapprochement inter-territorial, le « socle culturel catalan » serait fédérateur. On retrouve ici, comme dans le cas de l’Eurorégion, la « composante identitaire » dans la construction de liens transfrontaliers748. L’utilisation par les élus roussillonnais de la variable identitaire dans les échanges politiques mérite d’être analysée : pourquoi l’identité territoriale est-elle utilisée comme accès à l’arène politique sud-catalane ? L’approche cognitive des politiques publiques a mis en exergue les processus de « construction de sens »749 propre à l’agir politique : suivant ce cadre d’analyse, toute politique publique mobilisant divers acteurs et entités territoriales nécessite des représentations, des idées, des croyances partagées ; la stabilisation des négociations entre ces multiples partenaires n’est possible qu’à travers la production de référentiels communs. La mobilisation d’un imaginaire territorial et identitaire transfrontalier s’inscrirait dans ce processus : ce « récit territorial » s’apparenterait à un socle de représentations et de croyances facilitant la coopération politique et l’agrégation des réseaux 750 . Au sein de « territoires politiques intermédiaires »751, la production d’un référent identitaire serait la « matrice cognitive qui va encadrer le sens de l’action des groupes et des individus »752.

Néanmoins, les acteurs administratifs sont sceptiques quant à l’efficacité d’une telle stratégie de communication :

« Ce discours de réappropriation de l’identité catalane… au Sud, ça ne passe pas… comment nous Perpignan on a la prétention de s’affirmer « catalane » face à

746 ITÇAINA, Xabier. « Identité ». In COLE, Alistair, GUIGNER, Sébastien, PASQUIER, Romain (dir.).

Dictionnaire des politiques territoriales. Paris : Presses de Sciences Po, 2011, p. 273.

747 BARAIZE François, FAURE Alain, GENIEYS William, NÉGRIER Emmanuel, SMITH Andy. « Le

pouvoir local en débats. Pour une sociologie du rapport entre leadership et territoire ». Pôle sud, vol. 13, n°13, 2000, p. 114.

748 Cf. Partie 1, Chapitre 1, Section 2, §2.

749 FAURE, Alain, POLLET, Gilles, WARIN, Philippe. La construction du sens dans les politiques

publiques. Débats autour de la notion de référentiel. Paris : L’Harmattan, 1995.

750 PASQUIER, Romain. Op. cit.

751 FAURE, Alain. La question territoriale : pouvoirs locaux, action publique et politique(s). Habilitation à

diriger des thèses, IEP de Grenoble, soutenance réalisée le 27 septembre 2002, p. 199.

752 MULLER, Pierre. « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de

Barcelone… parce qu’ils ne sont pas catalans eux ! « Perpignan La Catalane » était un slogan d’orgueil, de récupération interne, de fierté identitaire. Moi qui étais à Barcelone, j’étais plutôt un adversaire lorsque je l’ai vu arrivé, parce que moi, dans ma vie quotidienne, comment j’allais le vendre cela… c’était plutôt compliqué. Eh oui… parce que balancer à son voisin d’en face « on est catalan » c’est lui rappeler que peut être lui ne nous considérait pas comme catalan »753.

« Ce sont deux chemins différents. La réappropriation identitaire de Perpignan est un problème territorial de Perpignan, ça n’a a priori rien à voir avec le transfrontalier. Si de l’autre côté on parlait une autre langue, on aurait quand même des projets transfrontaliers. Il se trouve que Perpignan devait faire la démarche historique, linguistique, identitaire qu’elle souhaitait et qui lui correspondait pour son propre territoire ; et il se trouve que de l’autre côté on parle aussi catalan et que, du coup, cette récupération linguistique, et là je parle de linguistique, avait une valeur… c’est aussi une valeur qui peut nous servir à la communication avec un territoire au potentiel économique fort et qui peut amener à tirer cette action transfrontalière vers le haut. Mais le catalan n’est qu’un outil (…) ça ne pouvait pas être le socle central. (…) Ce qui compte c’est le projet, sa crédibilité, l’efficacité des services (…), on ne part pas du fait qu’on est tous les deux catalans pour mettre en œuvre le projet. On ne le fait pas parce que l’on est catalan… mais parce que c’est utile, ça répond à nos besoins… parce qu’on va y mettre de l’argent, parce qu’on sait bien monter le projet, parce que l’Europe nous aide… le fait de parler catalan est juste la plus-value du projet, mais ça ne peut pas être la base. En cela, « Perpignan La Catalane » était un message à destination de la France, pas de la Catalogne Sud »754.

Des entretiens avec les acteurs politiques sud-catalans il ressort que l’opération d’« habillage identitaire » de la capitale roussillonnaise, si elle n’a pas été perçue négativement, n’a pas constitué un vecteur de rapprochement.

La production d’un récit identitaire légitimant l’action transfrontalière n’est pas spécifique au cas catalan : à la frontière franco-belge les arguments historiques et culturels sont convoqués lors de l’élaboration de projets transfrontaliers : en 1991, la mise en place de la « COPIT » (« Conférence permanente d’intercommunalité transfrontalière »), projet visant à favoriser les liens entre cinq structures intercommunales755, s’est accompagnée de pratiques discursives tendant à « naturaliser » la coopération : les acteurs politiques, notamment Pierre Mauroy à l’époque président de la Communauté urbaine « Lille Métropole », évoquent le passé commun entre le nord de la France et la Belgique occidentale, les traditions et pratiques socioculturelles partagées, la langue française qui rassemble wallons et français, la culture flamande de Lille. La construction et la diffusion de représentations territoriales propres à inculquer la croyance en une « communauté de

753 Entretien avec Pascal Egret, responsable de la « délégation de la Ville de Perpignan à Barcelone ».

Mercredi 15 et jeudi 16 avril 2009.

754 Entretien avec Martine Not, chef du service « relations extérieures » à la « Communauté d’agglomération

Perpignan Méditerranée». Lundi 3 mai 2010.

755 Une française : « Lille Métropole Communauté urbaine » (LMCU) ; deux flamandes : « LEIEDAL,

intercommunale de Courtrai » et « WVI, intercommunale de Bruges » ; deux wallones : « IEG, intercommunale de Mouscron et « IDETA, intercommunale de Tournai ».