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Un développement incertain

Section 2. Des stratégies ambivalentes

A. Contexte politique

En mars 1993, de vives tensions éclatent entre Paul Alduy, maire de Perpignan, et sa majorité, plus précisément entre le Premier magistrat et le Premier adjoint, Claude Barate ; celui-ci, suivi d’une partie du conseil municipal, provoque la démission de Paul Alduy en refusant de voter le budget. Le Conseil d’État prononce la dissolution du Conseil municipal au mois de mai ; des élections anticipées sont organisées en juin 1993.

En quittant ses fonctions avant le terme de son mandat, Paul Alduy, « grande figure » de la scène politique locale, se retire de la vie publique dans un contexte agité : son nom est associé à de nombreuses « affaires »675 ayant suscité des remous y compris dans son propre camp ; ses adversaires n’ont en outre cessé de dénoncer certaines pratiques du pouvoir municipal : par le terme d’« alduysme » ils dénoncent l’instauration d’un système politique de type clientéliste676.

Élu pour la première fois conseiller général un an auparavant, son fils Jean-Paul Alduy, alors encarté « CDS », se lance dans la conquête de la municipalité. Ce cheminement politique ne relève pas du hasard : en 1998, Paul Alduy révèle sans détour à la presse locale que l’entrée de son fils dans l’arène politique roussillonnaise visait à maintenir le pouvoir municipal au sein d’une lignée familiale : « J’ai préparé ma succession, j’ai fait venir mon fils »677.

Les stratégies de reproduction des élites politiques à l’intérieur d’une lignée familiale sont une caractéristique de la vie politique nord-catalane ; si ces mécanismes sociopolitiques ne sont pas une condition sine qua non de l’élection, ils permettent à certains élus d’accaparer les logiques partisanes et d’imposer leur légitimité sur le territoire678. Outre la famille Alduy, d’autres cas d’hérédité politique679 – entendue

comme une forme d’organisation lignagère, structurée par la parenté680, qui dans le

cadre d’une compétition électorale et plus largement de l’exercice du pouvoir politique, va transmettre, directement ou indirectement, à l’un de ses membres des biens, des pratiques, des réseaux et des « représentations » associées à un nom681

675 Notamment les affaires liés à une opération immobilière, au financement supposé de son livre par le

comité des œuvres sociales du personnel de la mairie ou encore l’emploi fictif de sa seconde épouse au CCAS de 1982 à 1992. Pour cette dernière affaire, il sera condamné le 24 mars 1997 par le tribunal correctionnel de Perpignan à dix mois de prison avec sursis, 80 0000 francs d’amende et cinq ans de privation des droits civiques pour abus de confiance. Cf. MAURY, Caroline. Art. cit., p. 78.

676 GIBAND, David. Art. cit.

677 « La Semaine du Roussillon », n°96, 19-25 février 1998.

678 BARAIZE François, FAURE Alain, GENIEYS William, NÉGRIER Emmanuel, SMITH Andy. « Le

pouvoir local en débats. Pour une sociologie du rapport entre leadership et territoire ». Pôle sud, vol. 13, n°13, 2000, p. 108.

679 PATRIAT, Claude, PARODI, Jean-Luc (dir.). Op. cit. OFFERLÉ, Michel. « Usages et usure de l’hérédité

en politique ». Revue française de science politique, n°5, 1993, pp. 850-856.

680 GHASARIAN, Christian. Introduction à l’étude de la parenté. Paris : La Seuil, 1996. 681 ROUQUAN, Olivier. Culture territoriale. Paris : Gualino, 2011.

sont repérables : Christian Bourquin, sénateur et président de la région Languedoc- Roussillon, a scellé son ancrage politique local en épousant la fille du maire de Millas, village proche de Perpignan ; François Calvet, sénateur-maire du Soler, fils de l’ancien maire d’un village de la montagne cerdane, Saillagouse. À travers ces cas types de notables durablement implantés et structurant les relations politiques apparaît une société locale organisée en réseaux élitaires relativement opaques et fermés, si bien que le renouvellement des générations procède d’une sélection traditionnelle. Tout se passe comme si ce type de transmission familiale « allait de soi ». Légitimé par la coutume, le modèle du clan semble dominer la vie publique locale. Cette pratique serait étroitement liée à la structuration d’une économie autour d’une « culture de la rente » 682 et de « l’in-développement » 683 ; l’hypothèse d’une

corrélation avec les rapports politiques de type clientéliste684 peut aussi être soulevée.

Récemment installé dans le département après avoir effectué sa carrière professionnelle à Paris, Jean-Paul Alduy dispose d’un faible « capital politique » qu’il va toutefois compenser en s’appropriant les réseaux paternels685. Jeune et encore peu associé à la vie politique locale, il se positionne comme le candidat du renouveau : tout est alors mis en œuvre pour faire de Claude Barate le représentant de « l’ancien système ». Sa stratégie de conquête du pouvoir relève ainsi d’une dialectique « continuité/rupture » vis-à- vis de l’héritage paternel : si, dans le contexte local, la filiation s’apparente à une forme de reconnaissance de sa qualité d’éligible686, il devait dans le même temps se détacher d’une partie de l’héritage de son père. Si son patronyme lui confère un ancrage territorial reliant son parcours, pourtant éloigné des terres catalanes, à une « localité », il lui fallait prendre part à la critique de « l’alduysme » ; si en mobilisant ce capital politique familial son accession à la mairie semble « aller de soi », un certain nombre de ruptures avec la figure paternelle était nécessaire687.

Alors que Claude Barate mène, avec le soutien de la droite, une liste « UDF-RPR », Jean-Paul Alduy compose une liste qui compte nombre de « socioprofessionnels » sans étiquette politique ; deux formations politiques sont néanmoins présentes : « Génération écologie » et « Unitat catalana ».

682 SOLANS, Henri. Op. cit.

683 SISTACH, Dominique. « « Perpignan la catalane », le vote Front national et ses crises identitaires ».

Site internet : Fragments sur les temps présents, 19 août 2012. URL : http://tempspresents.com/2012/08/29/dominique-sistach-perpignan-la-catalane-le-vote-front-national-

et-ses-crises-identitaires/

684 MÉDARD, Jean-François. « Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique ». Revue

française de science politique, n°1, 1976, pp. 103-131.

685 Avec notamment le soutien de l’« Association démocrate social » (ADS), parti politique local fondé et

présidé par Paul Alduy de 1960 à 1993 ; on compte parmi les adhérents de nombreux employés municipaux. FELTIN, Michel, MOLÉNAT, Jacques. « Jean-Paul Alduy, un as des réseaux ». L’Express, le 11/10/2001.

686 ABELÈS, Marc. Op. cit.

687 Il faut noter que depuis le divorce de ses parents, les relations ont été distendues entre Jean-Paul Alduy et

Créé en 1986 sur les débris du parti « Esquerra catalana dels Traballadors »688,

« Unitat Catalana » procède d’une tentative de fédérer les différents courants associatifs et politiques du « monde catalaniste »689 ; émanation du « catalanisme de

gauche », le parti abandonne toute référence socialiste pour centrer son discours sur la « cause catalane » et s’engage résolument, après de multiples échecs électoraux, dans une stratégie d’institutionnalisation : « On a alors commencé à dire que le mouvement n’était ni de droite ni de gauche ; il se positionne entre le nationalisme jacobin et la reconnaissance d’une nation catalane. Pour Unitat, peut importe que les politiques soient de droite ou de gauche, on voulait travailler avec des gens qui veulent défendre et promouvoir l’identité catalane pour lutter contre le jacobinisme... et cela c’est aussi bien de droite que de gauche. Avec Unitat donc ce catalanisme cesse d’être à gauche : il cherche avant tout à gagner des élections et à avoir des élus » affirme Llorenç Planes, président du parti de 1989 à 2001690. Ses dirigeants revendiquent, outre

l’appartenance du Roussillon à la « nation catalane », un positionnement « anti- centraliste » et « pro-européenne » ; rédigé en 1991, son projet institutionnel, « Statut pour une collectivité territoriale de Catalogne Nord », repose sur la création d’une « région catalane » dotée d’une forte autonomie et distincte de la Région Languedoc- Roussillon ; le renforcement des liens politiques, institutionnels et culturels avec la Catalogne Sud constitue enfin l’épine dorsale de son programme.

Jean-Paul Alduy ayant déclaré avoir « toujours combattu le catalanisme »691, la présence de membres d’ « Unitat » sur sa liste soulève des interrogations. Le candidat escomptait plusieurs bénéfices de cette alliance. D’abord, si « Unitat » n’avait jusque-là obtenu que de faibles résultats électoraux – la liste conduite par Jaume Roure aux élections municipales de 1989 a obtenu 3,7 % –, cette alliance constituait néanmoins un apport de voix non négligeable : la « question catalane » étant monopolisée par ce parti, la dispersion de « l’électorat catalaniste » s’en trouve limitée. Les dirigeants d’« Unitat » représentaient un autre intérêt électoral : celui d’associer des personnalités hétérogènes afin que toute la diversité du corps électoral soit représentée. Ensuite, cette alliance représentait une rupture avec les orientations politiques de son père : des dissensions ont de tout temps opposé Paul Alduy aux catalanistes : alors que l’édile a fustigé à maintes reprises « le catalanisme alimentaire »692, ces derniers ont pris part à la critique de l’« alduysme». De plus, s’allier à un parti catalaniste revenait à affermir son ancrage territorial693 : travaillant à Paris, Jean- Paul Alduy a longtemps vécu loin du Roussillon ; ne parlant pas catalan et n’ayant qu’une

688 Traduction : « Gauche catalane des travailleurs ».

689 Entretien avec Joan-Pere Puyol, militant catalaniste, président du « Cercle Alfons Mias ». Jeudi 24 juin

2010.

690 Entretien avec Llorenç Planes, militant catalaniste, ancien président d’« Unitat catalana ». Mercredi 3

mars 2010.

691 Entretien avec Jean-Paul Alduy. Sénateur et président de la « Communauté d’agglomération Perpignan

Méditerranée ». Mercredi 25 mai 2011.

692 Il désigne par cette expression les catalanistes qui ont fait de leur engagement militant un « métier » : en

d’autres termes, ceux qui, en intégrant par exemple une administration, ont fait de la défense d’une « cause » un un moyen de gagner leur vie. ALDUY, Paul. Op. cit.

693 DOUILLET, Anne-Cécile. « Les élus ruraux face à la territorialisation de l’action publique ». Revue

vision partielle de l’histoire locale, l’image d’un candidat sans attaches locales autre que familiale aurait pu lui être préjudiciable. Or, la conquête du pouvoir passe ici par la construction d’identité politique territorialisée et la mobilisation de critères culturels propres au territoire694. La présence des catalanistes à ses côtés lui procure l’image d’un élu proche des traditions et des valeurs locales, revendiquant son identité catalane. Cette « empreinte culturelle » s’avère indispensable pour « obtenir son accréditation à représenter la collectivité »695 : en incarnant cette dimension de la collectivité, l’élu s’érige en représentant de la « tribu » pour reprendre le terme d’Alain Faure. Marqueur symbolique, la « connexion » de l’élu au territoire est aussi vectrice de proximité, « sésame de la légitimité politique »696.

Ce partenariat a enfin été scellé en vue de l’application du principal argument du candidat en matière de développement local : Perpignan n’a d’avenir économique qu’orienté vers la Catalogne. Pour l’élu, la mise en œuvre d’une telle stratégie repose sur deux politiques corrélatives : redonner une identité catalane à la cité et intensifier les relations politiques et économiques avec la Catalogne. Afin de parvenir à ces finalités, Unitat semble être le partenaire idoine : alors que ses dirigeants parlent catalan et connaissent le fonctionnement des institutions autonomes, ils disposent comme nulle autre formation d’un réseau politique au sud. L’alliance avec le parti catalaniste a d’ailleurs fait l’objet d’une concertation en amont des élections municipales :

« Ça a toujours été l’idée de Jean-Paul Alduy d’avoir des gens dans son équipe en relation avec le sud et exprimant une catalanité. Trois ans avant les élections, on est allé le voir avec Jaume Roure ; c’est lui qui voulait nous voir et il nous a dit : « si un jour j’étais amené à me présenter à la Mairie de Perpignan j’aimerais que vous soyez avec moi ». Il était à cette époque Conseiller général. Il disait que s’il était candidat, il monterait une équipe et qu’il aimerait bien nous y voir. Il nous a dit deux choses : je pense qu’une ville doit affirmer son identité et il nous faut des relations avec le sud. Et vous, vous êtes l’outil qui permet de faire cela »697.

Plus précisément, c’est entre 1988 et 1991, période au cours de laquelle il préside l’association des « cadres catalans de Paris », que Jean-Paul Alduy forge une croyance en

694 ABELÈS, Marc. Op. cit. CURAPP (dir.). L’identité politique. Paris : PUF, 1994. MARTIN, Denis-

Constant (dir.). L’identité en jeux : pouvoirs, identifications, mobilisations. Paris : Karthala, 2010.

695 FAURE, Alain. « Les apprentissages du métier d’élu local. La tribu, le système et les arènes ». Pôle Sud,

vol. 7, n°1, 1997, p. 74.

696 ESTÈBE, Philippe. « Préface ». In COLE, Alistair, GUIGNER, Sébastien, PASQUIER, Romain (dir.). Op.

cit., p. 30. LEFEBVRE, Rémi. « Rhétorique de la proximité et crise de la représentation. Note de recherche ». Cahiers Lillois d’Économie et de Sociologie, n°37, février 2001.

697 Entretien avec Llorenç Planes, militant catalaniste, ancien président d’Unitat catalana, mercredi 3 mars

l’économie transfrontalière ; en 1992, le rayonnement des Jeux-Olympiques de Barcelone éblouira l’élu.

Quant à « Unitat Catalana », l’accord électoral s’apparente à une « fenêtre d’opportunité » pour intégrer un exécutif municipal. Quatre membres du parti, parmi lesquels Jaume Roure en cinquième position, figurent sur la liste « Perpignan Oxygène » ; celle-ci remporte l’élection avec 40,01 % des voix : contre toute attente, Jean-Paul Alduy succède à son père698 ; Jaume Roure devient « adjoint aux affaires catalanes ».