• Aucun résultat trouvé

Justice sociale et méritocratie 39

Lorsque la question de l’égalité entre tous et chacun, question qui sous-tend celle de la justice sociale, est abordée sous l’angle des inégalités entre appartenances catégorielles (Duru-Bellat, 2002), deux acceptions, diamétralement opposées, s’imposent d’elles- mêmes : d’une part, l’égalité des places et, d’autre part, l’égalité des chances, cette dernière étant également connue sous l’acception de méritocratie (Dubet, 2010). La croyance - rationnelle, il va de soi - en l’une ou l’autre de ces acceptions implique une finalité divergente quant à l’accès aux positions sociales, l’une mettant l’accent sur la mobilité tandis que l’autre visant davantage l’immobilité. L’égalité des places, qu’elle soit engendrée par une réduction des écarts salariaux ou par une sécurisation des positions

sociales, repose, ultimement, sur une cristallisation de la hiérarchie sociale - la mobilité sociale n’y étant plus la priorité -, les positions les plus favorables restant assurées à ceux les occupant, les exclus n’y trouvant pas leur compte (Dubet, 2010). Pour Dubet (2010), l’égalité des places dérive du travail, d’une stratification socioprofessionnelle, d’une égalisation des biens autrefois exclusifs à une minorité; en d’autres termes, l’égalité des places ne se conçoit qu’à l’intérieur d’une société salariale (Mercure, 2005) où tous les travailleurs, qu’importe leur appartenance catégorielle, contribuent à la richesse de la société et au bien-être collectif (Dubet, 2010). Mais, dans la mesure où la société salariale s’effrite peu à peu, laissant de plus en plus de catégories sociales en marge des supports sociaux permettant cette sécurisation des positions sociales, il devint nécessaire, voire impératif, de repenser l’égalité à travers une société dite juste (Mercure, 2005). Cette nécessité pour une société juste s’enracina dans les divers mouvements anti-discriminations touchant les sociétés, de l’égalité homme-femme à la démocratisation de l’enseignement; Kershnar (2003) démontra bien le lien entre mérite et lois anti-discriminations, le mérite étant au cœur même des arguments proposant de telles lois.

Et c’est ce que nous retrouvons majoritairement dans nos sociétés, soit l’égalité des chances, l’inhérente association entre le mérite acquis et les récompenses communément recherchées - revenu, pouvoir, prestige - (Krauze et coll., 1985), soit le « mérite comme principe de légitimation » (Savidan, 2010, p. 28) des positions sociales, autrement dit, la méritocratie. Suivant Swift (2004), la méritocratie agirait tel un mécanisme d’allocation à travers duquel les individus obtiendraient des récompenses, plus ou moins grandes, en fonction du mérite, sans que l’obtention des récompenses soit distordue par les appartenances catégorielles. C’est, pour les fins de cette recherche, dans cette ligne de pensée que nous concevrons la méritocratie. Ultimement, la mobilité de chaque individu dans la hiérarchie sociale se trouverait déterminée par le seul mérite de chacun (Breen et Goldthorpe, 2002), la méritocratie devenant le cœur de la hiérarchie sociale (Duru-Bellat, 2003). Avec un tel principe, c’est, idéalement, l’abolition pure et simple de tout déterminisme entre appartenance catégorielle et destinée sociale (Duru-Bellat, 2002). Socialement, l’allocation des positions sociales passa de l’« ascription » vers l’« achievement » (Jackson, 2001), autrement dit, il y eut déplacement des héritiers vers les

méritants. À partir de là, la position atteinte, le résultat de la mobilité sociale, relèverait

stricto sensu des efforts individuels, ou, tel que le précise Savidan (2010), à « chacun la

place qu’il ou elle mérite en vertu de ses capacités propres » (p. 190). Cette mouvance, qui, à première vue, semble banale, n’en est rien de moins qu’une transformation des possibilités de tous et chacun de faire sa vie, de choisir sa trajectoire indépendamment de ses appartenances catégorielles (Savidan, 2010). Il ne s’agit plus de considérer les individus insérés dans une hiérarchie sociale contraignante mais plutôt d’amoindrir les handicaps des plus défavorisés, handicaps pouvant potentiellement nuire au juste déploiement des potentialités de chacun (Dubet, 2010).

La méritocratie, comme fondement de la justice sociale, s’impose donc telle une règle régissant l’accès aux récompenses, celles-ci étant distribuées sur la base des efforts individuels (Słomezynski et coll., 1988). Mais ces récompenses ne s’obtiennent pas qu’à l’école ou au travail, bien au contraire, celles-ci s’acquièrent tout au long de la trajectoire de vie, certaines récompenses s’obtenant sur les bancs de l’école - diplôme -, d’autres sur le marché de l’emploi - revenu et autres conditions - ou, encore, à travers les divers réseaux sociaux - prestige. Ainsi, le mérite est quasi-cumulatif, autrement dit, une récompense peut, en moyenne, permettre d’obtenir une autre récompense plus facilement. C’est ce que Krauze et S³omezynski (1985) précisent lorsqu’ils mentionnent que dans un système méritocratique, un plus haut niveau d’éducation permet une plus haute position sociale; autrement dit, les efforts amènent le mérite découlant du diplôme et le diplôme permet les positions sociales élevées. Et tel que nous l’avons précisé auparavant, l’apparente banalité que fut la mouvance vers l’« achievement » laissa également émerger un accroissement de l’autonomisation et de la responsabilisation de chacun (Savidan, 2010), chacun étant désormais responsable de sa trajectoire, de ses choix, des efforts consentis et, donc, de la position atteinte. Cela suppose également qu’à mérite égal, il y ait rétribution équivalente; il ne saurait y avoir d’inégalité de résultats pour un égal mérite. Cette mouvance est devenue d’autant plus prégnante que « nous ne savons pas penser notre trajectoire individuelle autrement que dans les termes qu’il [l’idéal de l’égalité des chances] nous propose » (Savidan, 2010, p. 200). Cette prégnance est si présente que l’on se plaint davantage des inégalités héritées que de celles relevant du mérite individuel (Savidan, 2010), sans prendre

en considération que, pour qu’il y ait égalité des chances basée sur le mérite, il doit y avoir égalité de départ dans les conditions de vie de tous et chacun, permettant ainsi le libre déploiement des potentialités de chacun (Savidan, 2010) mais, aussi, que « l’ascenseur social des uns sera toujours aussi, plus ou moins, le descenseur social des autres » (Savidan, 2010, p. 228), dans la mesure où la hiérarchie sociale demeure un jeu à somme nulle.

La méritocratie permet ainsi l’épanouissement de chaque individu, chacun d’eux pouvant, à sa guise, mettre en œuvre ses potentialités (Cherkaoui, 2001); en d’autres termes, au regard de la méritocratie, tout individu est un « self-made man » en devenir. Encore que cet être en devenir ne soit pas un simple « tropisme élitiste », mettant davantage l’accent sur les quelques glorieux élus, tout en oubliant les nombreux vaincus (Dubet, 2010). Car, malgré toute velléité de neutralité éthique (Savidan, 2010), il n’en demeure pas moins que dans la logique méritocratique, « « vouloir, c’est pouvoir! » et, une fois que la course a commencé, « malheur aux vaincus! » » (Dubet, 2010, p. 81). L’égalité méritocratique impose, de ce fait, l’absence de toute relation déterministe basée sur les appartenances catégorielles ou sur les atouts du milieu familial, pour faire place aux seules qualités personnelles (Duru-Bellat, 2002) permettant « à tous d’entrer dans une compétition généralisée pour acquérir plus de biens pour soi-même » (Cherkaoui, 2001, p. 19). Cette imposition compétitive n’est toutefois pas fortuite, bien au contraire, elle est intrinsèque à la logique méritocratique, celle-ci devant procéder à la sélection et, ultimement, à la mise en échec, voire à l’exclusion de certains (Duru-Bellat, 2006). Mais cette exclusion est en elle-même discutable : si le classement des positions dans la hiérarchie sociale est constitutif du mérite, qu’est-ce qui est constitutif du déclassement (Savidan, 2010)? La méritocratie ne permet donc pas d’égaliser les conditions de vie mais permet plutôt à tous d’intégrer une société inégalitaire basée sur le mérite (Duru-Bellat, 2002) où la mobilité sociale est impérativement désirable et promue (Savidan, 2010). Le mérite justifie ainsi la hiérarchie sociale et les inégalités qui en découlent. Tel que le conçoit Duru-Bellat (2006), le mérite est un « moral gloss », autrement dit, un vernis moral rendant justes les inégalités. Le mérite, pierre angulaire de la méritocratie et, conséquemment, de la hiérarchie sociale, devint l’aboutissement de la rationalisation en cours dans nos sociétés, dissimulant en son sein « des innommables passe-droits, des népotismes industriels, des raccourcis de

l’intégration, des coups de pouce à l’embauche, des préférences indues, de la mécanique bien huilée des réseaux immatériels qui nous font héritiers des relations et du milieu de nos parents » (Savidan, 2010, p. 29).