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Éléments d’interprétation de l’emploi atypique 33

À partir des années 1970 aux États-Unis, principalement, l’emploi à temps partiel, l’un des constituants de l’emploi atypique, émergea, telle une stratégie en regard d’un futur incertain (Merrifield, 2000) découlant d’une fragilisation de l’économie au sortir des Trente glorieuses (Tremblay, 1994), afin d’instituer la flexibilité dans le statut d’emploi8 (Vries et Wolbers, 2005; Paquet, 2005). Cette recherche de flexibilité ne fut pas hasardeuse, sans raison. Bien au contraire, les organisations voulurent ainsi, grâce à l’incertitude économique et à la montée en puissance des industries japonaises (Bernier, 2009), amoindrir, voire briser, les rigidités mises en place progressivement par les syndicats, rigidités nuisant à l’utilisation flexible de la main-d’œuvre (Bernier, 2009). Ainsi, le développement de l’emploi atypique, tel que l’emploi à temps partiel, répondait à une stratégie organisationnelle permettant, ultimement, la réduction des coûts liés à la production (Mayer, 1996). Et en tant que stratégie, cela apporta beaucoup d’avantages aux organisations : souplesse dans les heures de travail, coûts inférieurs liés aux avantages sociaux, salaire plus faible, etc. (Chaykowski, 2005). Encore là, malgré le fait que la flexibilité se décline en plusieurs aspects liés à l’organisation, tel que les technologies, la structure organisationnelle et la main-d’œuvre, les dirigeants misèrent sur la flexibilité de la main-d’œuvre afin de répondre à la concurrence internationale (Bernier, 2009), engendrant, conséquemment, l’emploi atypique et son accroissement que nous observons de nos jours. L’instauration graduelle de cette flexibilité dans le statut d’emploi causa un amoindrissement des garanties liées à l’emploi à long terme et, réciproquement, un désengagement de la part des employés envers leurs employeurs, ceux-là n’ayant plus de raisons d’être loyaux envers l’organisation (Padavic, 2005).

8 Nous reprenons ici la définition donnée par Bentein et Guerrero (2008) de la relation d’emploi,

soit « le lien que tisse un employé, un individu, avec son organisation, ses représentants et les membres qui la composent » (p. 393).

Ainsi, la montée en puissance de la mondialisation, découlant de l’économie néolibérale, accrut considérablement la concurrence économique, le terrain de jeux économique n’étant plus seulement régional ou national mais international, se répercutant, conséquemment, sur le marché de l’emploi (Stormer, 2008; McLaughlin et Coleman- Jensen, 2008). À l’intérieur de cette nouvelle interaction économique devenue internationale, les organisations durent se réorganiser, autrement dit, restructurer le statut d’emploi unissant employeurs et employés (Mackenzie, 2010). Toutefois, sans pour autant transformer, sans vergogne, l’emploi typique en emploi atypique, les organisations accrurent leur flexibilité en restructurant rationnellement l’organisation de la main-d’œuvre afin de créer, ce que McLaughlin et Coleman-Jensen (2008) nommèrent le « core worker », soit la main-d’œuvre régulière essentielle, autrement dit, le cœur de l’organisation; les travailleurs non-essentiels étant relégués, quant à eux, à l’emploi atypique. Il en résulta un accroissement, d’une part, de l’insécurité et, d’autre part, de la perception d’insécurité9 dans l’emploi (Näswall et Witte, 2003). Bref, du modèle de production fordiste avec ces millions d’emplois typiques, modèle productif échangeant loyauté et ardeur dans l’emploi contre la sécurité d’emploi (Padavic, 2005), nous en arrivâmes à « une organisation de production fortement décentralisée, dans laquelle l’impartition des activités est largement préconisée » (Murray et Trudeau, 2004, p. 8), impartition non pas seulement régionale mais nationale et/ou internationale (Murray et Trudeau, 2004).

Mais quelles en furent les conséquences, là réside toute la question? L’un des impacts et fort possiblement le premier d’entre eux, fut l’amoindrissement du pouvoir syndical, particulièrement dans la défense des droits des travailleurs (Polivka, 1996). À la suite de ce que Legault (2005) nomma la segmentation du collectif syndiqué, autrement dit, « l’émergence de nouveaux facteurs de segmentation de la main-d’œuvre » (Legault, 2005, p. 683), tel que la multiplication des statuts atypiques, le pouvoir de négociation syndicale régressa, les syndicats virent ainsi le cœur même de leur collectif s’effriter, se réduisant aux travailleurs typiques toujours moins nombreux. Sous-jacent à l’affaiblissement des

9 Selon Näswall et Witte (2003), l’insécurité en emploi - « job insecurity perception » - se définit

comme la perception que le travailleur a de sa situation future dans son emploi (p. 191, traduction de l’auteur). Dans le même ordre d’idée, l’OCDE (1997) définit le sentiment de précarité dans l’emploi comme étant « étroitement lié au sentiment de bien-être des individus » (p. 143).

syndicats, l’emploi atypique engendra également des disparités, plus ou moins grandes, entre les travailleurs, particulièrement en ce qui concerne le salaire et les avantages sociaux, sans oublier la protection sociale moindre (Cordova, 1986; Mayer, 1996; Galarneau, 2005; Paquet, 2005). Et ces disparités furent observées à l’intérieur même des organisations, tout simplement entre des travailleurs n’ayant pas le même statut d’emploi (Paquet, 2005). Ainsi, en 1981 au Canada, les salariés âgés entre 25 et 64 ans ayant un emploi à temps plein eurent un salaire horaire moyen de 18,40 $ comparativement à 16,52 $ pour les salariés à temps partiel. Toujours au Canada pour les 25 à 64 ans, en 2004, le salaire horaire moyen des salariés à temps plein fut de 19,30 $ comparativement à 15,13 $ pour les salariés à temps partiel (Morissette et Picot, 2005). Bref, tandis que le salaire horaire moyen des travailleurs typiques augmentait, celui des travailleurs atypiques déclinait.

Nous retrouvons, ainsi, les travailleurs vulnérables de Chaykowski (2005), soit ceux ayant un emploi faiblement rémunéré avec peu ou pas d’avantages sociaux, engendrant une maigre chance de mobilité sociale. Conséquemment, serions-nous à même de parler d’une forme de paupérisation du salariat, autrement dit, d’un appauvrissement progressif des travailleurs atypiques provenant d’une baisse plus ou moins constante du revenu? D’autant plus que, selon l’enquête de Kapsalis et Tourigny (2004), 54,0 % des 5,0 millions de travailleurs atypiques canadiens en 1999 occupaient toujours un tel emploi en 2001. Dans le même ordre d’idée, seulement 17,0 % des 5,0 millions de travailleurs atypiques obtinrent un emploi typique durant l’année suivante et 12,0 % se retrouvèrent sur le chômage. Sans compter le fait que, subjectivement, les travailleurs atypiques sont affublés de ce que Paquet (2005) nomma le « vice caché », soit une quelconque « incapacité », tel que la paresse, le manque de formation, le manque de volonté, etc., les rendant inaptes au travail typique, contrairement aux travailleurs dits « normaux », « solvables », ceux faisant partie « à part entière de la société » (Paquet, 2005, p. 75), soit les travailleurs typiques. Sans laisser pour compte le fait que l’emploi atypique tend à engendrer ce que Stormer (2008) nomma le « work/family conflict », soit la dynamique selon laquelle l’un des conjoints est contraint d’accroître ses heures de travail - « overwork » (Stormer, 2008) - tandis que l’autre doit subir l’ « overwork » en réduisant ses propres heures de travail - « contingent work » - afin de subvenir aux tâches familiales.

Comment donc interpréter ces transformations et leurs conséquences. Tel que le mentionne Langlois (1990), trois interprétations peuvent émerger de la croissance de l’emploi à temps partiel. Une première serait qu’il s’agit, en réalité, d’un effet de conjoncture, selon lequel l’emploi atypique serait, principalement, causé par la crise économique et que cette transformation du statut d’emploi serait temporaire, voire réversible. L’effet de tendance stipule, quant à lui, que l’emploi atypique serait causé par le remplacement des emplois à temps plein par des emplois à temps partiel, ce remplacement étant la conséquence des nouvelles techniques de gestion des ressources humaines; nous retrouvons, ici, l’hypothèse de McLaughlin et Coleman-Jensen (2008) selon laquelle il y aurait les « core worker » et les « nonstandard worker ». Puis, vint l’effet de structure, selon lequel l’accroissement de l’emploi atypique serait la conséquence de la croissance économique de certains secteurs d’activité, ceux-ci ayant déjà une part importante d’emplois atypiques en son sein, faisant en sorte que l’accroissement général de l’emploi atypique relèverait, en réalité, de quelques secteurs d’activité spécifiques.

Dans le même ordre d’idée, Glaymann et Grima (2008) mentionnèrent que l’emploi atypique, en ce qu’il est, peut être interprété selon deux avenues principales : la théorie critique et la théorie des carrières sans frontière. D’une part, selon la théorie critique, l’emploi atypique, étant par nature involontairement choisi, « génère peu de réponses stratégiques » (Glaymann et Grima, 2008, p. 455); les travailleurs atypiques sont, généralement, peu qualifiés et leur attractivité10 est plutôt faible sur le marché de l’emploi typique. D’autre part, la théorie des carrières sans frontière interprète l’emploi atypique dans une optique de gestion stratégique libertine de l’employabilité, les travailleurs atypiques l’étant par choix et non pas par imposition, le cumul d’emplois rendant attractif leur capital humain aux yeux des employeurs (Glaymann et Grima, 2008). Bref, nombre d’interprétations peuvent expliquer l’emploi atypique et son évolution, l’interprétation venant généralement de l’aspect - social, économique, politique, etc. - sur lequel le chercheur mit l’accent. Bien malgré toutes ces interprétations, l’emploi typique agit sur et

10 Nous utilisons ici le terme « attractivité » au sens d’offre en capital humain, soit le cumul de

scolarité et d’expérience de travail ne pouvant être dissocié de l’individu (Becker, 1992), faisant en sorte que le travailleur puisse s’offrir en tant que main-d’œuvre, répondant ainsi à la demande des employeurs.

est influencé par l’emploi atypique, tous deux étant inter-reliés dans un système global de l’emploi, l’un comme l’autre ayant ses avantages et ses inconvénients (Lautsch, 2003) que seul l’agent social (Boudon, 2009b) peut apprécier pour leur plus ou moins grande valeur.

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Dans un premier temps, nous avons pu constater que l’emploi atypique, particulièrement l’emploi à temps partiel, a progressé depuis les années 1970-1980, progression plus ou moins égale et constante selon le pays concerné. Cette progression toucha variablement les groupes d’âge ainsi que les hommes et les femmes. Les femmes, contrairement aux hommes, furent davantage touchées par l’emploi atypique. De même pour les 15-24 ans qui furent, parmi les groupes d’âge, les plus durement touchés par cette transformation du statut d’emploi. Sans négliger le fait que cette forme de statut d’emploi se développa plus fortement dans le secteur privé que dans le secteur public, ce qui peut s’expliquer par la montée de l’État-providence dans de nombreux pays à la suite du Krach des années 1930 jusqu’au néolibéralisme des années 1970-1980, années coïncidant avec la montée en flèche de l’emploi atypique.

Dans un deuxième temps, l’effet de conjoncture (Langlois, 1990) fut peu confirmé par les données statistiques du Canada et de l’international dans la mesure où l’emploi à temps partiel ne fut pas simplement passager, le simple fait d’une conjoncture économique, bien au contraire. De même pour l’effet de structure (Langlois, 1990) pour lequel les données du Canada permirent, plus ou moins, de soutenir cette thèse; certes, le secteur des services a une plus forte propension pour l’emploi atypique comparativement au secteur des biens, mais, la tendance n’est pas généralisée à l’un de ces deux secteurs. L’effet qui semble davantage représentatif des données canadiennes fut l’effet de tendance (Langlois, 1990), qui rejoint la thèse de McLaughlin et Coleman-Jensen (2008). Finalement, une autre thèse, soit celle de la théorie critique, semble se confirmer grâce aux données statistiques canadiennes, les sans diplôme d’études secondaires étant davantage touchés par l’emploi atypique que les diplômés.