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Chapitre 1. Cadre Conceptuel

1.4 Agency

Je désire à présent me tourner vers le concept d’agency qui, dans le cadre de mon projet, permettra de lier la subjectivité des étudiants à une forme de pouvoir offrant une symétrie, par le bas, au pouvoir de la structure néolibérale telle qu’elle se déploie par la gouvernementalité. Comme le dit Ortner, la subjectivité est la base de l’agency et elle permet de comprendre comment les individus tentent d’agir sur le monde, alors même qu’ils sont sujets de structures agissant sur eux. L’agency « takes shape as specific desires and intentions within a matrix of

subjectivity - of (culturally constituted) feelings, thoughts and meanings » (Ortner 2006b: 110).

Le concept est donc généralement compris en termes de capacité d’agir, d’influencer et de garder le contrôle sur sa propre vie, mais il est aussi possible de le définir beaucoup plus précisément (Ortner 2001 : 78).

Pour ce faire, on peut présenter l’agency en lui reconnaissant trois éléments qui la constituent (Ortner 2006a: 134; 136; 137-138). Le premier trait est son intentionnalité puisque l’individu qui entreprend une action est toujours en train de poursuivre un objectif particulier qui le motive justement à agir. Le second rappelle que l’agency est toujours issue du contexte duquel elle émerge, et donc qu’il s’agit d’une construction socioculturelle. Finalement, l’agency est nécessairement liée au pouvoir puisqu’il reconnaît la capacité de l’individu à provoquer une transformation autant que la possibilité que la structure établisse sa domination sur l’individu. L’agency et la structure sont alors les deux faces d’une même pièce: la structure est modelée par l’agency collective et l’agency individuelle s’inspire et se nourrit de la structure, d’où la symétrie (Vandenbroek 2010 : 484).

Pour le dire autrement, l’agency rend possible la poursuite de projets culturellement constitués qui sont pris au centre d’un jeu de pouvoir où s’opposent domination et résistance (Ortner 2006a: 139). Les individus font leurs choix et planifient leur avenir, mais ils sont toujours limités par des contraintes structurelles et institutionnelles qui reproduisent des inégalités sociales liées à leur classe sociale, leurs valeurs culturelles, leur genre, la région qu’ils habitent, etc. (Heinz 2009 : 392-393). En s’intéressant aux incompatibilités entre la

structure et l’agency, on peut alors améliorer notre compréhension du phénomène (Öjendal et Sedara 2006 : 509). Mon projet révélera, du côté de la structure et de la domination, l’adoption par les étudiants de Phnom Penh de la subjectivité néolibérale qui leur est en quelque sorte imposée par l’intermédiaire de l’université et d’autres entités internationales qui se sont installées dans leur quotidien. De l’autre côté, j’aurai recours à une forme de résistance permettant aux étudiants d’accepter certaines catégories et pratiques dominantes, mais jamais sans les transformer au moment de les adopter (Ortner 2006a : 144). Je préciserai sous peu ma manière d’aborder la résistance, mais pour l’instant, il faut savoir qu’elle n’est pas une simple opposition au pouvoir, mais qu’elle émerge plutôt de la dialectique entre des pratiques (agency) et les structures qui contraignent ces pratiques, tout en leurs offrant l’opportunité d’être, à leur tour, créatrices et transformatrices (Ortner 1995 : 191; Cornet 2012 : 34-35). Les individus adoptent alors un processus permanent de «

reframing, rethinking, and reshaping virtually everything that came their way » leur permettant

de s’approprier la structure, et ils peuvent ainsi développer une alternative ou une sorte de compromis émancipateur (Rapport et Overing 2007 : 7; Ortner 2001 : 78). Ce dernier sera, selon une vision foucaldienne de l’agency, « ineluctably bound up with the historically and culturally specific disciplines through which a subject is form » (Mahmood 2004 : 29 in Michaud 2012 : 1855).

L’analyse que je proposerai au chapitre 5 s’appuie ensuite sur la proposition suivante :

reprendre les grands traits de la subjectivité néolibérale et les considérer comme étant l’agency néolibérale attendue des individus. Par la suite, suivant Kingfisher et Maskovsky, je soulignerai au chapitre 6 les fissures et les limites de l’influence néolibérale qui apparaissent lors de son implantation et qui prennent la forme d’influences alternatives ayant leurs propres rationalités (Kingfisher et Maskovsky 2008 : 118 in Gershon 2011 : 537; 539). Dans le but d’illustrer le type de résistance dont font preuve les étudiants, les limites à l’adoption de cette subjectivité particulière et à la redéfinition de l’éducation seront présentées afin de révéler l’impact qu’elles ont sur la manière qu’ont ces jeunes d’aborder leur parcours universitaire. Elles permettent alors de révéler comment les étudiants répondent aux nouvelles conditions

socioculturelles, économiques et politiques à partir de leurs ressources personnelles, sociales et culturelles (Peou 2016 : 178).

Les recherches récentes s’intéressant à la transition des jeunes vers l’âge adulte avancent que l’autonomie du choix est un élément clé des sociétés post-traditionnelles, direction vers laquelle semble se diriger le Cambodge. Au sein de ce champ d’études, le modèle du choix rationnel s’est révélé être la théorie dominante pour expliquer comment les jeunes prennent leurs décisions quant à leur futur de manière à maximiser leurs ressources (Heinz 2009 : 397). Nous avons déjà vu qu’il s’agit également de la perspective proposée par le néolibéralisme. Or, l’homo œconomicus n’est peut-être pas aussi rationnel qu’on le pense lorsqu’on accepte le sens strict que lui donne le néolibéralisme. C’est ce qu’affirme le récipiendaire d’un Prix Nobel Daniel Kahneman qui appelle à considérer les racines sociales de la prise de décision, en plus des émotions et des convictions de chaque individu (Heinz 2009 : 399). Ces considérations orientent les objectifs poursuivis, les résultats escomptés, ainsi que les préférences relativement aux options proposées aux jeunes. L’agency, c’est donc de préférer ses projets ou de se donner le droit d’avoir des projets qui, plutôt que de provenir de la structure néolibérale, proviennent de la structure socioculturelle locale (Ortner 2001 : 81).

À ce sujet, s’intéresser au Vietnam, pays voisin du Cambodge où les développements socio- économiques récents sont à tout le moins similaires, permet d’entrevoir ce que mon terrain pourra révéler au sujet de l’agency des étudiants universitaires de Phnom Penh. D’abord, on peut s’attendre à ce que l’influence parentale soit perceptible dans à peu près tous les aspects de la vie des jeunes et qu’il soit très important pour ces derniers de suivre les conseils de leurs parents. Chez les diplômés universitaires de Hanoï, cette dynamique apparaît parfois obligatoire, mais de plus en plus, elle devient optionnelle pour certaines décisions telles que le choix du domaine d’étude par exemple (Nguyen 2003 : 209). On peut aussi anticiper l’impact des inégalités de genre qui, bien qu’elles soient plutôt absentes du côté des urbains éduqués, demeurent toujours présentes dans la sphère privée lorsqu’on s’attarde aux tâches ménagères qui reflètent bien les rôles genrés (Nguyen 2003 : 279).

Cette situation dévoile la distinction qu’il faut noter entre le public et le privé, ce qui risque aussi de révéler d’intéressantes caractéristiques de l’agency des étudiants universitaires rencontrés à Phnom Penh.

En conclusion, pour rapatrier le concept à ma recherche, j’avance que les étudiants rencontrés à la Royal University of Phnom Penh sont déjà empreints d’une subjectivité qui leur est propre, essentiellement khmère. Or, ils sont aussi les sujets d’une structure qui les domine, le néolibéralisme, qui entend bien leur imposer une toute nouvelle subjectivité (néolibérale) afin de modifier leurs désirs et aspirations. En réponse, ces étudiants font preuve d’agency en mettant à profit leurs propres rêves et aspirations qui sont mieux adaptés au contexte socioculturel au travers duquel ils évoluent depuis tout-petits. « Structure is

constitutive of subjective consciousness (by providing vocabulary to think oneself) and agency (or indigenisation of structure) in turn constitutes structure in the everyday practices that reproduce (while adapting and changing) structure » (Cornet 2012 : 36). Ce que je

propose de présenter dans ce mémoire, c’est le résultat de la rencontre entre la structure néolibérale et l’agency des étudiants, au terme de laquelle la définition néolibérale de l’éducation et la subjectivité de l’homo œconomicus sont indigénisées en fonction des contraintes et opportunités néolibérales et khmères.