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La contradiction en question : la méritocratie en emploi 56

Qu’advient-il de la relation entre éducation et emploi dans une optique méritocratique? Dans la mesure où le système d’éducation, malgré les efforts de démocratisation, demeure inégalitaire du fait de son inégale compétition obligatoire engendrée par la méritocratie, que l’accès à l’emploi, tant dans l’optique de Becker que dans celle de Thurow, relève, principalement, du diplôme acquis et, secondairement, de l’expérience de travail, il nous apparaît nécessaire de questionner l’articulation entre l’éducation et l’emploi typique dans une optique méritocratique. Autrement dit, est-ce que l’accès à l’emploi typique est méritocratique au sens d’égalité des chances ou est-ce que l’articulation entre l’éducation et l’emploi typique reproduit, tout simplement, les inégalités sociales basées sur l’appartenance catégorielle? D’autant plus que, tel que le précise Mclaughlin et Coleman-Jensen (2008), les femmes, les minorités ethniques et les faiblement scolarisés se retrouvent généralement davantage dans l’emploi atypique; une conclusion similaire fut obtenue par Vries et Wolbers (2005) selon lesquels les faiblement scolarisés se retrouvent beaucoup plus dans l’emploi atypique que dans l’emploi typique.

Ces constats de Mclaughlin et Coleman-Jensen et Vries et Wolbers se trouvent soutenus par les données de l’ISQ (2010) concernant l’évolution de l’emploi atypique selon le sexe, le groupe d’âge et l’éducation, tant pour le Québec, l’Ontario que pour le Canada. Plus strictement pour le sexe, les données de l’OCDE permirent de montrer l’inégale représentation des femmes dans l’emploi atypique. Alors que l’ISQ, l’OCDE et l’enquête de Mclaughlin et Coleman-Jensen demeurent des pistes de réflexion quant à la teneur de l’emploi atypique, Mayer (1996) conclut son enquête en précisant que « l’éducation est une variable-clé dans l’explication de la mobilité entre le temps partiel et le temps complet » (p. 538). Ainsi, s’il y a inégalité sociale en éducation, est-ce que cette inégalité se reproduit dans l’accès à l’emploi typique, engendrant conséquemment une surreprésentation des familles populaires faiblement scolarisées dans l’emploi atypique, par opposition aux familles mieux nanties et donc mieux scolarisées qui se retrouveraient davantage dans l’emploi typique?

Ainsi, la contradiction méritocratique aurait la teneur d’un prolongement des inégalités à la suite d’une stagnation des inégalités en éducation; dit autrement, les inégalités en éducation faisant en sorte que les moins bien nantis accèdent moins facilement aux études postsecondaires et surtout aux études universitaires créerait un immobilisme social, c’est-à-dire que les moins bien nantis auraient davantage de chance de se retrouver dans l’emploi atypique à cause, justement, de leur éducation, contrairement aux mieux nantis qui peuvent accéder plus facilement aux hautes études - postsecondaire et universitaire. Une telle conclusion, quant à la contradiction méritocratique entre l’éducation et le marché de l’emploi, fut relevée, d’ailleurs, par Wolbers et coll. (2001) dans leur étude sur les transformations structurelles et associatives dans le marché de l’emploi hollandais. Pour ces chercheurs, les faiblement diplômés furent ceux ayant souffert davantage des transformations du marché de l’emploi pour deux raisons : d’une part, ils ont expérimenté le plus durement la contradiction entre l’expansion de l’éducation et l’accroissement de la qualification requise; d’autre part, les employeurs utilisèrent de plus en plus majoritairement le diplôme comme critère de sélection. Suivant Bowles et Gintis (2002), la relation ne serait pas fortuite, bien au contraire, le système d’éducation fonctionnerait sur le principe de correspondance - « correspondance principle » (p. 1) - qui permettrait de préparer chaque individu à être fonctionnel sur un marché de l’emploi normalisé et hiérarchisé. Autrement dit, le système d’éducation serait structuré de manière à reproduire les interactions sociales et individuelles rencontrées sur le marché de l’emploi, tout en y promulguant les récompenses également structurées similairement au marché de l’emploi.

Ainsi, tous et chacun, dès la prime enfance, seraient immergés dans un système d’éducation répliquant les comportements, valeurs et attitudes valorisés sur le marché de l’emploi, le tout renforcé par des récompenses et des sanctions (Bowles et Gintis, 2002). Au final, la structure méritocratique rencontrée dans le système éducatif ne serait que la réplique rencontrée sur le marché de l’emploi. Il est, dès lors, beaucoup plus efficient d’embaucher sur une base méritocratique que d’avoir un quelconque mécanisme distordu par des facteurs relevant de l’ « ascription » tel que l’origine sociale (Swift, 2004). Conséquemment, tel que le rappelle Duru-Bellat (2006), la position occupée dans la hiérarchie sociale conséquente à la division du travail de nos sociétés relèverait stricto

sensu de l’acquis et non plus de l’hérité, les ressources individuelles propres à chacun

devenant le sacro-saint ordonnateur de l’ordre social. Et qu’est-ce qui pourrait être contradictoire au plus haut point qu’un écroulement de la distinction primordiale entre le mérite et l’hérité, la méritocratie n’étant plus stricto sensu l’allocation des récompenses aux plus méritants mais aussi à ceux ayant hérité, l’appartenance catégorielle occasionnant ainsi un affaiblissement à la valeur de pureté que les ardents défenseurs de la méritocratie veulent bien lui attribuer.

Ce point de vue fut introduit par Breen et Goldthorpe (2001) dans leur étude sur le mérite et la mobilité sociale. Pour ces auteurs, les attributs hérités peuvent, sans nul doute, avoir une valeur économique pour les employeurs, constituant conséquemment le mérite du point de vue des employeurs. Ultimement, dans nos sociétés, c’est ce point de vue qui compte, soit celui des employeurs, ceux qui attribuent, allouent, les postes sur le marché de l’emploi et, in fine, les positions dans la hiérarchie sociale. Nous retrouvons ici la position de Kershnar (2003) développée précédemment. Et si, tel que le présument Breen et Goldthorpe (2001), les employeurs attribuent une valeur économique à l’appartenance catégorielle dont l’origine sociale fait partie, nous sommes donc amenés, à la suite de Duru- Bellat (2006), à considérer que « les parents transmettent (plus ou moins) à leurs enfants des attitudes ou savoir-faire appréciés ou réellement utiles dans le monde du travail, qui viennent lester leur mérite professionnel » (p. 52). Cependant, cette optique fut remise en question par l’enquête de Coverdill et Oulevey (2007) selon laquelle la multitude de configurations possibles de l’emploi atypique diminue la prééminence des inégalités basées sur l’hérité. Bref, la question demeure ouverte : les inégalités sociales observées en éducation se prolongent-elles sur le marché de l’emploi, affaiblissant d’autant plus la méritocratie, laissant ainsi l’hérité revenir en force.

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Ainsi, d’un inégal accès à l’éducation qui perdura durant de nombreux siècles, l’accès étant majoritairement basé sur l’origine sociale, nous atteignîmes une égalité d’accès à l’éducation fondée sur le mérite individuel, soit l’égalité des chances, permettant ainsi à tous et chacun de développer leur plein potentiel. Conséquemment, à mérite égal, récompense égale. D’une stagnation de la mobilité sociale, la méritocratie engendra une compétition généralisée pour les places dans la hiérarchie sociale. D’une compétition généralisée soi-disant égalitaire, l’égalité des chances se révéla inégalitaire, le « dénuement » (Jencks, 1979) laissant émerger diverses entraves au plein développement des potentialités individuelles, donc à l’égalité effective des chances. Sans oublier l’effet pervers engendré par la démocratisation de l’enseignement, soit, dans un premier temps, l’inflation du diplôme et, dans un deuxième temps, la dévaluation du diplôme (Duru-Bellat, 2006).

Qu’il s’agisse de la théorie du capital humain de Becker ou de la théorie de la « job competition » de Thurow, l’un comme l’autre montrent bien la nécessité de l’éducation au détriment de l’expérience de travail, le diplôme agissant comme un sauf-conduit devant de nombreuses situations tel que le chômage ou l’emploi atypique. Ainsi, les jeunes doivent anticiper, devant les nombreux cursus scolaires, afin de déterminer lequel leur permettra de s’insérer sur le marché de l’emploi, ces anticipations scolaires devant s’aligner, plus ou moins fortement, avec la vision éducationnelle parentale, qu’elle soit expressive ou instrumentale (Molgat et Vultur, 2009). Bref, d’une inégalité sociale, nous passâmes à une responsabilisation pleine et totale - tant dans la réussite que dans l’échec - sous couvert d’égalité entre tous et chacun.