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Clientéliste et patrimonialisme

Le Roussillon : espace périphérique et frontalier

Section 2. Les Pyrénées-Orientales aujourd’hui : portrait géopolitique

C. Clientéliste et patrimonialisme

Présent dès la IIIe République283, le clientélisme est, en Roussillon, un mode de fonctionnement global de la société politique. Le constat du géographe Robert Ferras est sans ambiguïté : « dans les Pyrénées-Orientales, le clientélisme, poussé en avant à partir de la négation de la coupure gauche-droite, règne en maître. C’est lui qui, allié au culte du notable, explique la longévité de certaines carrières appuyées sur le flou de cartes personnelles » 284 . Après-guerre, les expressions « contisme » (Henri Conte) ou « grégorysme » (Léon-Jean Grégory) été utilisées pour qualifier des rapports de patronage fondés sur l’attribution de bénéfices, de faveurs, de biens, de nature matérielle ou symbolique, à des individus ou à des groupes sociaux en échange de leur soutien politique285. Le clientélisme politique se caractérise par des rapports sociaux asymétriques basés sur des liens personnels entre un élu et un électeur au cours desquels s’effectuent des échanges durables de biens et de services : il s’agit, pour le premier, d’accéder et de conserver le pouvoir et, pour le second, de « survivre »286 économiquement, socialement ou même physiquement. C’est, en d’autres termes, une « dépendance personnelle »287 entre deux individus s’échangeant différents types de ressources « mutuellement bénéfiques »288.

Le cas perpignanais est à la fois spécifique et révélateur d’un contexte politique général. Les expressions « système Alduy » ou « alduysme » sont utilisées par les opposants politiques et par certaines voix de la société locale ; péjoratifs, ils dénoncent : la succession familiale qui aurait transformé la cité catalane en bien patrimonial ; les pratiques politiques clientélistes qui auraient été instaurées par Paul Alduy. Jean-Paul Alduy avait lui-même pris part à la critique de « l’alduysme » en déclarant lors de la campagne pour les élections municipales de 1993 qu’il souhaitait « donner un coup d’arrêt à la dérive napolitaine de ce département » ; dénonçant « les dérives mafieuses », il fustige, dans ce qui s’apparente à une vive critique envers son père, la présence « de clans et de comportements claniques, clientélistes »289.

283 BERNIS, Roger. Op. cit., p. 272. Voir aussi : SAGNES, Jean. Op. cit., p. 326. 284 FERRAS, Robert. « Languedoc-Roussillon ». In LACOSTE, Yves. Op. cit.. p. 702. 285 SAGNES, Jean. Op. cit., p. 326.

286 SOLANS, Henri. Op. cit., p. 93.

287 MÉDARD, Jean-François. « Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique ». Revue

française de science politique. 1976, n°1, p. 103.

288 Ibidem, p. 107.

Comme l’a montré David Giband, les pratiques clientélistes mises en place par Paul Alduy reposent sur le double registre « ethnique et territorial »290 : le « vote gitan » du quartier Saint-Jacques et le « vote pied-noir » du Moulin à Vent, ensemble de logements collectifs construits en 1962 à destination des rapatriés d’Algérie. Le « vote gitan » est assuré par le fonctionnement clanique du groupe social : les chefs de famille, les « tios », imposent une mobilisation électorale en faveur du maire en échange de la distribution de subsides et de faveurs. Ce système est facilité par l’extrême précarisation de la société gitane qui voit les avantages de l’inféodation (allocations, logements sociaux, recrutement d’employés municipaux…) comme un moyen de survie économique et sociale. Il s’agit ici de « politiques clientélaires de redistribution des ressources à des individus, des groupes et des catégories socio-professionnelles de la société urbaine »291.

Ce système périclite avec l’affaiblissement de l’autorité des « tios ». Après son accès au pouvoir en 1993, Jean-Paul Alduy sera contraint de redéfinir les méthodes paternelles : alors que les réseaux du pouvoir et leur contrôle seront repensés, la nouvelle municipalité conservera les « outils de gestion de clientèle politique »292. Le découpage symbolique de l’espace social sur lequel repose le système clientélaire se fera à partir des confessions religieuses293 : les réseaux de contrôle du pouvoir local seront avant tout structurés par l’appartenance religieuse des groupes sociaux (le protestantisme pour les Gitans, le judaïsme et le catholicisme pour les Pieds-Noirs, la religion musulmane pour les Maghrébins). Les représentants religieux, dorénavant considérés par Jean-Paul Alduy comme les garants de la paix sociale, sont associés à l’exécutif municipal : ils s’apparentent à de véritables relais du pouvoir local. À cette vision communautariste de la société locale comme « archipel de religions », s’additionne un maillage des quartiers par le biais des mairies annexes et des commissaires de quartiers ; ces derniers seront les garants du contrôle politique local. L’assise religieuse du clientélisme perpignanais couplée à la mise en place d’une structure organisationnelle territorialisée élargit la base du système hérité. Le quartier Saint-Jacques reste l’épicentre : la presse locale ou l’opposition politique ont régulièrement dénoncé la distribution directe de biens à la population gitane : des « primes scooters », « primes climatiseurs » ou encore « primes frigos » seraient ainsi offerts en échange de votes.

290 GIBAND, David. Art. cit., p. 182.

291 MATTINA, Cesare. « I. La régulation clientélaire. Relations de clientèle et gouvernement urbain à Naples

et à Marseille (1970-1980) ». Annuaire des collectivités locales, 2005, v. 25, n°25, p. 581.

292 MAURY, Caroline. Art. cit., p. 87. 293 GIBAND, David. Art. cit., p. 183.

Le système clientéliste impose également le contrôle direct ou indirect des richesses : « la création et la disparition des rapports de clientèles sont liées à la création et à la disparition des raretés »294. Le « patrimonialisme » est coextensif du clientélisme : il consiste, pour un élu, à imposer une limitation de la production des richesses économiques : le politique se positionne ainsi comme un frein à l’économie de marché et à la libre concurrence afin de maîtriser le développement économique. C’est aussi une des singularités de la gestion municipale perpignanaise : l’« indéveloppement » économique et social consiste à ne pas développer le territoire afin d’assurer la permanence des caractéristiques socio-économiques de la population et ainsi, préserver les positions clientélistes. Pour Dominique Sistach295, cette stratégie politique cantonne volontairement les niveaux de production et empêche de facto le renouvellement du tissu économique : les clientèles électorales ne changent pas puisqu’il n’y a pas d’évolution des structures économiques et sociales. Par extension, ce type de gestion politique favorise le maintien d’une « économie de la rente » (supra) : la sous-industrialisation du Roussillon y trouve sans doute une explication. Ceci est également observable au-delà de la capitale roussillonnaise ; selon l’expression du politologue perpignanais : « « l’alduysme » n’est pas que le fait de Jean-Paul Alduy »296, il « fait système » et se présente sur d’autres circonscriptions de la Catalogne nord.