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Chapitre 6. Obstacles et influences alternatives au néolibéralisme

6.3 Influence significative exercée par les parents

On vient tout juste de voir comment deux éléments contextuels, soit la situation économique et la provenance géographique, font en sorte que les étudiants s’écartent du processus décisionnel que le néolibéralisme souhaite qu’ils adoptent. Or, s’ils laissent de côté la rationalité économique et l’individualisme dans leur manière de choisir, c’est aussi parce qu’il est impossible de s’intéresser à l’étudiant sans considérer les liens multiples qui l’unissent à son réseau social, surtout à ses parents qui ont un impact distinct lorsque vient le temps pour

lui de poursuivre des études universitaires. Initialement, mon intention d’interroger l’importance jouée par le souhait des parents quant au domaine d’étude que leur enfant devrait étudier après le high school m’est venue de ma familiarité avec le contexte social du Cambodge. Je savais que les parents jouent un rôle important pour leurs enfants et qu’ils les guident souvent assez fermement, sachant toujours ce qui est le mieux pour eux. Sur le terrain, les entretiens ont vite fait de me confirmer cette situation, la rendant pertinente pour illustrer une nouvelle limite à l’influence néolibérale.

Au moment particulier de choisir un programme d’étude pour l’université, les jeunes interrogés consultent sans faute leurs parents. Par la suite, les futurs étudiants entrent dans une interaction singulière avec ceux-ci au sein de laquelle ils réagissent tous bien différemment par rapport aux opinions exprimées de manière plus ou moins contraignante par ces derniers. En fait, il n’y a que deux étudiants qui rapportent que leurs parents ont été très peu contraignants. Ceux-ci se sont contentés de donner quelques conseils quant aux domaines qu’ils croient prometteur en ce moment au Cambodge, puis ils ont proposé de considérer certaines conditions de travail qui peuvent rendre certains emplois plus désirables que d’autres. En dehors de ces deux exceptions, on peut classer le résultat de l’interaction entre les désirs des étudiants et les opinions de leurs parents en trois groupes. Le premier représente ceux qui, apparemment, ont fait leur propre choix sans trop prendre en considération le souhait de leurs parents. Le second regroupe ceux qui se sont complètement effacés lorsqu’ils ont été mis en face des conseils de leurs parents, suivants leur désir sans même exprimer leurs propres préférences. Finalement, quelques étudiants ont opéré une sorte de fusion entre leurs propres aspirations et celles de leurs parents.

D’abord, plus de la moitié des étudiants rapporte que leurs parents ont exprimé clairement le domaine qu’ils devraient poursuivre, ou encore l’emploi qu’ils souhaiteraient que leur enfant occupe à la sortie de l’université. Néanmoins, dix de ces étudiants ont choisi un programme d’étude à l’encontre du souhait exprimé par leurs parents. Dans un premier temps, cette découverte m’a surprise, car je m’attendais à ce que les jeunes soient plus dépendants des

où un enfant a l’opportunité de poursuivre une éducation tertiaire, les relations familiales telles qu’elles s’imbriquent dans la hiérarchie sociale sont bouleversées. À cette étape charnière, les parents sont plusieurs à faire preuve d’humilité, reconnaissant que le diplôme que leur enfant possède et que si peu d’entre eux détiennent le place dans une meilleure position pour prendre cette décision. Ils reconnaissent que leur perspicacité pour toutes les choses de la vie a ses limites et qu’ils n’ont que très peu d’information sur les études supérieures et le marché du travail qui se dresse à l’horizon pour le Cambodge, surtout lorsqu’ils ne sont pas familiers avec Phnom Penh et le développement effréné que la capitale connaît. La confiance que les parents démontrent à leur enfant m’est apparue inattendue et touchante vu le type de relations qui est habituellement entretenu dans la cellule familiale. Par ailleurs, l’importance que jouent les parents demeure puisque huit de ces étudiants se sont tout de même assurés d’avoir l’accord et le support de leurs parents après avoir pris leur décision.

Tous les étudiants n’ont pas été en mesure de faire leur choix de manière plutôt autonome comme ceux du premier groupe. Pour cinq jeunes, le parcours universitaire a été tracé par leurs parents qui savaient parfaitement quel programme leur enfant devrait étudier, puis quel emploi il serait souhaitable qu’il occupe. La décision qu’ils ont prise a simplement été celle d’accepter le plan que leurs parents leur ont présenté. Les étudiants 4 et 6 n’ont même pas eu à réfléchir à ce qu’ils aimeraient faire plus tard, ne voyant aucune autre voie que celle qui leur était proposée d’emprunter. Quant à eux, les étudiants 3, 11 et 14 ont préféré garder sous silence leurs propres aspirations afin de s’assurer de plaire à leurs parents, d’être de bons enfants et d’éviter de les contrarier. L’un d’eux a d’ailleurs précisé qu’il a préféré de ne pas exprimer ce qu’il souhaite réellement étudier, car il est persuadé que ses parents ne seraient pas d’accord avec ses projets. Le faire ne servirait donc à rien, en plus de courir le risque d’envenimer leur relation. Après tout, comme on l’a vu, la plupart des étudiants rencontrés à Phnom Penh dépendent financièrement de leur famille; ils ont donc certainement leur mot à dire.

Ensuite, un dernier groupe de quatre étudiants propose une interaction fort intéressante où leurs aspirations personnelles fusionnent avec celles exprimées par leurs parents. L’étudiante 17 propose une situation assez ambiguë puisqu’elle désire devenir infirmière depuis qu’elle est toute petite, ce que, évidemment, ses parents désirent également pour elle. Dans ce cas- ci, l’exemple ne m’offre pas vraiment l’opportunité d’analyser ce qui s’est produit, bien qu’on puisse deviner que ses parents ont probablement eu plus d’une chance de l’influencer dès son enfance. Par ailleurs, le résultat demeure le même et l’on verra que les illustrations à venir sont beaucoup plus riches. Par exemple, les étudiantes 7 et 19, qui désiraient respectivement poursuivre leurs études en relations internationales et en tourisme dans le but de devenir guide, se sont heurtées au farouche désaccord de leurs parents qui ont critiqué leurs ambitions et refusé qu’elles soient poursuivies. Ensemble, ils ont ensuite eu une discussion où les parents se sont exprimés, offrant leurs conseils ainsi que des alternatives qu’ils jugent plus intéressantes pour leur fille. Dans les deux cas, après avoir considéré l’opinion de leurs parents et d’y avoir réfléchi abondamment, les deux étudiantes sont arrivées à la même conclusion que leurs parents. C’est ainsi que, lors des entretiens, elles me présentent d’abord leur choix respectif d’étudier la pharmacie et la comptabilité comme les leurs, convaincues d’avoir pris la bonne décision. Alors qu’à première vue, elles paraissent avoir fait leur choix de manière autonome, nos échanges me poussent à croire qu’ils ont opéré une sorte de fusion entre leurs ambitions et les aspirations que leurs parents avaient à leur égard. Le dernier exemple, celui de l’étudiant 13 dont les études en médecine sont sur le point de se terminer, présente une forme de fusion qui laisse plus de place à la complémentarité. Celui-ci reconnaît volontiers le rôle joué par ses parents dans sa décision d’entamer de telles études. Il s’approprie donc leurs raisons, puis vient y greffer ses motivations plus personnelles, ce qui lui permet de présenter un tableau cohérent où ses ambitions et celles que ses parents ont pour lui s’unissent.

À la lumière de ces trois groupes d’étudiants qui entrent dans des relations bien différentes avec leurs parents au moment de faire un choix de programme universitaire, l’influence de ces derniers n’est plus à prouver. Les derniers paragraphes ont certainement fait la preuve qu’il est difficile pour ces jeunes d’agir en homo œconomicus en tout temps puisque les

influences alternatives au néolibéralisme agissent avec tout autant de force. Seulement six des étudiants avec qui j’ai discuté affirment que leurs parents n’ont pas partagé de conseils et n’avaient pas préparé de plan pour leur enfant qui était sur le point d’entreprendre ses études supérieures. À ce titre, il faut noter que quatre d’entre eux ont alors pu compter sur d’autres individus qui joueront un rôle d’avant plan dans leur parcours universitaire, ce qui sera abordé au prochain sous-chapitre.

On voit donc qu’au Cambodge, l’éducation tertiaire est clairement un projet familial. C’est par nécessité et dans une relation permanente avec la sphère familiale qu’elle est discutée, planifiée et financée par toute la famille. Cette logique s’explique certainement par une particularité de leur monde sociale qui fait en sorte que le succès à l’université d’un des membres de la famille aura des répercussions positives sur tous, ou du moins c’est ce qui est espéré. C’est ainsi que les parents ont leur mot à dire sur le choix du programme universitaire, tout comme la famille plus élargie dans certains cas puisqu’elle contribue financièrement à la poursuite des études universitaires. Le processus décisionnel inclut donc toujours au moins une discussion, mais souvent une sorte de négociation complexe où la voix du futur étudiant peut avoir plus ou moins de poids. Sur ce plan, l’autonomie de l’étudiant qui fait un choix est rarement parfaite et en plus de sa situation économique et géographique, il doit absolument prendre en considération les intérêts et les connaissances des membres de sa famille (Peou 2017 : 34).

6.4 Le genre influence les choix et limite l’accessibilité