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CHAPITRE II. LE SYSTEME ELECTRIQUE FRANÇAIS FACE A L’OUVERTURE DES MARCHES DE LA FOURNITURE

1) L’inexorable libéralisme européen : entre la contrainte et l’alibi

« Si la construction européenne apparaît ainsi déséquilibrée, c’est qu’elle est engagée dans une dynamique où chaque pas en avant conduit, ou même, contraint à un autre. Toute appréhension statique en donne une image déformée ».1

La mise en concurrence des services publics en réseau est souvent perçue comme une conséquence de la construction européenne, que la France aurait davantage subie que choisie. Cette perception s’appuie sur une authentique pression des instances communautaires. Le traité de Rome en 1957 traitait déjà de la question des services publics sur le mode de la dérogation. Depuis, la Commission européenne n’a de cesse de promouvoir la mise en concurrence des services au sein des Etats de l’Union et entre les Etats afin de constituer un grand marché européen.

En France, cette orientation très linéaire des politiques communautaires en matière de libéralisation des marchés de l’énergie s’accompagne d’une représentation paradoxale des politiques de Bruxelles, perçues comme des contraintes exogènes. « Le système doit évoluer parce que l’Europe nous le demande » entend-on auprès de la plupart des responsables politiques et administratifs.

Il convient de s’interroger sur le fondement de cette rhétorique habituelle et sur sa logique de déresponsabilisation. Les instances communautaires sont en partie constituées de Français, élus et fonctionnaires, et la posture politique de la contrainte

1 FITOUSSI, Jean-Paul, EDF, le marché et l’Europe. L’avenir d’un service public, Paris, Fayard, 2003.

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ou de l’injonction rend bien des services aux dirigeants politiques, de gauche comme de droite, qui conduisent ces réformes.

Le caractère universel et normatif du modèle français de service public, affirmé, proclamé et soutenu par un large consensus politique jusqu’à la moitié des années 1980, se heurte intellectuellement à l’existence d’autres modes de gestion avec lesquels il entre, de fait, en concurrence. Les représentations jouent ici un rôle fondamental. L’attachement des Français au « service public à la française » est tel que toute transformation du modèle ne peut être qu’exogène, subie et contrainte. Le processus d’intégration européenne, au milieu des années 1980, « fournit aux gouvernements successifs le prétexte d’une contrainte extérieure pour réformer à moindre coût politique des systèmes nationaux jugés sclérosés »1. Pour les partisans directs ou non-avoués de la libéralisation, cette contrainte-alibi est providentielle2. Rares sont les personnalités publiques qui se sont aventurés à défendre la genèse des réformes en cours, ce qui accentue l’impression d’une contrainte externe, voire étrangère3.

Il convient de nuancer cette posture de victimisation. La poussée libérale ne s’est pas faite en une seule étape. Il s’agit d’un processus conduit par des hommes politiques élus et par des fonctionnaires nommés au service de gouvernements démocratiques qui accompagnent et portent ces directives. L’attitude politique des élus qui rejettent la responsabilité de ces transformations sur les politiques européenne est commune. Elle est à la fois compréhensible, compte tenu de la complexité des processus de décision, et parfaitement irresponsable, compte tenu de l’attentisme des élus nationaux vis-à-vis des politiques communautaires. Si certains assument parfaitement ces choix, il s’agit, pour d’autres, d’un renoncement, d’un laisser-faire.

Pour ceux qui se sont battus pour sauvegarder ce modèle, il s’agit d’une défaite politique.

1 François-Mathieu Poupeau, p. 288. Il s’agit de la thèse dite « intergouvernementaliste » soutenue par Keohane et Hoffman 1991, Jobert 1994, Cohen 1996.

2 Stoffaës, 1995, Bauby, 1997. Notons au passage que ces deux observateurs avertis du service public confronté à la construction européenne sont par ailleurs, ou ont été, des salariés d’EDF.

3 On pourrait développer à l’infini les conséquences politiques de ce mode de relation des élites avec les décisions communautaires qui porte en lui les germes de l’abstention et/ou de l’extrémisme politique.

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(a) Le processus politique d’ouverture des marchés1

L’électricité, comme les télécommunications, la Poste ou les transports aériens, avait échappé à la définition du marché intérieur retenue pour l’entrée en vigueur de l’Acte Unique le 1er juillet 1987. Celui-ci prévoyait d’achever la réalisation du marché intérieur européen au 31 décembre 1992.

La conception de l’Europe de l’électricité remonte à 1989, date de publication des premières directives du commissaire européen à l’Energie, Monsieur Cardoso e Cunha, sur le transit et la transparence des prix. La préparation d’une directive sur l’Accès des Tiers aux Réseaux (ATR) rencontre alors l’opposition des électriciens continentaux qui fondent un GIE chargé de défendre leurs intérêts à Bruxelles, Eurelectric.

Devenu Président de la République en mai 1995, Jacques Chirac s’oppose à son tour à la libéralisation du marché de l’électricité et du gaz en déclarant devant le Parlement Européen le 11 juillet 1995 : « l’introduction de la concurrence [doit] être compatible avec les missions d’intérêt économique général, autrement dit avec l’existence des services publics ».

Le juriste Henri Courivaud souligne à juste titre que cette directive « est l’aboutissement d’un processus de remise en cause, perceptible depuis la fin des années soixante-dix, de schémas d’organisation des industries électriques qui privilégiaient dans chaque Etat membre la constitution de monopoles ou l’exercice de droits exclusifs en faveur d’une seule entreprise à statut spécifique » 2.

La directive 96/92 du Parlement Européen et du Conseil dite « règles communes pour le marché intérieur de l’électricité » a été adoptée le 19 décembre 1996 et elle est entrée en application le 19 février 1997 mais n’a été transposée en droit français qu’en 2000 par la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du

1 On se reportera au très utile travail de synthèse chronologique de Christine Heuraux, dans son livre Le marché énergétique allemand – Chronique d’une libéralisation annoncée, préface de Rolf Linkohr, Nantes, Editions du temps, 2002.

2 COURIVAUD, Henri, Chronique : Les collectivités locales confrontées à la libéralisation des activités de réseaux électriques : convergences et divergences d’approche entre la France et l’Allemagne, Cahiers Juridiques de l’Electricité et du Gaz (CJEG) n° 581, Novembre 2001 p. 411 à 429.

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service public de l’énergie. Il s’agit de la première grande loi relative au service public de l’électricité discutée et adoptée par le Parlement depuis celle de 1946.

A l’approche de la présentation à l’Assemblée nationale du projet de loi, les représentants des collectivités locales s’inquiétaient du rôle que ce texte leur confiait.

En particulier, l’Association des Maires des Grandes Villes de France (AMGVF) regrettait que les collectivités locales aient été « peu consultées bien qu’elles soient intéressées au sujet à plusieurs titres, notamment, d’une part, à celui d’autorités organisatrices de la distribution publique d’électricité sur leur territoire, d’autre part, à celui d’importants consommateurs d’énergie électrique susceptibles de bénéficier de l’ouverture à la concurrence»1 lors de la rédaction du Livre Blanc du secrétariat d’Etat à l’industrie « Vers la future organisation électrique française»2.

L’AMGVF a pointé quatre enjeux majeurs pour les grandes villes :

« Le rôle des collectivités locales dans la distribution de l’énergie électrique

L’avenir des régies communales et intercommunales

L’avenir des productions indépendantes et notamment de la co-génération La possibilité d’être « client éligible »

Grandes Villes Hebdo3 évoque l’action d’AMORCE ou d’Energie-Cités qui demandent le renforcement des pouvoirs des villes afin que celles-ci « recouvrent le droit de créer, si elles le souhaitent, des régies, en lieu et place de la concession obligatoire à EDF (comme le régime de la distribution d’eau, par exemple) » et suggère une clarification des situations patrimoniales des installations et réseaux électriques entre ce qui relève de la distribution publique (patrimoine communal ou intercommunal) et ce qui relève du transport ou de la répartition (réseau d’alimentation générale – RAG - qui fait partie du patrimoine d’EDF). L’AMGVF s’inquiétait par ailleurs du dispositif encore incertain de rachat de l’énergie produite

1 Grandes Villes Hebdo n° 336 – 9 février 1999, disponible sur Internet : www.grandesvilles.org .

2Vers la future organisation électrique française : des informations et des questions pour réussir la nouvelle organisation du service public de l'électricité, Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie ; Secrétaire d'Etat à l'industrie, Paris, Litec, 1998, p.128-158. Ce document a été publié dans les Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz, avril 1998.

3 Article du 9 février 1999 cité plus haut.

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par les installations de cogénération d’EDF et souhaitait rendre éligibles les grandes villes pour l’ensemble de leur consommation et non pour les différents points de consommation.

Au terme des débats, le texte adopté par les députés accroît de manière significative le nombre des instances habilitées à porter un regard sur les conditions de mise en œuvre et d’exercice du service public par le concessionnaire. Le point de vue des collectivités locales a été respecté et leur mission de contrôle du service public concédé confirmé. La loi élargit même leurs responsabilités en les dotant de nouvelles compétences et d’outils de politique énergétique locale, comme la possibilité d’intervention en matière de production décentralisée à partir d’énergies renouvelables et de déchets ou de cogénération. Un certain nombre d’outils sont ainsi mis à disposition des élus et des autorités locales comme les schémas de services collectifs de l’énergie et les observatoires régionaux du service public de l’énergie.

La FNCCR ne cache d’ailleurs pas sa satisfaction. Dans un point de vue publié par La Tribune le 23 février 2000, son Président, Josy Moinet rappelle les conditions de mobilisation des élus locaux au cours de la tempête de décembre 1999 et exprime son accord avec la loi en engageant au passage le gouvernement à aller plus loin dans la reconstruction des réseaux électriques locaux.

Finalement, et comme l’ont remarqué les observateurs du secteur, le débat sur la transposition de la directive européenne et la loi de février 2000 « a plus porté sur la pérennité du service public national et sur le sort de l’opérateur public que sur l’ouverture à la concurrence et ses enjeux territoriaux »1. L’ouverture des marchés est pourtant l’essence des politiques de la Commission européenne en la matière et la loi de 2000 avait vocation à préparer les entreprises à cette échéance.

(b) Les étapes de l’ouverture progressive des marchés

A la faveur de la cohabitation, la France avait réussi, lors des sommets européens de Stockholm en 2001 et de Barcelone en 2002, à s’opposer à l’ouverture des marchés

1 Document de l’Institut de l’économie urbaine, 1999.

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de l’électricité. Jacques Chirac et Lionel Jospin, alors en pleine campagne pour les élections présidentielles, avaient dû accepter du bout des lèvres l’ouverture du marché pour les entreprises (consommateurs hors ménages) à l’horizon 2004 avec la promesse de ne pas aller au-delà. Moins d’un an plus tard, à l’occasion d’une réunion du Conseil des Ministres de l’Energie, le 25 novembre, les quinze ministres ont décidé à l’unanimité l’ouverture totale à la concurrence des marchés de l’énergie pour juillet 2007. Issue de la directive européenne du 19 décembre 1996, la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité, a inscrit dans un texte les étapes successives de cette libéralisation :

• Dès le 1er janvier 2000, ouverture de 30% du marché. Tous les clients consommant plus de 16 GWh par an, soit 1400 sites, ont la possibilité de choisir leur fournisseur.

• Début 2003, l’ouverture de 35% du marché est programmée. Tous les sites dont la consommation annuelle est supérieure à 7 GWh peuvent choisir leur fournisseur, soit près de 3000 sites.

• 1er juillet 2004. Le sommet de Barcelone du 18 mars 2002 avait fixé à 2004 l’ouverture du marché pour l ’ensemble des clients « non-résidentiels », soit 2,2 millions de clients (et 3,7 millions de sites). Ainsi, depuis le 1er juillet 2004, les deux tiers du marché français de l’électricité sont ouverts, tous les clients entreprises et collectivités locales ont le choix de leur fournisseur d'électricité.

• 1er juillet 2007 : en vertu de l’accord des Quinze le 25 novembre 2002 à Bruxelles, les marchés de l’électricité et du gaz seront entièrement ouverts à la concurrence au 1er juillet 2007.

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Figure 2 : Les étapes de la libéralisation, Source : Extrait d’un document EDF Plan d’action Industriel et Social 2003-2007

(c) De livres verts en directives européennes : la « fabrique » bruxelloise de la re-régulation.

La politique de la Commission européenne fait l’objet de critiques récurrentes en France. Il faut lui reconnaître cohérence et détermination dans son action : de livres verts en livres blancs1, de rapports en directives, elle poursuit son but ultime avec constance. Cette politique est fortement idéologisée. D’un texte à l’autre, elle ne varie qu’à la marge, intégrant ici ou là de nouvelles exigences en matière de sécurité d’approvisionnement et de service universel qui visent paradoxalement à re-réguler

1 Selon les définitions des institutions européennes, les livres verts sont des documents de réflexion publiés par la Commission sur un domaine politique spécifique. Il s’agit de documents destinés aux parties concernées - organismes et particuliers - qui sont invitées à participer au processus de consultation et de débat. Dans certains cas, ils sont à l'origine de développements législatifs ultérieurs.

Les livres blancs sont des documents qui contiennent des propositions d'action communautaire dans un domaine spécifique. Ils font parfois suite à un Livre vert publié en vue d'engager un processus de consultation au niveau européen. Tandis que les Livres verts exposent un éventail d'idées à des fins de débat public, les Livres blancs contiennent un ensemble officiel de propositions dans des domaines politiques spécifiques et constituent l'instrument de leur mise au point.

Une industrie spécifique en pleine reconfiguration

30 % du marché ouvert représentant 107 TWh 1300 sites de plus de 16 GWh/an éligibles

37 % du marché ouvert représentant 123 TWh 3200 sites de plus 7 GWh/an éligibles

70 % du marché ouvert par extension aux clients non-résidentiels représentant 242 TWh

2,5 millions de clients

Date annoncée pour l'ouverture à 100 % du marché par généralisation à l'ensemble des clients représentant 400 TWh

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un secteur qu’elle s’est employée à déréguler. L’effet de ce mouvement de dérégulation - re-régulation est souvent de transférer la régulation d’un acteur à l’autre. Il s’agit de retirer à l’Etat et au gouvernement ses prérogatives pour les transmette à une autorité administrative indépendante ou à la Commission européenne elle-même.

Jean-Marie Chevalier1 distingue ainsi quatre axes principaux dans les différentes directives concernant l’énergie :

1. La dissociation des activités de la chaîne de valeur (en anglais unbundling) entre celles qui relèvent du monopole « naturel » (transport et distribution) et celles qui sont concurrentielles. L’obligation de dissociation est d’abord comptable, mais dans l’esprit des directives, elle l’est bien plus que cela.

2. L’accès des tiers au réseau de transport moyennant un péage payé par les tiers qualifiés.

3. La mise en place d’autorités indépendantes de régulation qui sont chargées de surveiller le bon fonctionnement concurrentiel des structures et des acteurs.

4. L’ouverture progressive du marché à la concurrence avec comme objectif de donner progressivement à tous le choix de son fournisseur.

2) Libéralisation du marché et privatisation des entreprises :