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Entre assignation par le haut et aspirations féminines : des ennemis en guerre ?

Chapitre 1- Présentation des acteurs : des ennemis sous le IIIème Reich ?

1.4 Entre assignation par le haut et aspirations féminines : des ennemis en guerre ?

Ce titre reflète l’idée qu’on assigne par le « haut » aux acteurs des relations interdites d’être des ennemis. La construction de cette catégorie met en jeu la notion d’appartenance : appartenance à un pays, renvoyant à une construction culturelle, la nation, elle-même nourrie d’imaginaires puisant à des histoires nationales qui se croisent dans le cas de l’Allemagne et de la France. Les éléments de ces imaginaires nationaux dont Benedict Anderson295 a montré le processus d’élaboration dans l’Europe du XIXe siècle s’alimentent à la culture, à l’histoire, à la langue, aux particularismes, aux sentiments296. L’affrontement armé qui oppose l’Allemagne et la France entre 1870-1871, puis durant le Premier Conflit mondial, offre un terrain adéquat pour analyser les modalités de la construction de la figure de l’ennemi. Adossé à des stéréotypes supposés être la quintessence des identités nationales (l’Allemagne, incapable de se guérir du militarisme prussien, la France qui rend visible sa faiblesse en choisissant d’être représentée par une allégorie féminine, Marianne), l’ennemi est déshumanisé, réifié, animalisé sous la figure du cochon qui peuple les cartes postales françaises produites pendant la Grande Guerre297. Ce conflit réactive les images nées en 1870 figeant du côté français la figure du

293 J. Chapoutot, La loi du sang, op. cit. p. 522.

294 Leonie Wagner, Nationalsozialistische Frauenansichten. Vorstellungen von Weiblichkeit und Politik führender Frauen im Nationalsozialismus, Berlin, Mensch & Buch Verlag, 2010. Voir p. 179-185.

295 Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres,

Verso, 1991.

296 Sur la construction du terme « Nation », ou pourra se référer aussi pour la France à : Jean-Claude Caron, La nation, l’État et la démocratie en France de 1789 à 1914, Paris, Armand Colin, 1999.

297 Pierre Brouland et Guillaume Doizy, La Grande Guerre des cartes postales, Paris, Hugo Images, 2013 ; Claude

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« Boche »298. L’Allemand reste du côté de la Barbarie, des « atrocités allemandes » qui se jouent dans le Nord de la France et en Belgique au début de la Première Guerre mondiale299.

L’historienne Juliette Courmont démontre que la diabolisation de l’« Autre », en l’occurrence le soldat allemand, est une pratique de guerre. En partant des représentations sur l’odeur fétide qui émane des « Boches », idée répandue à cette époque, l’auteure affirme que cette croyance est un moyen de « rejeter au plus loin de soi » l’ennemi, permettant de légitimer la violence300. De même, alors que la question de l’infanticide est un sujet sensible du fait des enjeux démographiques qu’elle recèle, les cas mettant en jeu des enfants nés de viols commis par les « Boches » suscitent la clémence des juges vis-à-vis de mères dont le geste est interprété comme un acte d’attachement à la patrie. Stéphane Audoin-Rouzeau dans L’enfant de l’ennemi retrace la trajectoire d’une domestique, Joséphine, qui a tué son nouveau-né issu d’un viol commis par un soldat allemand en août 1916. Lors de son procès, son geste est accueilli par les applaudissements du public et l’avocat de la défense souligne le caractère héroïque de cette action qui a permis de supprimer un « petit Allemand301 ».

Lors du Second Conflit mondial, la peur d’une « France négrifiée » est utilisée par la propagande nazie pour diaboliser un ennemi, qui fait appel aux populations de couleur pour se défendre. On sait que les troupes coloniales françaises, utilisées dès la Première Guerre mondiale, ont laissé une forte impression en Allemagne. L’épisode de l’occupation de la Ruhr qui met en contact les populations locales avec des Sénégalais exacerbe l’aversion vis-à-vis d’un pays qui incarne « la honte noire302 ». La crainte des mélanges raciaux renforce la volonté des Allemands de se protéger du peuple français303. Les crimes commis, et leur divulgation à grande échelle, renforcent ces représentations, qui existaient déjà avant la guerre, mais qui se nourrissent l’une l’autre. La construction de la figure de l’ennemi comme figure radicale de l’Altérité permet de resserrer les liens nationaux, essentiels en temps de guerre.

Cette construction de l’ennemi qui relève de la culture de guerre, notamment durant le Premier Conflit mondial, est nourrie par une volonté étatique de souder la communauté

éditions, 2012.

298 Sur la construction de la figure de l’ennemi, on renverra à l’ouvrage de M. Jeismann, Das Vaterland, op. cit.

Voir également : Julia Torrie, German Soldiers and the Occupation of France, 1940-1944, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.

299 A ce sujet, se référer à : Alan Kramer et John Horne, Les atrocités allemandes 1914, Paris, Editions Tallandier,

2005.

300 J. Courmont, « Odeurs et représentations de l’Autre pendant la Première Guerre mondiale », art cit.

301 Stéphane Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi (1914-1918) : viol, avortement, infanticide pendant la Grande guerre, Paris, Aubier, 1995.

302 Jean-Yves Le Naour, La honte noire : l’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Paris,

Hachette Littératures, 2003.

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nationale dans le cadre de la propagande304. Cette dernière mise sur le principe selon lequel plus la peur de l’ennemi est grande, plus la volonté de le combattre est tenace. La distorsion entre cet objectif et la réalité frappe cependant, comme l’a souligné Fabrice Virgili. Les Allemands qui arrivent en France en 1940 sont bien loin de l’image colportée sur eux. Il cite le témoignage de Simone de Beauvoir : « Les Allemands ne coupaient pas les mains des enfants, ils payaient leurs consommations, […] ils parlaient poliment305 ». Les Allemands que l’on côtoie ne correspondent donc pas aux représentations héritées de l’ennemi. Ils font même bonne impression. Il en va de même pour les Français en captivité en Allemagne.

L’image des femmes allemandes avant la Seconde Guerre mondiale n’est guère plus valorisante aux yeux des Français. Le legs de la Grande Guerre est important aussi en ce domaine. Elles sont réduites, comme les hommes, à une représentation animale, comme en témoigne ce récit écrit par un soldat en 1918 :

« Ah ! si jamais nous allons en Bochie nous allons leur faire voir un peu à ces salauds de quel bois on se chauffe, ils ont violé nos filles, déshonoré nos femmes, nous en ferons autant ; pour ma part, je fais venir un stock de capotes car j’aurais trop peur de me salir à leur contact de ces superbes gretchens, il paraît qu’elles ont du rabiot de gras-double et qu’elles sentent toute l’aigre306 ».

Les violences sexuées associées aux femmes transparaissent dans cet extrait. On sait que le viol de guerre est tout autant un délit éminemment genré qu’une arme de guerre, qui exprime le contrôle d’un territoire, la prise de possession des femmes comme moyen d’atteindre la communauté des hommes, incapables de protéger leurs compagnes, filles et mères307. S’en prendre aux femmes revient en ce sens à porter atteinte à leur nation d’appartenance. La réponse à ces « attaques », dont les femmes sont les cibles, consiste à « en faire autant », appliquant une loi du talion qui renverse contre l’adversaire ses propres armes. La référence aux préservatifs dont il faudrait user pour se protéger des femmes allemandes semble plus s’inscrire dans une perspective anthropologique que proprement hygiénique. L’utilisation des « capotes » contre les maladies vénériennes est en effet assez peu répandue chez les soldats français, à l’inverse des soldats allemands, où le contrôle des maladies infectieuses sexuellement transmissibles est

304 Ibid. p.17. 305 Ibid. p.18.

306 Service Historique de l’Armée de Terre au Chateau de Vincennes (SHAT), 16N 1395, lettre du 4 avril 1918,

soldat du 224e régiment d’Artillerie, II° armée.

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beaucoup plus strict308. L’allusion au préservatif relève donc davantage selon nous du registre symbolique exprimant un dégoût, la crainte d’une souillure comparable à celle qu’évoque Mary Douglas dans son ouvrage sur les notions de pollution et de tabou309.

La référence aux « gretchens », surnom péjoratif pour parler des femmes allemandes, apporte une touche finale au tableau. L’évocation d’un physique disgracieux associé au gras animal (« rabiot de gras-double »), à une odeur désagréable (« aigre ») témoigne que les stéréotypes antigermaniques n’épargnent pas les femmes. Si le front donne l’occasion d’une rencontre souvent meurtrière avec les soldats « boches », leurs compagnes restent cependant une figure lointaine sur lesquelles des rumeurs circulent : l’auteur utilise ici significativement le terme « il paraît ».

Les croyances collectives cèdent pourtant rapidement le pas à la vision de « jolies femmes » lorsque les prisonniers de guerre français se retrouvent sur le sol allemand. Patrice Arnaud relève ces indices dans les témoignages de requis du STO. L’un d’entre eux déclare qu’« il est commun en France d’affirmer que les Allemandes sont épaisses, raides, sans grâce, qu’elles ont de grosses lunettes et des nattes ». Il dément pourtant ces clichés, affirmant qu’il n’y a « rien de plus faux », avant d’ajouter qu’« aujourd’hui, les filles sans lunettes, sans nattes et bien tournées ne manquent pas au bord de l’eau310».

Forte de ce répertoire accumulé depuis les années 1870, entretenue par la propagande, la vision de l’ennemi est cependant altérée par l’expérience de la confrontation. Nos acteurs se découvrent et celui qui est censé être l’ennemi devient familier, vient s’inscrire dans la vie quotidienne. Helga Bories-Sawala écrit à ce sujet que : « les frontières entre « amis » et « ennemis » coïncidaient de moins en moins avec celles qui séparaient Allemands et Français » et que ces frontières se sont « plutôt formées dans la réalité sociale du pays en guerre, avec ses contraintes, ses hiérarchies, mais aussi ses îlots de liberté et d’humanité311 ». Cette citation témoigne de la complexité des relations humaines, irréductibles aux catégorisations d’essence racialiste. Autrement dit, on assiste à un conflit d’identités, entre d’une part les appartenances nationales dont relèvent les acteurs, en l’occurrence français ou allemands, et d’autre part le lien social qui fait des individus des amis ou des ennemis. A cette séparation entre des catégories relevant du national ou de l’universel s’en ajoutent d’autres opposant civils et militaires. Ces

308 Regina Mühlhäuser, Eroberungen. Sexuelle Gewalttaten und intime Beziehungen deutscher Soldaten in der Sowjetunion 1941-1945, Hambourg, Hamburger Edition, 2010. Ici p. 209.

309 Mary Douglas, Purity and Danger, Londres, Routledge, 1967. 310 P. Arnaud, Les STO, Ed. 2010, op. cit. p. 246.

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catégories évoluent également selon des temporalités différentes, se transformant. Les représentations qui s’édifient sur le long terme, dont l’origine remonte au conflit précédent, voire à la guerre franco-prussienne du siècle passé, sont déconstruites sur le temps court du conflit, au gré de la vie commune quotidienne, une fois la méfiance passée.

Les autorités du Troisième Reich ont-elles sous-estimé l’agentivité des acteurs, à travers cette attirance éprouvée vis-à-vis de l’ennemi ? La capacité du discours national-socialiste à forger un peuple sain au sein de la Volksgemeinschaft sachant de manière innée ce qui est bon pour lui, a été démentie par l’attitude d’un certain nombre de femmes allemandes qualifiées « d’asociales ». Cette entrée dans le sujet par les normes nous laisse apercevoir comment la population, de son point de vue, à son niveau, a pu braver l’interdit, transgresser les principes.

La mise en contexte du cadre dans lequel évoluent les acteurs des relations interdites débouche sur plusieurs constats. Les prisonniers de guerre français n’étaient pas tous reclus dans des camps ni isolés de la population, bien au contraire. Ils ont été, comme de nombreux autres étrangers au sein du Reich, mis au travail, et ont participé massivement à l’économie de guerre. S’ils ne sont pas les seuls à être confrontés à la population allemande, leur étude spécifique est intéressante du point de vue de leur nationalité et de leur statut –captif de guerre – qui les placent en tant que militaires dans une autre posture face à la société que leurs homologues du STO et autres travailleurs civils volontaires.

Les femmes allemandes, quant à elles, représentent un groupe qui n’est pas homogène a priori. Le vaste ensemble qu’elles constituent fera l’objet pour cette raison d’une analyse détaillée dans le chapitre 4 qui envisagera de tracer le profil de celles qui ont fait un geste envers l’« ennemi ». La rencontre et les échanges entre ces militaires, qui ont perdu la guerre, et ces civiles, qui appartiennent au camp des vainqueurs, nous permettent d’interroger la notion « d’ennemi sous le IIIème Reich », assignation essentielle dans le cadre d’un conflit. Pour les nationaux-socialistes il n’y a pas un ennemi, mais des ennemis, parmi lesquels les Français sembleraient être un sujet de moindre préoccupation. Ainsi placées dans cette zone grise, les relations entre prisonniers français et femmes allemandes constituent un poste d’observation pour étudier les failles du système issu de l’idéologie national-socialiste. Le prochain chapitre s’attachera ainsi à la définition d’une notion cruciale pour comprendre le fonctionnement de la société allemande à cette époque, la Volksgemeinschaft. Le contexte guerrier oblige en effet le

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régime à composer avec ces millions de travailleurs étrangers qu’il a appelés pour soutenir l’effort de guerre du Reich. Il en résulte une problématique nouvelle, qui n’est pas forcément aisée à résoudre : comment gérer ces flux sans compromettre l’équilibre de la Volksgemeinschaft ?

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