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L’ambition économique et européenne de la Catalogne

La construction de liens transfrontaliers

Section 1. Des liens économiques anciens

B. L’ambition économique et européenne de la Catalogne

Jusque dans les années 1950, l’Espagne est maintenue dans une situation de faible développement économique ; la politique dirigiste et protectionniste de Madrid cantonne l’activité économique au marché intérieur : l’espace économique ibérique, aux importations limitées, évolue dans une forme d’« autarcie »335. L’état de l’économie menace la continuité même du régime : le contraste entre le retard économique du régime dictatorial et la prospérité des démocraties européennes est de plus en plus problématique. Les accords militaires et économiques avec les États-Unis au début de la Guerre froide vont pourtant inaugurer une période de libéralisation progressive de l’économie : cette dernière se soldera à la fin des années 1950 par le déficit de la balance commerciale,

331 Entretien avec Jean Tocabens, adjoint au maire du Perthus, 5 novembre 2012. 332 Terme catalan utilisé pour désigner la « Catalogne espagnole ».

333 L’utilisation des termes « espagnol » et « catalan » n’est pas neutre : elle renvoie au choix des qualificatifs

pour désigner la société catalane, aux images et idées préconçues qu’ils incarnent. Si, par simple habitude, d’aucuns utilisent sans préjuger le mot « espagnol », celui-ci draine chez d’autres des représentations négatives : il confère dans ce cas aux catalans ce qu’Erving Goffman a appelé une « identité

discréditée » (GOFFMAN, Erving. Stigmate : les usages sociaux des handicaps. Paris : Éd. de Minuit, Paris,

1975) : d’abord, parce qu’en partie ce n’est pas la sienne ; ensuite, parce qu’il se réfère implicitement au franquisme, période durant laquelle le pays évoluait sur un modèle politique, économique et social anachronique. Qualifier les catalans d’espagnols revient alors à projeter sur le groupe une identité collective désincarnée, dévalorisée, méprisée. Puisque se référant à une nationalité, le sociologue américain parlerait de stigmate « tribal ». L’usage de cette stigmatisation varie en fonction de plusieurs facteurs tels que la situation économique et sociale du Principat, la position des acteurs économiques comme partenaires ou concurrents, l’affection que chacun porte à la Catalogne etc. : comme toutes formes de « représentations sociales », celles- ci mêlent facteurs sociaux et psychologiques.

334 ALDUY, Jean-Paul, BOURQUIN, Christian, FORT, André et al. Le peuple catalan. Conférences du

G.R.A.O. 2002-2003. Canet : Trabucaire, 2004, p. 18.

l’inflation, la faiblesse de la productivité agricole et industrielle ainsi que par des tensions sociales.

Ce contexte est favorable à la Catalogne française ; plus encore, il est un atout pour le département : parlant de « rente de situation »336, Jean-Paul Alduy relève le fait que les secteurs forts de l’économie locale – en particulier l’agriculture – n’étaient pas menacés par une économie concurrente et disposaient d’une forme de monopole : la frontière internationale se présente, à cette période, comme une protection et préserve le dynamisme de l’économie locale.

Dans les années 1960, un basculement se produit : une série de mesures visant à libéraliser l’économie vont amorcer le « miracle espagnol ». Alors que les États-Unis font pression en vue de la suppression des obstacles aux échanges, l’intégration de l’Espagne au FMI est assortie de réformes d’orientation libérale. Surtout, l’Espagne entame un rapprochement avec la Communauté économique européenne (C.E.E.) : le pays prend conscience qu’il ne peut rester en marge du Marché commun ; dépourvue des garanties démocratiques fondamentales, l’Espagne est toutefois tenue de moderniser ses structures économiques pour répondre aux critères imposés par la C.E.E. Cette période est aussi celle d’une explosion du tourisme : les répercussions sur l’emploi, le commerce et la production sont importantes ; l’arrivée massive de populations européennes favorise « l’ouverture » de la société hispanique. La Catalogne est directement concernée par ces changements : son industrie se diversifie ; l’essor du secteur du bâtiment provoque des mouvements migratoires sud/nord ; le secteur des services se développe.

Ces divers facteurs vont, au cours des années 1970, faire évoluer les intérêts réciproques entre Perpignan et Barcelone. Les élites économiques catalanes voient dans ces nouveaux enjeux autant d’opportunités : pour la région la plus dynamique et la plus industrielle d’Espagne, le développement économique et la construction européenne sont autant de facteurs d’émancipation par rapport à l’État franquiste. Se profilent alors des intérêts mutuels : « le sud » voit dans le Roussillon un tremplin économique, un « marchepied » pour accéder au marché économique européen ; « le nord », déstabilisé par la crise, escompte l’implantation d’industries sud-catalanes sur son territoire. En 1971, à quelques mois d’intervalles, deux articles de l’Express-Méditerranée jettent un éclairage sur ce jeu de sollicitations : « Perpignan préfère Barcelone » et « Barcelone courtise

336 Entretien avec Jean-Paul Alduy. Sénateur et président de la « Communauté d’agglomération Perpignan-

Perpignan » titre le journaliste Jacques Molinat. Jordi Pujol, futur président de la Generalitat de Catalunya, et vice-président de la Banca Catalana à l’époque, résume le contexte comme tel : « Pour nous, le Roussillon c’était une région de tourisme et d’agriculture. Et tout d’un coup, nous nous sommes rendus compte que c’était le Marché commun »337. La bourgeoisie industrielle barcelonaise est catalaniste et pro-européenne : dans la perspective de la succession du général Franco, jouer la partition roussillonnaise se présente comme un atout supplémentaire dans la lutte d’influence engagée contre Madrid. Stratégies économiques et avenir politique se rejoignent en Catalogne. De plus, la construction de liens avec le nord des Pyrénées revient à réaffirmer les racines culturelles, à reconstituer symboliquement une communauté catalane face à « l’Hispanidad ».

En Roussillon, l’agriculture et les quelques activités industrielles commencent à péricliter. Pour les élus locaux, Montpellier tendrait à monopoliser les investissements publics et à concentrer l’essentiel de l’activité économique. « Dans tous les domaines, Perpignan est la victime de Montpellier »338 soutient Paul Alduy ; l’État est accusé « d’abandonner » le département au profit de la capitale régionale. Ces discours d’imputation produisent des « attributions causales »339 ; le recours à cette stratégie discursive a pour objectif de déresponsabiliser les élus ; elle contribue aussi, en ciblant les griefs sur « Paris », à nourrir, au sein de la société locale, une forme d’hostilité envers la capitale. Alors que les capitales nationale et régionale ne semblent plus répondre aux attentes roussillonnaises, les ambitions sud-catalanes se présentent comme une promesse de réenchantement économique. Le géographe Robert Ferras résume parfaitement ce basculement : « on attribue en partie les difficultés à l’omnipotence du tuteur montpelliérain au moment où l’on redécouvre le frère barcelonais». Toutefois, « cette redécouverte réciproque et progressive » se produit dans un contexte où le dynamisme sud-catalan « se pare encore d’une allure surannée, ce qui le fait percevoir à la fois comme proche et un peu attardé, comme puissant, mais peu dangereux »340.

Les premières discussions sont encadrées par les acteurs publics : à la fin des années 1960, Pierre Rosas, chargé du commerce extérieur auprès de la Chambre de Commerce et d’Industrie des Pyrénées-Orientales, est le premier intermédiaire avec les industriels et

337 MOLENAT, Jacques. « Barcelone courtise Perpignan ». L’Express-Méditerranée. Juin 1971, n° 8, p. 16. 338 MOLENAT, Jacques. « Perpignan préfère Barcelone ». L’Express-Méditerranée. Janvier 1971, n° 3, p. 20. 339 LE BART, Christian. « Le système des attributions causales dans le discours des candidats à l’élection

présidentielle de 1988 ». RFSP, 1990, 40 (2), p. 212-229.

340 FERRAS, Robert. « La dualité catalane, entre l'idéologie régionaliste et les stratégies économiques »,

banquiers catalans : il est, à cet effet, qualifié « d’ambassadeur du Roussillon en Catalogne »341. En mars 1971, Jacques Farran, président de l’établissement public, conduit une délégation roussillonnaise à Barcelone, reçue par cent cinquante chefs d’entreprises. Le thème de l’unité catalane imprègne les discours des acteurs : de part et d’autre, afin de « naturaliser » les rapports économiques, on invoque la proximité géographique, les liens identitaires fondés sur la culture catalane, elle-même socle d’une fraternité communautaire transfrontière. Yves Hoffmann, alors secrétaire général de la chambre consulaire, évoque dans une brochure de l’institution « les sept siècles de vie commune sur une même terre et sous un même ciel » ; « le cours de l’histoire a fait de ces deux pays une communauté de race et de langue »342.

Un premier bilan de ces déclarations d’intention peut être tiré : en 1979, celles-ci sont qualifiées de « discours « fraternel » mystificateur »343. En d’autres termes, les acteurs barcelonais ne déploient pas, dans les années 1970, de stratégies économiques en Roussillon. L’accord commercial préférentiel signé en 1970 entre l’Espagne et la C.E.E. est, entre autres, un facteur explicatif : favorisant l’essor des exportations ibériques, ce texte réduit l’intérêt de l’implantation d’entreprises catalanes en France. Par ailleurs, l’accord s’apparente à une promesse d’intégration progressive dans la C.E.E : le Roussillon, ne représentant plus un moyen d’y pénétrer, perd sa force d’attraction.

Les enjeux dès lors s’inversent : la progressive disparition des barrières commerciales en Europe inaugure une nouvelle ère de concurrence économique entre espaces frontaliers : les différences en termes de capacité industrielle, de coût du travail ou de soutien public exacerbent les déséquilibres commerciaux et provoquent des tensions. Les représentants de l’agriculture roussillonnaise commencent à exprimer leur mécontentement : dans le cadre du marché intérieur européen, le secteur n’est plus protégé au niveau national ; la qualité des primeurs ne suffit plus à faire la différence avec les producteurs étrangers ; les prix chutent sous le poids des importations espagnoles. La position de la Catalogne change tendanciellement : le statut de « concurrent économique » se substitue à celui de partenaire commercial.

341 MOLENAT, Jacques. « Barcelone courtise Perpignan ». L’Express-Méditerranée. Juin 1971, n° 8, p. 17. 342 HOFFMANN, Yves. Le Roussillon au cœur d’un grand ensemble euro-méditerranéen : ses chances et sa

vocation entre l’Espagne et l’Europe. Perpignan : Chambre de commerce et d'industrie de Perpignan et des

Pyrénées-Orientales ; Comité départemental d'expansion économique, 1970, p. 1 et 4.