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L’impact de l’arrêt Google Spain en Suisse

Dans le document Le droit comparé et le droit suisse (Page 22-25)

Introduction

Nous avons tous, au cours de nos vies, été mêlés à des expériences douloureuses ou embarassantes que nous désirons oublier ou, tout du moins, que nous préférons passer sous silence. On peut penser au jeune adulte qui, au moment d'entrer dans la vie pro-fessionnelle, se retrouve embarassé par la présence, sur un réseau social qu’il fré-quente, de photos d’adolescence établissant sa fréquentation à des soirées arrosées.

On peut également songer à la personne qui, souhaitant réintégrer la société quelques années après avoir été condamnée au pénal, est intéressée à ce que la presse évite de ramener cet évènement au devant de la scène publique. On peut enfin mentionner le cas de la personnalité politique qui tenterait de prévenir à ce que ses électeurs poten-tiels ne soient informés d’un ancien scandale auquel elle aurait été liée plusieurs an-nées auparavant. Ces protagonistes, même si leurs situations respectives restent dis-semblables, se rejoignent en ce qu’ils tentent tous d’obtenir à ce qu'une information issue de leur passé – information qui serait de leur point de vue considérée comme contextuellement périmée ou expirée – soit retirée de la circulation, ou tout du moins à qu'elle ne soit pas à nouveau ébruitée ou partagée. E d'autres termes, ces personnes sont concernées par la problématique dite du droit à l'oubli.

Tracé dans ses grandes lignes, le droit à l’oubli résulte de la confrontation entre deux droits fondamentaux aux buts opposés. D’une part, le respect de la vie privée et fami-liale, contenu notamment dans l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales1 tend à protéger les personnes contre la pu-blication d’informations périmées et portant atteinte à leur personnalité. En ce sens, le droit à l’oubli peut être apparenté à un droit au pardon ou à la réhabilitation, per-mettant aux individus de bénéficier d’un nouveau départ dans leur vie sociale et pro-fessionnelle.2 D’autre part, le droit à la liberté d’expression, contenu notamment dans l’article 10 de la même Convention, tend à l’inverse à s’assurer à ce que les médias restent libres de traiter d'évènements et de problématiques dignes d'intérêt public; de par son but, cette protection implique un droit pour le public de rester informé. La problématique liée au droit à l'oubli peut ainsi se décrire comme étant la recherche d'un point d'équilibre entre ces deux obligations contraires. S’agissant d'une mise en

1 RS 0.101.

2 JONES, p. 11-17.

balance, elle revêt nécessairement un caractère casuistique, ce qui peut être illustré par les exemples mentionnés ci-dessus : d'un côté, on pourrait concevoir que la de-mande du jeune adulte à ce que ses photos d'adolescence soient retirées du réseau social aboutisse, car leur maintien ne serait pas justifié par un intérêt public prépon-dérant; de l'autre, celle de la personnalité politique devrait vraisemblablement être rejetée, les scandales qu’elle souhaiterait dissimuler devant rester à la connaissance de ses électeurs potentiels.

Mais dès lors que l’on parvient à situer la notion de droit à l'oubli en ces termes, qu'elle devient fuyante. En effet, au-delà de ces quelques généralités, le droit à l'oubli – ter-minologie qui est par ailleurs elle-même sujette à controverse3 – reste aujourd’hui particulièrement ardu à saisir, à qualifier, et à définir. Deux éléments alimentent ce constat.

Le premier élément tient au manque de certitudes portant tant sur la nature juridique du droit à l’oubli que sur les modalités de son exercice. Est-ce un outil relevant du droit de la presse et de la protection de la personnalité, son but tendant effectivement à protéger la réputation des personnes contre la publication d'informations y portant atteinte? Ou tient-il plutôt du droit de la protection des données personnelles, en tant que ce domaine permet de requérir à l’effacement de toute donnée personnelle dont le traitement par le fait d’un tiers n’est plus justifié? Agit-il façon préventive, pour em-pêcher la republication inutile d'informations périmées, ou agit-il également de façon rétroactive, donnant droit à l'effacement d’informations existantes et archivées, licite-ment publiées en leur temps mais devenues périmées par l'écoulelicite-ment du temps? Est-il opposable à l’encontre de la seule personne responsable de la publication visée, ou peut-il aussi s'exercer à l'encontre de tout tiers qui en détient une copie? Comment, d'ailleurs, définir la limite entre une information encore digne d’intérêt et une infor-mation périmée ?

Les réponses à ces interrogations se trouvent difficilement. Comme indiqué par des études récentes menées en droit comparé, le droit à l’oubli est une notion dont les éléments constitutifs varient selon les ordres juridique, et ce, tant sur le plan interna-tional que sur le plan des Etats Membres de l’Union Européenne.4 L’expression fourre-tout du « droit à l’oubli » peut donc s’avérer trompeuse, car elle dissimule le fait que la problématique y liée est abordée de façon plurielle par le droit positif.

Le deuxième élément de complexité tient à l’arrivée des nouvelles technologies d’in-formation et à leur impact sur les notions de publication et de données à caractère personnel, ainsi que sur la durée de vie même d’une information. En effet, Internet, et le World Wide Web plus particulièrement, de par sa fonction d’archive globale de la mémoire humaine, tend à réduire l’écart spatio-temporel existant entre une informa-tion et ses destinataires potentiels. Alors que, précédemment, l’accès à un article de

3 PASTUKHOV, p. 15.

4 JONES, p. 29-40, 44-45; TAMO, point D.

journal vieux de plusieurs années nécessitait son identification ainsi que sa recherche dans une archive physique, cet accès se fait aujourd’hui de façon aisée et immédiate par la consultation d’archives mises en ligne par les éditeurs. L’oubli progressif qui affectait traditionnellement toute dépèche de par l’écoulement naturel du temps en est donc fortement affaibli. Ce phénomène est accentué par l’émergence d’acteurs, tels que les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux, qui, sans être à proprement parler des éditeurs ou des organes de presse, servent à un large public des informations trou-vées ailleurs sur le réseau. Ces entités – que l’on peut désigner en tant qu’intermé-diaires de l’information – possèdent un large pouvoir de fait sur la portée et la durée de vie des informations qu’elles mettent à disposition. En effet, n’importe quel article périmé ou anodin peut être propulsée à la connaissance d’un grand nombre de lecteurs s’il est placé en tête des résultats de Google ou s’il est véhiculé par le flux de nouvelles proposées par Facebook ou par Linkedin. Se pose alors la question de l’adaptation du droit à l’oubli à ce nouveau paysage informationnel, autrement dit la problématique du droit à l’oubli dit numérique, problématique qui implique une réflexion sur les obligations d’effacement auxquelles pourraient être éventuellement soumis ces ser-vices en ligne, et sur les outils juridiques qui pourraient être mobilisés en conséquence.

Une impulsion en faveur d’un droit à l’oubli numérique s’observe, à deux titres, en droit communautaire de la protection des données. En premier lieu, un arrêt Google Spain, rendu en 2014 par le Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), a consa-cré, en application de la Directive 95/46/CE sur la protection des données,5 l'obliga-tion pour les moteurs de recherche de retirer sur demande tout référencement menant à des informations « pas ou plus pertinentes ou […] excessives » lorsque le nom d'une personne est entré – ou autrement dit un « droit au déréférencement ». En second lieu, le futur règlement sur la protection des données,6 dont l’entrée en vigueur est fixée pour Mai 2018 et qui viendra alors remplacer la Directive 95/46/CE, contient en son article 17 un « droit à l’effacement / droit à l’oubli » dont la teneur reste encore floue mais qui pourrait possiblement élargir l’obligation de retrait des données sur demande de l’arrêt Google Spain à toute entité présente en ligne et non plus aux seuls moteurs de recherche.

Sans prétendre à traiter de façon exhaustive une matière particulièrement complexe, le présent article vise à décrire comment le premier de ces développements– soit la naissance du droit au déréférencement suite à l'arrêt Google Spain– a été mutatis mu-tandis intégré dans l'ordre juridique Suisse de façon à que les justiciables helvètes peuvent aujourd'hui directement s'en prévaloir. Il sera argumenté que, bien que cette

5 Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, Journal Officiel des Communautés Européennes, L 281, p.

31.

6 Règlement (UE) 2016/679 du Parlement Européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE, Journal Officiel de l’Union Européenne, L 119, p. 1.

transplantation puisse se justifier sur le fond – le droit interne suisse disposant déjà d'un droit à l'oubli aux finalités semblables à son homologue de droit communautaire – elle reste malaisée sur la forme, les deux ordres juridiques divergant quand à la nature de ce droit ainsi que sur son apparillage procédural. Nous conclurons alors à un rejet de cette pratique, et sur la nécessité d’entrer en matière sur les nombreuses complexités et difficultés encore tapies derrière la formule de droit à l’oubli numé-rique.

La discussion sera conduite en trois temps. En premier lieu, nous décrirons la notion de droit à l’oubli telle qu’elle existe en droit Suisse (I). Ensuite, nous détaillerons la situation en droit communautaire, en portant l'accent sur la naissance du droit au dé-référencement de l’arrêt Google Spain (II). Enfin, une analyse de l’interface entre ces deux notions sera conduite (III) pour finalement aboutir sur quelques perspectives sur le futur de la notion d’oubli sur Internet (IV).7

Dans le document Le droit comparé et le droit suisse (Page 22-25)