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La justice militaire : le délit de Verbotener Umgang envisagé du point de vue des prisonniers de guerre français

Chapitre 3 – Enfreindre la norme, des pratiques risquées

3.4 La justice militaire : le délit de Verbotener Umgang envisagé du point de vue des prisonniers de guerre français

En parallèle, il est intéressant d’observer ce qui se passe du côté des prisonniers de guerre français. Le cadre juridique diffère dans leur cas, puisqu’ils ne dépendent pas des tribunaux civils. Contrairement à la situation des femmes allemandes, les sources ne nous permettent pas de retracer tout le parcours judiciaire de l’inculpé, de l’arrestation à l’emprisonnement. Les milliers de dossiers disponibles aux Archives Nationales à Pierrefitte contiennent uniquement les copies des jugements des procès. En outre, la déposition du prisonnier figure très rarement dans le dossier des accusées. S’il est donc beaucoup plus difficile de suivre la procédure, les sources recèlent malgré tout des informations sur la manière dont les prisonniers sont jugés. Leur confrontation avec les dossiers de femmes allemandes est particulièrement intéressante.

Bénéficiant de la protection de la Convention de Genève de 1929, les prisonniers de guerre français disposent, en théorie, de droits, notamment lors des procédures judiciaires. Les articles 60 à 67 de la Convention s’y réfèrent552. Lors d’une procédure judiciaire, la puissance protectrice doit en être informée, la France en l’occurrence. Face aux tribunaux militaires allemands553, le prisonnier de guerre doit pouvoir jouir d’un droit de défense, être assisté par un défenseur qualifié et disposer d’un traducteur, si nécessaire. Contrairement aux femmes allemandes condamnées en Sondergericht pour le Verbotener Umgang, le prisonnier est censé

552 Texte official Convention de Genève, article 60 à 67.

553 Les sources ont montré que les prisonniers de guerre français sont condamnés par différents tribunaux

militaires : Gericht der Wehrmachtskommandatur Berlin, Feldskriegsgericht des différentes divisions, etc. Pour aller plus loin voir : M. Messerschmidt, Die Wehrmachtjustiz 1933 - 1945, op. cit. ; A. Gerhards, Tribunal

de guerre du IIIe Reich : Des centaines de français fusillés ou déportés. Résistants et héros inconnus - 1939 - 1945, op. cit.

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avoir un droit de recours dans la mesure où il doit être traité sur le même pied que les forces armées du pays qui le tient captif. Enfin, les jugements le concernant doivent être systématiquement communiqués à la puissance protectrice, représentée par la mission Scapini qui assure pour la France l’application des droits de la Convention de Genève et qui fait le lien avec l’Allemagne pour les autorités de Vichy. On a vu que c’est l’existence de cette mission qui est à l’origine des précieux documents conservés aux Archives Nationales. Ces documents, que l’on a croisés avec les sources allemandes dans une perspective d’histoire transnationale, nous permettent de reconstruire en partie le parcours des prisonniers de guerre.

a) Déroulement du procès

Il ressort de leur étude que l’arrestation peut avoir lieu à différents moments : en même temps que les femmes, ou lorsque tous deux sont surpris en flagrant délit, ou plus tard éventuellement lorsque la femme a été dénoncée et qu’elle identifie le prisonnier de guerre au cours de sa déposition. L’acte peut aussi être constaté au Stalag par les gardiens lorsqu’ils s’aperçoivent qu’un prisonnier manque à l’appel.

Dans quelques cas, on dispose de la déposition du prisonnier lui-même, en général brève. Les prisonniers sont invités à décliner leur identité, parfois à détailler le métier exercé avant la guerre, puis à expliquer brièvement leur parcours militaire. L’interrogatoire porte ensuite sur leur vision des faits concernant l’acte pour lequel ils ont été interpellés. La déposition se fait en présence d’un traducteur, sauf si leur niveau d’allemand est suffisant. En revanche, il est difficile d’en savoir plus sur le déroulement d’un procès. Des éléments glanés au hasard des sources éclairent partiellement cette question. A travers le cas de Kreszentia, analysé précédemment554, on a établi que la femme condamnée et le prisonnier avaient été mis en confrontation lors de l’enquête. Dans les dossiers des inculpées, on retrouve très régulièrement leur convocation au procès intenté au prisonnier, ce qui nous donne en général une indication précieuse sur l’identité de ce dernier, ainsi que sur le lieu, la date, et le type d’instance concernée.

L’entretien réalisé auprès de Ilse B. confirme qu’elle a été témoin au procès du prisonnier Paul B. Les informations collectées au gré de la documentation, mêmes partielles, permettent donc de reconstituer le processus judiciaire. On constate que les instances communiquaient entre elles. Même si la nature du délit différait entre prisonniers de guerre et

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femmes allemandes et que les instances les jugeant n’étaient pas les mêmes, les éléments attestant de leur passage en justice s’accordent comme les pièces d’un puzzle.

b) La défense

S’il est difficile de reconstruire le cadre judiciaire pour les prisonniers de guerre, les jugements dont nous disposons nous informent cependant sur le déroulé des actes, sur les stratégies d’accusations des juges, sur la ligne de défense suivie par les captifs ou leurs avocats555. Les procès se déroulent dans les tribunaux militaires556 et interviennent systématiquement après le procès des femmes, ce qui facilite l’établissement du chef d’accusation par les juges. Le procès des femmes ayant eu lieu en amont, si celles-ci ont avoué et ont été condamnées, la culpabilité des prisonniers n’est plus à démontrer. La probabilité que les intéressées mentent (accusant à tort le captif) est plus que réduite. Pourquoi les femmes se seraient-elles mises dans une situation très contraignante pour elles, et pour quel résultat ? On remarquera que la condamnation de l’accusée n’entraîne pas forcément celle de son complice dans la faute. Des femmes peuvent être sanctionnées alors que le prisonnier de guerre est, lui, acquitté557.

La délégation à Berlin du SDPG joue un rôle essentiel dans la transmission des documents entre l’Auswärtiges Amt et la France. Lorsqu’il est possible d’en retrouver des traces, on y glane des indications précieuses sur la gestion des prisonniers de guerre en Allemagne. Un courrier de l’homme de confiance du Stalag IV E Altenburg informe par exemple la délégation de Berlin du SDPG que cinq prisonniers vont passer devant un tribunal et ont besoin d’un avocat558. Les prisonniers de guerre pouvant y avoir recours pour leur défense, ils font valoir ce droit. Le nom de l’un d’entre eux, le Dr. Behse, revient par exemple régulièrement pour la région de Berlin ainsi que ceux des avocats Stéphane Delattre et Pierre Midoux, eux-mêmes captifs, pour les Stalag situés dans le Wehrkreis V. Entre décembre 1942 et avril 1945, Stéphane Delattre a défendu plus de 250 prisonniers de guerre français. Ce dernier décrit dans ses mémoires rédigés en 1991 différentes stratégies de défense dont il s’est servi face aux tribunaux allemands, notamment celle qui concernent les prisonniers transformés559. 555 Voir à ce sujet : M. Eberlein, Militärjustiz im Nationalsozialismus, op. cit. p. 273-275. Voir également : AN

Pierrefitte F/9/2737, « registre des causes plaidées par les avocats allemands », détenant des affaires plaidées sur onze mois. Voir note 514.

556 Dans les Feldkriegsgerichte des différentes divisions militaires ou dans les commandements des forces armées

(Wehrmachtkommandatur).

557 Cf chapitre 7, 7.2, c).

558 AN Pierrefitte F/9/2396, dossier de Joseph D. p. 69.

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Certains documents ponctuels dans les dossiers révèlent d’autres informations. Un document en français signé par l’homme de confiance et l’avocat-conseil du Stalag VI-J indique qu’ils ont été chargés de retranscrire le procès, vraisemblablement pour renseigner les services de la mission Scapini. Ils n’ont pas été eux-mêmes défenseurs cependant, puisque l’avocat a été le Dr. Abels560. Une lettre d’un prisonnier adressée à la mission Scapini, qui a transité par l’homme de confiance du Stalag I A Königsberg, révèle combien l’intéressé lui-même tente d’obtenir de l’aide des autorités561. Condamné à une peine de trois ans et trois mois à Graudenz, il mentionne que l’accusation qui le concerne se serait fondée uniquement sur les aveux de la jeune fille. Or, explique-t-il, il est tout à fait innocent.

c) Des coupables plus lourdement sanctionnés ?

A partir du croisement des fonds conservés aux Archives Nationales à Pierrefitte concernant les prisonniers de guerre et des sources allemandes concernant les femmes, nous avons établi un corpus de 90 cas qui ont pu être comparés. Les résultats de l’analyse sont édifiants. Ils font ressortir que les hommes sont de manière générale condamnés à de la prison, pour des peines d’une durée moyenne de 32 mois. Les sanctions qui touchent les femmes diffèrent en revanche : elles représentent pour moitié des peines de prison, en moyenne de 11 mois, et des peines de Zuchthaus d’en moyenne 24 mois pour le reste. Cet échantillon confirme le fait que les procès des femmes se déroulent quasiment toujours avant celui des hommes, qui interviennent entre 1 à 6 mois après.

Les 90 cas sélectionnés sont tous des délits qui impliquent un rapport sexuel, ce qui explique les peines élevées. L’intérêt de l’analyse de cet échantillon est de pouvoir observer les différences de traitement entre les femmes et les prisonniers de guerre pour un même acte tout au long de la période considérée. Il résulte que les hommes ont en moyenne des peines plus élevées que les femmes et que le processus judiciaire suit le schéma classique selon lequel les femmes sont toujours condamnées avant les prisonniers de guerre.

Les parcours judiciaires des prisonniers se laissent donc plus ou moins précisément retracer. Leur analyse n’en est pas moins riche d’enseignements, grâce aux croisements des sources. Cette confrontation fait ressortir les différences de jugements appliqués aux femmes

La Rochelle, Rumeur des Anges, 1991. Cf chapitre 8, 8.1.

560 AN Pierrefitte F/9/2394, dossier de René S.

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allemandes et aux prisonniers de guerre. Le même délit peut en effet donner lieu à des peines diverses selon que l’on est captif ou citoyenne du Reich. Rappelons toutefois que d’autres types de peines sont possibles qui se laissent difficilement saisir. Les prisonniers peuvent ainsi se voir infliger des peines disciplinaires (disziplinare Strafen) dont la durée va de quelques jours à quelques semaines. Celles-ci sont gérées directement par les commandos ou commandants du camp, et ne laissent donc peu ou pas de traces dans les archives562. Des bribes d’informations peuvent être recueillies sur ces peines disciplinaires dans les cas où le prisonnier est condamné, car son dossier évoque alors ses antécédents judiciaires. Le dossier de Paul B., impliqué dans une affaire de Verbotener Umgang avec Ilse B., mentionne ainsi qu’il a écopé préalablement d’une peine disciplinaire de 21 jours au sein de son Arbeitskommando à Greifenberg563. De même, une liasse de documents figure dans le fonds des Archives Nationales à Pierrefitte, intitulée « Peines disciplinaires contre des prisonniers de guerre » réunissant pour chaque cas une fiche succincte. Ces documents ne nous permettent pas toutefois de suivre le déroulement des peines disciplinaires564.