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Chapitre 1. Cadre Conceptuel

1.5 Indigénisation

Pour traiter de la manière dont le néolibéralisme et ses effets sont accueillis au Cambodge, les outils disponibles sont nombreux. À une époque, les sciences sociales se sont particulièrement intéressées à l’hybridité, lui reconnaissant plusieurs formes telles que le syncrétisme, le bricolage de Lévi-Strauss, ou encore la créolisation (Kapchan et Strong 1999 : 240-241). Ces manifestations de l’hybridité contribuent toutes à traiter de la créativité humaine lors de contacts interculturels majeurs. Elles révèlent donc des situations où l’autonomie socialement construite d’entités historiquement distinctes est confrontée l’une à l’autre (Kapchan 1993 : 6 in Kapchan et Strong 1999 : 243).

Or, cette manière de penser ces phénomènes de rencontre interculturelle est problématique pour l’anthropologie puisque la discipline aborde généralement toutes les cultures en tant que constructions sociales. À partir de ce moment, les concepts tout juste mentionnés demeurent utiles d’un point de vue strictement descriptif, mais ils perdent leur attrait analytique puisque ces contacts entre cultures font partie intégrale de la genèse de chacune d’entre elles, ce qui est encore plus flagrant aujourd’hui alors que les interactions interculturelles se multiplient et s’accélèrent (Palmié 2006 : 445-448). L’hybridité n’arrive donc pas à répondre aux besoins conceptuels contemporains où l’analyse doit porter sur ce monde globalisé que nous livre actuellement le néolibéralisme avec une intensité tout à fait sans précédent. La réponse de l’anthropologie au défi qui lui a été posé s’est formulée dans l’élaboration du concept d’indigénisation.

Ce dernier est employé par les anthropologues qui s’intéressent à la situation générale où l’Occident occupe une position dominante conférée par sa modernité et où, autrefois, les aspirations d’hégémonie semblaient encourager l’homogénéisation. Par rapport à ce contexte, la discipline a d’abord perçu les Autres comme des victimes en voie de perdre leur culture, comme en témoigne les pronostics à l’égard des Inuits arrachés à leur communauté dans les années 1950 et 1960: « they would learn to live like white folks of the species Homo

economicus, sever their relations to their villages and their cultures - and never go back »

(Sahlins 1999: ii; vii). Or, cette thèse a largement été réfutée puisqu’on s’aperçoit que peu importe le contexte, l’autonomie locale peut persister, qu’il peut y avoir résistance.

En effet, plutôt que de devenir de simples répliques de l’Occident, ces populations développent des adaptations créatives et encouragent des innovations locales leur permettant de choisir des variantes ou d'élaborer des alternatives à ce qui leur est proposé (Kahn 2011 : 664). Dans les premières heures de l’utilisation du concept d’indigénisation en anthropologie, celui-ci a surtout été appliqué à des marchandises, des biens de consommation ou des produits techniques. Il était alors intéressant, par exemple, de voir comment l’introduction de la motoneige contribue à faciliter et renforcer les pratiques traditionnelles liées à la chasse plutôt qu’à les faire disparaître. Ce n’est que plus tard que le

concept a dû se renouveler afin d’élargir son utilité, ce qui lui a permis d’être employé pour s’intéresser à la « « cosmologie » singulière » du capitalisme (Babadzan 2009 : 110). Voilà pourquoi il m’apparaît pertinent dans le cadre de mon projet.

Aujourd’hui, le néolibéralisme apparaît comme le principal vecteur de la modernité occidentale et son principal résultat est, pour mes préoccupations de recherche, l’adoption d’une nouvelle subjectivité par les étudiants universitaires sous son joug. Pour saisir la particularité que présentent les établissements d’éducation supérieure de Phnom Penh, je juge pertinent de coupler le concept d’indigénisation à celui de vernacularisation qui propose un angle intéressant sous lequel les aborder. L’une de ses formes, la vernacularisation de type réplication, me permet de considérer qu’au Cambodge, l’université est une institution largement importée de l’extérieur et que par ce processus, elle demeure à peu près intacte, alors que le contexte local fournit une manière culturellement appropriée d’en faire sens (Merry 2006 : 44).

En s’y attardant, on s’aperçoit que l’éducation supérieure du pays garde plusieurs caractéristiques issues de la période coloniale française, mais il serait beaucoup plus pertinent, aujourd’hui, de la qualifier de néolibérale. Sa forme actuelle étant issue du néolibéralisme, c’est l’université qui joue le rôle, dans le cadre de ce mémoire du moins, de principale institution encadrant le remodelage des étudiants. Alors qu’elle contribue fortement à l’adoption de la subjectivité néolibérale par ces jeunes, ceux-ci opèrent une indigénisation de ces nouvelles idées de manière pragmatique et stratégique sans que les nouvelles interprétations ou injections de sens viennent remplacer celles qui précèdent le processus.

Au sujet de l’homo œconomicus, le travail de Rudnyckyj démontre bien comment celui-ci peut être indigénisé symboliquement, tout en demeurant ce qu’il était dans son contexte d’émergence et tout en produisant exactement les mêmes effets (Rudnyckyj 2009). Ainsi, en m’intéressant à l’indigénisation de la subjectivité néolibérale chez les étudiants rencontrés à Phnom Penh, je travaille à présenter la manière dont elle est adoptée, en plus de découvrir les limites à son adoption qu’il est possible de trouver dans la culture khmère. À travers ce

mémoire, j’offre au lecteur le résultat du contact entre une subjectivité néolibérale faisant reposer sa transmission sur la simplification, et quelque chose qu’on pourrait appeler, pour les besoins de l’opposition, la culture khmère dans toute sa complexité.

Pour y arriver, j’ai recours aux dernières réflexions sur le processus d’indigénisation qui appellent à intégrer la question du pouvoir dans l’équation, sans quoi la subordination des individus à des catégories culturelles a priori leur dérobe leur agency (Li 2001 : 246 in Babadzan 2009 : 120). En gardant en tête les rapports de pouvoir du néolibéralisme présenté précédemment et en adoptant le concept d’agency tout juste présenté, il me sera possible de rendre compte du processus d’indigénisation qui éclaire la force de l’influence néolibérale tout comme la capacité des étudiants à la contrecarrer. Jusqu’à présent, j’ai mentionné cette notion de résistance de manière assez générale. J’aimerais maintenant prendre le temps de préciser comment j’entends l’employer pour le reste du mémoire.