• Aucun résultat trouvé

De l’éducation à l’emploi : une relation fort complexe 50

Lorsqu’il est question de la relation entre l’éducation et le marché de l’emploi, deux théories retiennent généralement l’attention. Dans un premier temps, nombre d’études adhèrent à la théorie du capital humain de Becker. D’autres, misant davantage sur l’aspect compétitif du marché du travail, mettent de l’avant la théorie de la « Job Competition » de Thurow. Dans un cas comme dans l’autre, l’éducation est primordiale mais le mécanisme de relation diffère : pour le capital humain, les difficultés d’insertion en emploi relève

stricto sensu d’un inégal investissement éducatif (Vultur, 2007), le diplôme représentant la

stratégie d’insertion à l’intérieur d’une compétition de tous contre tous (Vries et Wolbers, 2005), les difficultés quant à l’insertion relevant, cette fois, d’un phénomène d’agrégation d’action individuelle, soit un effet pervers (Boudon, 2009a). Toutefois, tel que le rappellent Vries et Wolbers (2005), indépendamment de la théorie explicative, ceux possédant plus d’années de scolarité auront une meilleure position sociale que ceux ayant moins d’années de scolarité. Siedule (1992) en arrivait à la même conclusion en étudiant le niveau d’éducation des Canadiens : « les individus les plus instruits réussissent toujours mieux sur le marché du travail que les moins instruits » (p. 18). Et c’est dans cette optique que parents et enfants optent pour la continuation de la scolarité, cette alternative devant amoindrir les incertitudes liées à l’insertion professionnelle (Merle, 2009). Les conséquences d’une non- insertion professionnelle découlant de l’arrêt des études sont, tout de même, importantes : en France, en 1975, il y avait deux fois plus de jeunes non-diplômés (8%) que de jeunes diplômés (4%) en situation de chômage; en 1995, il y avait trois fois plus de jeunes non- diplômés (35%) que de jeunes diplômés (12%) en situation de chômage (Merle, 2009). Ainsi, selon ces données, le taux de non-diplômés en situation de chômage aurait progressé de 4,4 fois en vingt ans comparativement au triplement du taux de diplômés en situation de chômage sur la même période. Il nous apparaît évident que la scolarité sert, en quelque sorte, de quasi-garantie contre le chômage, sans pour autant abstenir du chômage quiconque ayant un diplôme (Merle, 2009).

C’est d’ailleurs dans cette orientation que le capital humain conduit à considérer que l’éducation, en raison des connaissances, habiletés et techniques d’analyse complexe, permet d’accroître la productivité individuelle et, conséquemment, le revenu des individus (Becker, 1992). Et tel que le précise Becker (1992), contrairement au « physical or financial capital » (p. 85), le capital humain ne peut être distingué, voire séparé, de l’individu, ce dernier incarnant les connaissances, habiletés, valeurs, etc., pouvant être, ultérieurement, déployées sur le marché du travail. La scolarité définit bel et bien le capital humain de chaque individu mais il est également influencé par la famille et le milieu de vie de chacun (Becker, 1992). Ainsi, selon la théorie du capital humain, la persévérance dans le milieu éducatif afin d’obtenir un plus haut niveau de scolarité serait la stratégie la plus prometteuse quant à la trajectoire professionnelle de chaque individu et, par conséquent, au

développement économique (Vultur, 2007). Et c’est dans la mesure où l’éducation engendrerait la productivité, c’est-à-dire qu’un plus haut niveau de scolarité engendrerait une plus grande productivité, que les employeurs évalueraient la productivité de chaque postulant en fonction de la scolarité, offrant ainsi les meilleurs emplois à ceux ayant plus de capital humain (Vries et Wolbers, 2005). Le capital humain serait donc, à la suite de Boyd (2009), « un investissement dans des capacités et des habiletés générales accroissant la productivité et le niveau de revenu » (p. 346, traduction de l’auteur), sans pour autant que le capital humain, tel que le rappelle Wolbers (2000), se limite à l’éducation formelle, l’expérience sur le marché du travail devenant, d’une part, indifférenciée de l’individu et, d’autre part, un moyen d’accroître le capital humain du fait des habiletés acquises et non- transmises dans le système éducatif formel.

Dans une toute autre orientation, soit celle de la « Job Competition », le marché de l’emploi se trouverait caractérisé par une plus ou moins grande adéquation entre l’offre et la demande de travailleurs diplômés, créant ainsi une structure compétitive pour l’emploi. Tel que le mentionne Wolbers (2000), à l’intérieur d’un tel marché compétitif, le surplus d’offre de diplômés engendre un phénomène de file d’attente où les plus hauts diplômés non-employés viennent concurrencer les plus faiblement diplômés. Conséquemment, les hauts diplômés obtiennent les emplois ne requérant pas leur niveau de scolarité au détriment des plus faiblement diplômés (Wolbers, 2000; Wolbers et coll., 2001), les employeurs recrutant les travailleurs ayant le plus haut niveau de scolarité (Wolbers et coll., 2001). Ainsi, selon la théorie de la « Job Competition », la relation entre l’éducation et l’emploi serait d’autant plus intense qu’il y aurait un surplus de travailleurs à la recherche d’un emploi (Wolbers, 2000). Vultur (2006) rejoint ce constat dans son étude sur l’éducation et l’emploi au Québec, la surqualification étant davantage présente dans les emplois requérant moins de scolarité que dans les emplois en requérant davantage. Vries et Wolbers (2005) précisèrent que le niveau de scolarité représente également, pour les employeurs, le degré de « trainability » des travailleurs : ceux ayant un niveau de scolarité plus élevé possèderaient un potentiel de « trainability » plus grand et se retrouveraient ainsi au début de la file d’attente. À l’intérieur d’un tel cadre compétitif, l’inflation du diplôme relèverait d’une stratégie individuelle tendant à l’accroissement de sa compétitivité face à

autrui sur le marché de l’emploi, causant ainsi un accroissement de la fréquentation scolaire (Vultur, 2003) et, ultimement, une dévaluation du diplôme conséquente à l’effet d’agrégation d’action individuelle (Boudon, 2009a).

Nous constatons, grâce à la théorie de Becker et à la théorie de Thurow, que la scolarisation affecte grandement le marché de l’emploi, que cela soit pour l’insertion professionnelle des jeunes et moins jeunes, pour la recherche d’un nouvel emploi chez les travailleurs actifs ou, tout simplement, en tant que hiérarchisation des individus sur le marché du travail. Nous dirions ainsi, à la suite de Sahin et Gülmez (2000), qu’il y a une relation inextricable entre l’éducation et l’emploi. Conséquemment, l’éducation, dans sa fonction première, détient le mandat d’entraîner, en nombre et en qualité, la main d’œuvre de demain afin d’accroître le progrès national (Sahin et Gülmez, 2000). Conséquemment, selon Yano (1997), lorsqu’il y a réduction de l’offre sur le marché de l’emploi émerge alors la croyance en un système éducatif trop étendu, l’ouverture du système éducatif ayant littéralement inondé le marché de l’emploi. Inversement, lorsque les emplois sont difficilement pourvus, alors, le système éducatif s’accroît pour admettre un plus grand nombre d’étudiant. Dans son étude sur le diplôme et l’emploi au Québec, Vultur (2006) arrive à une conclusion similaire à celle de Sahin et Gülmez (2000) selon laquelle il y aurait une forme de convergence croissante entre les catégories socioprofessionnelles et le diplôme, soit « une élévation de la qualification sanctionnée par un diplôme » (p. 49). La conclusion de l’enquête de l’OCDE (2009) concernant l’éducation tend également vers cette nécessité du diplôme sur le marché de l’emploi, d’autant plus lorsque, nationalement, le niveau de scolarisation augmente, tendant vers une généralisation toujours plus élevée du cursus scolaire. Autrement dit, tel que le rapporte l’OCDE (2009), un manque de scolarité devient une lacune permanente que l’accroissement de l’expérience de travail ne compense aucunement.

Étudiant les transformations dans la relation entre l’éducation et l’emploi ayant eu lieu aux Pays-Bas, Wolbers et coll. (2001) montrèrent que le marché de l’emploi fut dans l’impossibilité d’accroître les emplois requérant des diplômes toujours plus élevés malgré l’accroissement de la scolarisation. En d’autres termes, l’accroissement de la scolarisation

ne put être complété par un accroissement des emplois de haut niveau. Un tel accroissement ne peut s’effectuer en laissant dans l’ombre la contrainte que pourrait imposer l’inégalité sociale en éducation. En d’autres termes, la prégnance de l’origine sociale sur le diplôme acquis et, par conséquent, sur l’emploi obtenu. Selon Molgat et Vultur (2009), les trajectoires professionnelles seraient majoritairement orientées, voire guidées, par les ressources accessibles par chaque individu, ressources pouvant se traduire par un accès aux capitaux familiaux - humain, social et économique. Conséquemment, selon Duru-Bellat (2003), l’articulation, dans nos sociétés, entre l’éducation et l’emploi peut laisser apparaître, plus ou moins fortement, une articulation inégalitaire entre l’emploi et l’origine sociale. C’est, du moins, l’un des constats auquel Duru-Bellat (2006) conclut : « à formation identique, les difficultés d’insertion sont d’autant plus grandes que les jeunes viennent de milieux sociaux défavorisés (d’autant moins, cependant, que le niveau éducatif s’élève) » (p. 31). Pour Jencks (1979), il était clair que l’abstention du diplôme en tant que référentiel d’embauche de la part des employeurs engendrerait davantage d’inégalité sociale qu’il y en avait à l’époque. La standardisation du système éducatif, soit son organisation en filière distincte et hiérarchisée, engendrerait moins d’inégalité face à l’insertion professionnelle que l’inverse, soit une organisation chaotique, sans hiérarchie, ni filière distincte (Duru-Bellat, 2002; Duru-Bellat, 2003).

L’égalisation des ressources familiales engendrerait un accroissement de la compétition entre individus, compétition dans les cursus scolaires, tous voulant obtenir le plus haut niveau d’éducation afin d’assouvir leur aspiration professionnelle (Wolbers et coll., 2001). Il y aurait, conséquemment, un accroissement de la valeur marchande des diplômes, amenant un durcissement des « stratégies face aux formations » (Duru-Bellat, 2002, p. 221). Et dans la mesure où le marché de l’emploi accroît moins rapidement son offre d’emploi hautement qualifié comparativement à l’accroissement rapide de la demande d’emploi hautement qualifié, l’écart entre l’offre et la demande s’ajustant, conséquemment, sur le marché de l’emploi, ajustement engendrant une dévaluation des diplômes, autrement dit, une baisse généralisée de la valeur marchande des diplômes (Duru-Bellat, 2006). Tel que le précisent Molgat et Vultur (2009), l’insertion professionnelle serait ainsi marquée par des rapports de force entre diplômés et employeurs. En finalité, « les jeunes sont

amenés ainsi à décider pour eux-mêmes » (Molgat et Vultur, 2009, p. 45) leur cursus, bien malgré leur espérance de réussite et, ultimement, leur diplôme devant les mener, avec les meilleures espérances, à se positionner à l’intérieur du marché de l’emploi.

La conséquence n’est pas futile : d’une part, les jeunes plus favorisés prolongent leur scolarité, nouvelle manière de « vivre sa jeunesse » (Duru-Bellat, 2006, p. 78), avant d’effectuer une insertion qui sera d’autant plus réussie que ces jeunes solliciteront le capital social disponible, autrement dit, au réseau familial et amical (Duru-Bellat, 2006; Vultur, 2007); d’autre part, les moins favorisés, ne prolongeant pas leur scolarité étant donné l’accroissement des coûts comparativement à une faible espérance d’accroissement des gains, seront davantage touchés par le chômage et les emplois précaires (Duru-Bellat, 2006). Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, l’entrée dans la vie active sera d’autant plus difficile, comparativement aux générations précédentes, que leur niveau d’éducation sera plus élevé, comparativement aux générations précédentes (Duru-Bellat, 2006). Nous nous retrouvons donc devant une double injonction différenciée selon l’origine sociale : pour les familles hautement scolarisées et occupant, généralement, les positions sociales les plus prisées, le cursus scolaire menant à une insertion professionnelle réussie se fonde sur ce que Molgat et Vultur (2009) nomment la « vision expressive », autrement dit, l’ « inculcation des valeurs associées à l’accomplissement professionnel »; pour les familles moins scolarisées et occupant, généralement, des positions sociales populaires, il s’agit davantage d’une injonction instrumentale, le cursus scolaire devant minimiser les risques de chômage (Molgat et Vultur, 2009). Vultur (2005) démontra également, dans son étude sur l’insertion professionnelle des jeunes désengagés, que les jeunes provenant de familles moins scolarisées vivaient difficilement avec cette injonction instrumentale, un phénomène de « double bind » étant à l’œuvre : les parents faisant la promotion de la réussite sans étude, par opposition à la valorisation des études du milieu scolaire. Ainsi, la culture transmise par le milieu familial serait à l’œuvre dès la prime enfance et se perpétuerait tout au long du cursus scolaire, inculquant ainsi certaines croyances, rationnelles, quant à la valeur et l’utilité du diplôme sur le marché de l’emploi, croyances venant affecter, plus ou moins fortement selon le milieu social d’origine, les actions et stratégies à l’intérieur du cursus, d’une part, mais aussi face à l’insertion en emploi, d’autre part.