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L’évolutionnisme : recyclage scientifique du naturalisme

Dans le document Québec athée (Page 105-111)

avec une sensibilité sociale

2.6. L’évolutionnisme : recyclage scientifique du naturalisme

L’idée forte de l’éthique évolutionniste est la suivante : l’humanité est une espèce moyennement « sociale » qui vit dans un espace partagé avec certaines des autres espèces. La particularité la plus importante de notre biologie est l’encéphalisation. Nous occupons une niche très diversifiée, hypercomplexe, demandant un maximum de capacités d’adaptation. Notre grand cerveau répond à cet impératif. La poussée de notre cerveau, mutation après mutation, nous a amenés vers des niches de plus en plus diversifiées et complexes.

L’éthique consiste à nous comporter en conséquence. Contrairement à Bentham, qui avait une sensibilité plus sociale et politique que biologique, le biologiste agnostique Charles Darwin (1809-1882) ne croyait pas que tous étaient créés égaux. Pour s’en convaincre, il suffit de visiter un hôpital pour enfants : tous ne sont pas également aptes. Beaucoup de traits humains, critiques pour notre survie, sont génétiquement déterminés. Nos gènes varient d’un individu à l’autre et font varier aussi nos aptitudes individuelles pour la survie. Les survivants se reproduisent et transmettent leurs gènes, tandis que les moins aptes ne les transmettent pas ou les transmettent moins. On voit d’emblée

qu’une éthique évolutionniste ne part pas d’un principe

d’égalitarisme primaire. L’immense contribution de la théo- rie de l’évolution de Darwin fut de donner une première explication immanentiste (non religieuse) de la genèse du vivant, et ainsi de discréditer le compte rendu fantaisiste et obscurantiste que font les religions de la genèse de la nature et de l’humanité. Darwin a ouvert la porte de la science biologique en fermant discrètement et calmement la porte à cette immense entreprise de mystification généralisée qu’est la religion. Darwin nous a fait comprendre que notre éthique est celle d’une bête à peine sortie des cavernes — ce qui, objectivement, est tout à fait vrai. C’est important de

connaître la théorie de l’évolution des espèces, quelle que soit notre doctrine éthique de prédilection. Toute « angélisation » de la nature humaine ne pourra que faire échouer notre projet d’éthique.

Alors, que prescrit l’éthique évolutionniste ? Elle prescrit la survie de notre espèce. L’idée selon laquelle la nature (du moins le règne vivant) est une harmonie y est considérée naïve. De nombreuses espèces se feraient un plaisir de nous infester, de nous rayer de la carte, si nous leur en donnions l’opportunité. De même, de nombreuses espèces vivantes servent directement à assurer notre survie. Nous ne pouvons vivre de matière inorganique. Nous devons donc gérer notre niche pour assurer la survie du plus grand nombre d’humains, et pour le plus longtemps possible, et cela, nécessairement au détriment d’individus d’autres espèces par lesquels nous nous alimentons. Évidemment, cela ne nous dit pas exactement quelle attitude adopter à l’égard de notre belle-mère… Le philosophe Spencer a voulu aller plus loin que Darwin en matière d’éthique évolutionniste, en réfléchissant à la valeur de la vie. Il arriva à la conclusion que la vie humaine a plus de valeur que celle des autres espèces à cause de sa richesse qualitative (gamme des émotions, cognitions, actions, etc.). Spencer a insisté sur l’altruisme et sur la solidarité humains comme traits riches en valeur biologique, et en valeur tout court… Il a naïvement cru que l’altruisme progresserait sous l’impact de la sélection naturelle (un individu protégé par le groupe étant plus viable) et que la société humaine s’améliorerait ainsi. Il a cru que les humains d’industrie ( productifs) supplanteraient les guerriers, par sélection naturelle. Erreur technique que ne fit pas Darwin : il n’était pas si naïf. On sait aujourd’hui que la sociabilité, l’altruisme, la productivité ne sont pas des vecteurs univoques de la puissance reproductrice chez l’espèce humaine. La vie sociale humaine est beaucoup trop complexe pour qu’un vecteur si simpliste puisse être aux

Cela étant dit, la biologie évolutionniste s’est appliquée, par l’entremise de la sociobiologie moderne, à rendre compte d’un phénomène fascinant de la nature : l’altruisme existe chez toutes les espèces sociales. Comment comprendre un tel phénomène si le seul moteur est « la survie du plus apte », et si seul ce qui est sélectionné dans la compétition pour la survie est l’avantage reproductif de l’individu ? L’analyse des comportements d’insectes sociaux a permis de démystifier cet apparent paradoxe. Certains insectes, les hyménoptères (abeilles, fourmis, guêpes) présentent un mode de repro- duction particulier. Une seule reine forme une colonie de clones d’elle-même. Le partage des gènes est donc de 100 %. Les clones se comportent de façon radicalement altruiste envers la reine, comme des esclaves. Ce faisant, ils promeu- vent la propagation de leurs propres gènes. Cette logique s’applique, à un degré moins radical, à toute espèce sociale : il est dans l’intérêt de l’individu de collaborer socialement, car ceci augmente les chances que ses gènes soient transmis. Selon la sociobiologie, les humains seraient donc instinc- tivement altruistes, surtout avec leurs proches parents, en particulier leurs enfants, et à un degré moindre, leur parenté de deuxième degré (cousins, cousines, petits-enfants, grands- parents, etc.), et finalement au degré le plus minime avec la communauté immédiate. Quant aux étrangers, surtout ceux identifiables comme tels (autres races, autres ethnies, etc.), eh bien, l’humain serait instinctivement porté à se comporter de façon peu altruiste, voire égoïste.

La plus grande déficience d’une éthique évolutionniste est son « animalisme » primaire. La sphère de l’éthique est celle de la culture et des sociétés humaines. Les sociétés humaines qui vivent en dehors de toute culture n’existent pas. Tous les regroupements humains ont une langue, des traditions, des lois énoncées explicitement et connues des citoyens, des rituels. L’homme s’est « désanimalisé » depuis longtemps. Dès qu’il se retrouve en plus grand groupe qu’une petite famille, c’est la culture qui détermine sa moralité. Bien sûr, il existe

une moralité fondamentale de la vie : il faut vivre avant d’être moralement raffiné. Mais la moralité évolutionniste n’existe pas : elle ne peut rien prescrire de spécifique dans la vie personnelle, dans les relations interpersonnelles, en deçà des enjeux immédiats de vie et de mort. La notion évolutionniste de la morale est très puissante sur le plan explicatif, très faible sur le plan normatif.

L’« animalisme » de l’éthique évolutionniste a aussi engendré des dérapages plus que barbares chez certains zélés du capitalisme tous azimuts : on est allé jusqu’à prôner de castrer ceux qui ne se trouvaient pas d’emploi, leurs gènes ne devant pas être propagés dans la population. Cette attitude, dénommée à tort « darwinisme social », insulte la mémoire de Darwin, qui prônait le partage, la civilisation, l’altruisme, la société de droit et la démocratie. Il vaut mieux la nommer « malthusianisme », d’après le pasteur anglican Thomas Malthus qui s’en fit le chantre, ou eugénisme si on préfère les appellations génériques.

2.7. Le relativisme

Le relativisme moral propose qu’il n’existe pas d’entité morale en soi, ni pour soi. Plutôt, les valeurs ne sont rien d’autre que des émanations normatives pour l’autoperpétuation d’une conjoncture personnelle ou sociale. La forme la plus ancienne de relativisme en éthique se trouve chez les Grecs en la personne du sophiste athée Protagoras (410-480 avant notre ère) qui, avec son célèbre aphorisme « l’homme est la mesure de toute chose », fit verser l’éthique dans le subjectivisme. Protagoras observa que deux hommes peuvent en toute sincérité croire à des choses irréconciliables par la raison, et définir le bien de manières irréconciliables avec la raison. La morale serait donc différente pour chacun d’entre nous. Protagoras croyait ce problème insoluble. Il croyait aussi que l’émotion et le sentiment étaient les éléments clés de la diversité des opinions morales. Ce type de relativisme moral se nomme aujourd’hui la forme psychologique. L’expression

moderne la plus radicale de cette position fut celle de l’athée et béhavioriste radical B.F. Skinner : « Les valeurs n’existent pas. » Sigmund Freud (1856-1939) aussi, tout aussi athée que Skinner, développa, à sa manière, le relativisme moral. Les compartiments du psychisme que Freud distingua, le ça, le moi et le surmoi, furent caractérisés de façon à donner très peu de place à la moralité et aux valeurs, et beaucoup de place aux pulsions inconscientes. Freud assimila les pulsions animales, affectives et vitales à une région du psychisme qu’il dénomma le « ça ». Le domaine de la gestion rationnelle des impératifs de l’adaptation à la société et à la nature fut nommé le « moi ». La conscience morale, ce fabriquant de culpabilité, cet inhibiteur de la poursuite du plaisir, Freud le fit résider dans un petit endroit qu’il dénomma le « surmoi ». Le surmoi est une sorte d’éponge qui code les exigences de la société dans laquelle on vit, ses règles morales, ses lois, ses normes, ses prescriptions. Le ça, le moi et le surmoi se livrent bataille, en dehors de la conscience, en dehors de la raison, à la recherche d’un équilibre adapté à l’individu et à son histoire personnelle. La morale, pour Freud, ne correspond à rien d’autre que notre besoin de ne pas nous aliéner le corps social… simple question de survie.

Une autre forme de relativisme moral s’est répandue sur la planète: on le nomme relativisme culturel. Sa thèse centrale est la suivante : les valeurs proviennent de la culture, elles changent en fonction de l’évolution culturelle, et diffèrent d’une culture à l’autre. Les anthropologues culturels et historiens, tel l’athée Karl Marx (1818-1883), ont fait valoir que toute société comporte une infrastructure (son système de subsistance : chasse/cueillette, agriculture, industrie) et une superstructure (idéologies, systèmes culturels, religions, systèmes moraux, etc.). Marx était convaincu que les valeurs morales du capitalisme dans lequel il vivait étaient mortellement gangrenées et qu’il fallait les remplacer en un seul jet révolutionnaire par un nouvel ensemble : les valeurs morales du communisme. Il croyait que la révolution

communiste installerait d’abord la nouvelle infrastructure, et que la superstructure suivrait, tout naturellement. Les tenants du relativisme culturel font remarquer aussi la défaite des grands empires coloniaux qui auraient voulu imposer leur ordre économique et moral à l’humanité au complet. En fait, les peuples inférieurs n’existent pas — on le constate en réalisant que tous ont des normes sociales et des langues dont les syntaxes sont de complexité équivalente. On constate que le colonialisme fut un pillage éhonté d’une grande barbarie, et on constate qu’au cœur des empires coloniaux la morale ne se portait pas mieux qu’ailleurs (ex. : holocauste nazi). On a fait valoir aussi que le relativisme moral favorisait la tolérance, la cohabitation des groupes ethniques ou des minorités et le pacifisme. C’est ainsi que les chartes québécoise et canadienne des droits fondamentaux ont explicitement inter- dit la discrimination sur la base de la croyance religieuse, de l’orientation sexuelle ou du sexe d’une personne, qu’elles ont interdit la peine de mort, etc. On a fait valoir aussi que le relativisme moral pouvait être un bon antidote aux absolu- tismes moraux, fondamentalismes, sectarismes, fanatismes. Lorsqu’on est relativiste moral, on ne peut prôner la peine de mort, et on serait peu enclin à aller en guerre. Même à l’intérieur d’une société et à la même époque, on ne retrouve aucune loi qui ne souffre contradiction ou exception, de telle sorte que nous semblons effectivement vivre dans un monde de relativisme moral.

Tuer ou ne pas tuer ? Le Canada tue en Afghanistan à l’heure où ces lignes s’écrivent. Au service de l’empire américain, nous traversons la planète pour aller massacrer des paysans illettrés qui essaient de défendre leur territoire contre l’invasion équipés de fusils à plombs contre les drones. On dit que c’est parce qu’ils sont brutaux, sexistes, et pas chrétiens. Alors, aussi bien envahir la savane africaine et massacrer les Pygmées… L’Église catholique, à laquelle adhèrent 76 % d’entre nous selon Statistiques Canada, justifie encore la peine de mort dans certains cas. Il semble qu’il

n’existe qu’un seul tabou qui ait survécu à tous les temps et à tous les endroits : le tabou d’inceste. C’est pour des raisons extrêmement simples. L’inceste produit des tares parce qu’il augmente très dramatiquement le risque que deux gènes récessifs (souvent très vilains et dangereux) se rencontrent. Ce n’est dans l’intérêt de personne. Sauf que notre capacité technique de contrôler les naissances autorise aujourd’hui l’inceste sans cette conséquence extrêmement fâcheuse. On peut prédire, avec tout le malaise que cela comporte, que le tabou d’inceste se fera tôt ou tard ronger lui aussi…

Le plus grand problème du relativisme moral est son incapacité d’affirmer la vérité, de rallier l’adhésion passionnée. Le moraliste est complètement laissé à lui-même et cette solitude est lourde à porter. Dans une position de relativisme moral, on a l’impression de flotter sur de l’eau, de ne pas avoir d’ancre et de ne pas avoir la terre en vue. On s’inquiète que le relativisme moral en vienne à autoriser le décrochage complet, le je-m’en-foutisme, voire l’égoïsme et le chacun-pour-soi.

2.8. Le nihilisme : recyclage moderne

Dans le document Québec athée (Page 105-111)