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L’ENRACINEMENT DU THÉÂTRE DANS LA SANTÉ PUBLIQUE ET PRIVÉE

Il faut tout d’abord retenir que le théâtre jouait son rôle dans la politique de santé publique sous plusieurs angles, mais il dépensait beaucoup plus d’énergie dans la politique générale de santé en termes de prévention, de communication, d’assistance, d’information, d’éducation, et de mobilisation, etc. Ses actions répondaient aux mêmes règles que celles de la médecine. Cette partie d’enracinement du théâtre dans la santé publique et privée a été développée dans la partie historique de l’introduction générale de cette recherche.

Sur la base des politiques et des mesures d’hygiène, le théâtre s’immergeait dans de multiples actions de prévention, comme la découverte du rôle joué par certains virus ou certains microbes dans la propagation des maladies et différents types d’infections. La découverte de Louis Pasteur et Robert Koch changeait la donne par des justifications scientifiques qui prouvaient que les usages d’hygiène conseillés depuis des années ne servaient qu’à la multiplication des virus ou des microbes.

Des mesures d’hygiène contraignantes sont mises en place par la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique131 qui précise un partage des compétences entre autorités sur le territoire français132.

La nouvelle politique d’hygiène publique appelée « révolution sanitaire »133

avait comme acteurs des médecins et des infirmiers qui animaient des ateliers de théâtre dans les établissements de santé, dans des lieux publics, mais aussi dans des débats parlementaires en affrontant les tenants de l’hygiénisme moderne aux défenseurs de la médecine libérale. Il y avait aussi parmi les acteurs, le doyen de la faculté de médecine, Paul Brouardel ; ils affrontèrent tous ensemble le débat et s’inclinèrent devant l’autorité scientifique de Pasteur sur la contestation de l’origine bactériologique de la typhoïde.

Sous l’angle théâtral dans les ateliers et les différentes assises, le départ de l’efficacité de l’hygiénisme éclate grâce à la désinfection (asepsie) et à l’émergence de la vaccination. Mais cela n’efface pas la prédominance d’un art médical marqué par la carence scientifique de la majorité des praticiens médicaux comme par leur impuissance thérapeutique.

Avant de parler des troupes théâtrales ou des comédiens, les praticiens médicaux eux- mêmes cherchaient à informer, à éduquer et à communiquer. Les notions d’hygiène sociale et d’éducation sanitaire resteront longtemps dans des fonctions subalternes, face à un corps médical lié à la défense de ses prérogatives, telle que la non-divulgation de l’information au nom du secret médical, à l’exemple de la non-déclaration des maladies contagieuses. Même si cela a suscité des polémiques et des jugements sévères aux yeux de Lion Murard et Patrick Zylberman : « Rien ou presque ne distingue de ses voisins le mouvement hygiéniste français

dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les différences éclatent en revanche au stade de l’enracinement de la médecine publique dans l’appareil des pouvoirs locaux et nationaux. .../ Or, loin de faire preuve de ce jacobinisme qu’il montrait sur le terrain de l’école (la IIIe République) s’est montrée incapable de diffuser l’expertise nécessaire à l’application de ses textes législatifs. Et où les eut-il trouvés, ces experts, quand la Faculté faisait barrage à

131 Loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique, Journal Officiel du 19 février 1902.

132 Pour des raisons d’informations complémentaires à ce sujet, il faut consulter l’ouvrage de Pierre GUILLAUME,« Le rôle social du médecin depuis deux siècles 1800-1945 », Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1996, p. 10.

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l’émergence d’une véritable profession d’hygiéniste ? Rien plus que cette professionnalisation avortée, écarte l’hygiène française de ses consœurs anglaises et allemandes. La loi de 1902 dénonce l’impuissance du pouvoir central. Un Parlement qui pour tenir en laisse l’exécutif, paraît lui-même tenu en laisse par la polycratie des notables et des médecins… » 134

Il est aussi important de dire qu’à la veille de la Grande Guerre, l’émancipation de l’hygiène sociale, considérée comme un pilier de l’assistance et de la médecine préventive, a eu le soutien des différentes associations caritatives ou des groupements d’initiatives privées. C’est à partir de là que la Grande Guerre a fortement suscité la mise en place pour la première fois d’une grande politique sanitaire centralisée, tout en sachant que la mobilisation a donné à l’État, d’une manière générale, toute autorité sur le corps médical. Avant la Grande Guerre, l’entretien sanitaire était moins assuré pour la population civile en général, car le plus important était de récupérer les blessés de guerre au profit des armées, des usines de guerre et ensuite seulement les malades.

La nouvelle politique a donc rendu impérative la défense sanitaire nationale en prenant en compte la population militaire et civile contre toutes sortes d’épidémies et a renforcé ce dispositif systématique de veille sanitaire et d’alerte. Elle a généralisé la vaccination contre la variole, les fièvres typhoïdes, mais aussi les sérothérapies. Dans cette même directive, il y avait la lutte contre les fléaux sociaux susceptibles d’atteindre la capacité laborieuse de la population comme le cancer, la tuberculose, les maladies vénériennes, l’alcoolisme ou autres.

Nonobstant, à la sortie de la Grande Guerre, cette politique sanitaire conduite par le sous-secrétaire d’État au Service de santé, Justin Godar, est brusquement abandonnée par les différentes instances des pouvoirs publics, peu soucieuses de garantir ou d’assumer leurs charges financières en raison des désastres économiques de la Grande Guerre.

Jean François Picard et Vincent Viet précisent dans un article135 que c’est à partir de 1920 que l’hygiène sociale commence, petit à petit, à s’améliorer et à tirer son épingle du jeu grâce aux aides des œuvres françaises et du soutien des œuvres étrangères telles que la Croix- Rouge, la Fondation Rockefeller et d’autres.

Ces actes sont soutenus de loin en loin par les collectivités locales et l’État central. Dans cette approche, des actions privées et publiques à vocation préventive et même pédagogique commencent à voir le jour et impliquent toutes les classes sociales et toutes les institutions publiques et privées. Des mouvements sont nés : multiplication des ligues, des associations et compagnies ; éducation sanitaire ; formation des personnels spécialisés : infirmiers et visiteurs ; propagande publique ou accompagnement social ; implication des comédiens et compagnies de théâtre.

Cette démarche a été renforcée par l’État providence et la santé publique créée par le Conseil National de la Résistance, voulue par le Général de Gaulle à la tête du gouvernement provisoire. L’axe central des réformes sociales dans le domaine sanitaire est mentionné dans le Préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946 : « Elle garantit à tous,

notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. »136

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Jean François PICARD, Vincent VIET, http://www.histrecmed.fr/ (4-2015) : Lion MURARD & Patrick ZYLBERMAN, « L’hygiène dans

la république. La Santé publique en France ou l’utopie contrariée, 1870-1918 », Paris, Fayard, 1996, p. 470. In : Sciences sociales et santé.

Volume 16, n°1, 1998. pp. 135-138.

135 Jean François PICARD, Vincent VIET, http://histrecmed.fr/ (MAJ 3-2019). 136

55 L’art théâtral s’introduit dans la politique de santé en répondant à certaines interrogations de la population et l’État essaie à son tour de répondre aux besoins des acteurs et des centres artistiques comme les grands théâtres, en subventionnant leurs activités comme il a été fait par le gouvernement belge en 1945137. C’est dans cette démarche qu’un cadre institutionnel et juridique est installé pour développer les activités théâtrales dramatiques belges d’expression française depuis 1945. C’est à cette date que l’État belge crée pour la première fois une institution théâtrale dotée d’une mission spécifique et significative pour laquelle une subvention est définitivement inscrite dans le budget de l’État138

. Le Théâtre National de Belgique est créé par un arrêté du Régent en date du 19 septembre 1945139. « L’instauration d’un principe de subventionnement suppose que les pouvoirs publics

élaborent des modalités d’octroi des subventions. Ces modalités règlent les questions qui portent sur la temporalité, le volume et les destinataires des subventions. Elles sont habituellement définies au moyen de dispositions juridiques (Arrêtes royaux, Décrets) et s’accompagnent de la mise en place de systèmes "d’expertise" dont les membres sont chargés de remettre avis et propositions auprès des "décideurs" politiques. »140 Les pouvoirs publics en place sur le territoire belge (ministère de l’Instruction publique) prévoient les premiers repères du cadre juridico-institutionnel du Théâtre National de Belgique en se référant aux tendances qui s’imposent dans les mouvements d’éducation populaire. Dans cette politique éducative populaire, le théâtre est considéré tout d’abord comme porteur potentiel des missions d’instruction et même d’évaluation du niveau culturel de la population, il est ainsi

« en quelque sorte un livre à la disposition de ceux qui ne savent pas lire. »141 Dans cette idéologie, il y avait non seulement l’idée de développer la culture, mais aussi de mettre en valeur et de rapprocher le livre de la population. D’autres missions du théâtre sont apparues en 1945 dans cette période de reconstitution nationale : « Le gouvernement Van Acker compte

en son sein un ministère de l’Information dont l’une des tâches, déclare son titulaire, consiste dans un "travail de développement de l’esprit national, d’éducation civique et de protection de la santé morale de la nation", dans le cadre duquel "le théâtre peut beaucoup pour la formation culturelle et civique du peuple." »142

Cette idéologie est reprise par le monde du théâtre en France, pour diffuser l’éducation populaire et sociale, sans aucune distinction de classe sociale ni de région. La santé était un centre d’intérêt pour les grands acteurs qui se mettent à assurer la vulgarisation des normes sanitaires d’hygiène. La nouvelle politique éducative incite les comédiens à se lancer dans l’esthétisme théâtral en se servant du corps humain. Certaines pièces de Molière portaient sur le programme politique éducatif de santé. De même, le grand comédien, auteur et metteur en scène Léon Chancerel, élève de Jacques Copeau à partir de 1920 au centre du Théâtre du Vieux Colombier à Paris, et qui a évolué dans d’autres centres, tels que celui de Bourgogne, a commencé par écrire des chansons puis des pièces de théâtre. En 1929, il a collaboré étroitement avec un jésuite, le Père Paul Doncoeur, qui avait comme objectif de relier le

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Michel JAUMAIN, « Le théâtre dramatique francophone : cadre institutionnel et statut juridique depuis 1945 », Courrier hebdomadaire

du CRISP 1981/6 (n° 911-912), p.1-65, p. 1. 138 Ibid. 139 Ibid. 140 Ibid., p. 5. 141 Ibid. 142 Ibid., p. 6.

56 travail de Jacques Copeau au théâtre des comédiens routiers143 qui, par la suite, est devenu le pionnier du théâtre pour la jeunesse. Jusqu’en 1957, année de création de l’Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse (ATEJ), il a continué son influence dans le théâtre amateur et dans les méthodes de formation des acteurs à travers son mode d’expression corporelle et d’exploitation en improvisation. Il est donc logique de dire que ces comédiens routiers issus de la compagnie des scouts ont marqué dans leur ensemble la réformation dramatique française. Il est bien affirmé, dans la définition donnée par Robert Abirached dans sa préface de l’ouvrage de Maryline Romain, que : « C’est que l’acteur est, pour Léon

Chancerel, le lieu où s’incarne le monde et le seul d’où l’on peut parler charnellement au monde. Il l’invite à exercer une sorte de sacerdoce dans la société. Ni star ni historien, il est le principal agent de l’art dramatique, que Chancerel a toujours défini comme service. Car cet intellectuel catholique s’est toujours fait du théâtre une conception populaire, civique et sociale, persuadé que l’art dramatique possède la capacité et le devoir de favoriser la communion des groupes sociaux, voire de contrer avec efficacité la lutte des classes, pour peu qu’il soit mis au service de la collectivité. Voilà, qui prélude aux ambitions de la décentralisation dramatique de l’après-guerre et qui annonce le théâtre national et populaire de Jean Vilar, ainsi que sa définition du théâtre comme service public. »144

Le métier du théâtre s’est développé dans le milieu de la médecine, un domaine très développé techniquement, avec un système bien approprié à la profession. De jour en jour, les comédiens, avec les professionnels de santé, lancèrent des ateliers de santé dans le théâtre pour suivre les démarches politiques de santé nationale. Ce qui a permis de remarquer au préalable que cet art dramatique peut aussi sensibiliser et mobiliser la population au respect des règles d’hygiène et de santé publique. Des mesures alimentaires pour les enfants, la lutte contre les fléaux, la salubrité, les risques des maladies véhiculées par les animaux et autres seront présents dans les intérêts généraux des ateliers de santé dans le théâtre. Il faut comprendre que la stratégie politique envisagée touche non seulement les enfants, les jeunes et les personnes âgées, mais aussi les professionnels médicaux et artistiques ainsi que les malades et les usagers des hôpitaux. La classe politique étatique garde un droit de regard sur la gestion et sur les démarches appliquées, pour pouvoir bien envisager les mesures appropriées d’un côté, et, d’un autre côté, pour amener au fur et à mesure le législateur à mettre en place des normes règlementant cette politique.

Dans le cadre des intérêts généraux de ces ateliers, se posent plusieurs questions : comment est exercé le métier du théâtre à l’hôpital, en dehors des établissements de santé, dans l’intérêt de la médecine ? Pourquoi le théâtre à l’hôpital ? Qui a le droit de mobiliser, de sensibiliser, d’informer, d’éduquer et de communiquer les informations de santé ?

Dans ce sens, il a paru cohérent de travailler sur « La sensibilisation et la mobilisation

de la population par l’art théâtral » en Section 1 avant de voir « La notion de la « bientraitance »145 dans le secteur médico-social » en Section 2.

143 Les comédiens routiers, est une troupe de théâtre pour des comédiens amateurs. Ils sont fondés au sein des Scouts de France par le

comédien Léon CHANCEREL en 1929.

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Maryline ROMAIN, « Léon Chancerel: portrait d’un réformateur du théâtre français (1886-1965) », Préface de Robert Abirached, éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, Suisse, 2005, p. 11.

145 Selon la Haute Autorité de Santé, la « bientraitance » est définie comme « une démarche collective pour identifier l’accompagnement le meilleur possible pour l’usager, dans le respect de ses choix et dans l’adaptation la plus juste à ses besoins ». Article « La bientraitance : définition et repères pour la mise en œuvre », recommandation de bonne pratique, mise en ligne le 1er juillet 2008 et mise à jour le 16 mars

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SECTION I - LA SENSIBILISATION ET LA MOBILISATION DE LA POPULATION