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Chapitre 5. Démonstration de l’emprise du néolibéralisme sur les étudiants universitaires rencontrés à

5.3 Ce que les étudiants retirent de leur éducation universitaire

5.2.3 Accéder à l’entrepreneuriat

Jusqu’à maintenant, on a vu que la définition néolibérale de l’éducation est largement adoptée par les étudiants rencontrés à Phnom Penh dans la mesure où elle est directement liée à l’emploi et aux conditions de travail qu’ils sont en droit d’envisager pour leur futur. Par ailleurs, un pan bien particulier de ce passage de l’université vers le marché du travail n’a toujours pas été discuté de front. Dans la manière dont le néolibéralisme encourage les individus à se comporter sur le marché de l’emploi, il a déjà été proposé que l’ homo

œconomicus est appelé à devenir une sorte d’homme-entreprise, entrepreneur de lui-même

qui entre en relation directe avec l’entreprise auprès de laquelle il espère obtenir un emploi. Si, plus tôt, cette manière de théoriser le travail sous le néolibéralisme a été utile pour améliorer notre compréhension des concepts avec lesquels je propose d’analyser la situation au Cambodge, elle permettra à présent d’explorer un champ au sein duquel un grand nombre d’étudiants entendent investir leur capital humain: l’entrepreneuriat.

Pour plusieurs étudiants, l’entrepreneuriat s’est fait une place dans leur projet de vie, ce qu’ils me partagent sans que cet aspect de leurs ambitions apparaisse différent de celui où un emploi salarié lié au domaine d’étude est visé. Si quelques étudiants le considèrent comme leur objectif premier, la plupart y voient un but à poursuivre en parallèle à un autre, ou bien ils relaient le projet à plus tard dans leur carrière. Avant de poursuivre avec ce qui a été révélé par les jeunes, je dois débuter par souligner qu’à ce sujet, le contexte du pays est bien différent de celui que je connais au Québec par exemple. Quiconque circule au Cambodge se rend rapidement compte que l’entrepreneuriat y est omniprésent, mais dans une forme qui lui est propre. De nos jours, l’entrepreneuriat est souvent présenté sous la forme romantique des

start-ups du domaine de la technologie qui deviennent multimillionnaires, ou bien de toutes

ces autres histoires à tapisser les journaux, revues et programmes télévisés où les exemples de succès d’envergure, rapide et éphémère intéressent visiblement le grand public.

À l’inverse, ce qu’on retrouve au Cambodge est un entrepreneuriat du quotidien, tout à fait banal, qui apparaît davantage être une stratégie de survie qu’une opportunité de mobilité

sociale. Le contexte entrepreneurial du pays se définit par deux termes: le bazar et l’économie informelle. Pour des raisons politiques, économiques, historiques et socioculturelles, le Cambodge connaît un entrepreneuriat de nécessité et improductif où les entreprises demeurent petites, se développent peu et ne contribuent pas réellement à la croissance économique nationale (Dana, Jaouen et Lasch 2009 : 485). Dans un tel contexte, l’important n’est pas la transaction économique, mais plutôt la relation personnelle où l’échange est basé sur la confiance, sur des prix flexibles, et au sein desquelles la rationalité économique n’a pas nécessairement sa place (Dana, Jaouen et Lasch 2009 : 486).

Durant les quelque six mois où j’ai habité le pays, il a été aisé d’observer ce qui vient d’être décrit. En déambulant n’importe où au Cambodge, on a l’impression que chaque individu, chaque trottoir, chaque rue et chaque maison sont le siège d’un ou plusieurs commerces plus ou moins grands, souvent très petits. L’offre est absolument morcelée, ce qui multiplie les opportunités d’entrepreneuriat pour ces étudiants qui incluent, dans leur parcours vers le marché du travail, de saisir l’une d’entre elles. Ce qui étonne, par contre, c’est que très peu d’entre eux établissent ouvertement le lien entre l’éducation universitaire qu’ils poursuivent et ces quêtes entrepreneuriales qu’ils convoitent. Pourtant, nous avons vu au chapitre précédent que l’entrepreneuriat est fortement lié au néolibéralisme au sein des universités cambodgiennes. Les étudiants 9 et 10 en témoignent, car ils étudient actuellement le

business management dans le but précis de mettre sur pied leur propre entreprise à la suite

de leurs études. Pour eux, étudier à l’université leur fournira les compétences demandées afin d’atteindre leurs objectifs, et ils mettent ici à profit les hard skills obtenus dans leur programme.

Par rapport à l’entrepreneuriat, seule l’étudiante 22 arrive à se démarquer d’entre tous puisqu’elle est déjà propriétaire d’un restaurant de type cuisine de rue juste en face du campus de la RUPP. Son parcours est tumultueux : elle a d’abord étudié business pendant un an, pour ensuite étudier International Studies avec une spécialisation en international

economics. Bien que son domaine d’étude lui procure des compétences qu’elle peut mettre à

accessoires à sa formation qu’elle croit être les plus importants pour elle dans cette aventure. D’abord, elle a un très bon anglais puisqu’elle étudie à la très prestigieuse IFL où tous les cours se donnent dans cette langue. Puisqu’elle prévoit déjà prendre de l’expansion et s’établir dans la ville très touristique de Siem Reap, il s’agit d’un atout important qui lui permettra de mettre son plan à exécution et d’avoir du succès auprès des touristes et expatriés qui sont plus enclins à dépenser la somme relativement élevée associée à ses plats qui font présentement fureur auprès des jeunes de la classe moyenne émergente de Phnom Penh. Actuellement, l’anglais lui permet surtout d’utiliser les ressources disponibles sur internet afin de poursuivre son apprentissage d’un tas de sujets que sa formation universitaire ne lui a pas permis d’acquérir. Par exemple, après avoir passé beaucoup de temps à lire sur l'entrepreneuriat, elle s’efforce à présent de maîtriser davantage le marketing afin d’en faire profiter son entreprise.

De plus, elle fréquente IFL et cette dernière offre à ses étudiants une foule d’opportunités contribuant à améliorer leurs soft skills et à ajouter de notables expériences à leur cheminement, ce qu’elle a déjà saisi. Il y a deux ans, elle a pu être volontaire au sein d’une organisation où elle enseignait principalement le leadership à des jeunes. Elle ne manque pas d’affirmer que l’expérience lui a bien sûr permis d’elle-même améliorer cette compétence qu’elle définit comme un état d’esprit essentiel pour la réussite en entrepreneuriat. Cette période de bénévolat lui a aussi permis d’en apprendre un peu sur le marketing parce qu’elle a pu observer les rouages de l’organisme et contribuer à la réflexion pour la faire connaître auprès des jeunes. Un an plus tard, elle a aussi participé à un séjour d’études en Corée du Sud où elle a saisi sa chance de suivre des cours de marketing et de business. C’est à ce moment qu’elle a pris conscience qu’elle apprécie le domaine du business plus que les autres, décidant alors que c’est la voie qu’elle désire poursuivre pour son futur. De surcroît, le restaurant qu’elle possède propose au Cambodge un type de cuisine très populaire en Corée du Sud. Son voyage l’a donc inspirée de plus d’une façon et elle connaît jusqu’à maintenant pas mal de succès avec son commerce.

Cette expérience unique d’un séjour à l’étranger est ce qui lui a confirmé qu’elle voulait poursuivre l’entrepreneuriat une fois de retour chez elle, mais elle en vient aussi à cette conclusion à la suite de son analyse du contexte du Cambodge. Selon elle, les bons emplois sont très rares au pays, malgré les promesses généralement associées à une éducation universitaire. Elle affirme qu’une fois le diplôme en main, trop d’étudiants doivent occuper un poste qui ne demande pas de formation, et donc qui n’offre pas un salaire avantageux. Mettre sur pied sa propre entreprise était pour elle le seul moyen de s’assurer un avenir meilleur. À ce propos, pour à peu près tous les autres étudiants qui incluent l’entrepreneuriat à leur projet de vie, le lien qu’ils établissent entre leur diplôme et leurs ambitions entrepreneuriales est le capital économique qu’ils seront en mesure de dégager du premier pour l'investir dans le second. Pour l’expliquer, en plus de ce qui est proposé par l’étudiante 22, il faut considérer la prévalence de l'économie informelle dans laquelle s’inscrivent beaucoup de petits commerces, ainsi que de son attrait en termes de conditions de travail agréables qu’elle rend possible du côté de la flexibilité et de l’autonomie. De plus, plusieurs étudiants proviennent des provinces et comptent y retourner pour établir leur famille. En dehors de Phnom Penh, la mise sur pied d’un petit commerce est certainement plus prometteuse que la recherche d’un emploi qui offrirait de bonnes conditions de travail.

Bien que la plupart des étudiants voient seulement, dans la relation entre leur diplôme, leur premier emploi et l’entrepreneuriat, une possibilité qu’offrent les deux premiers d’accumuler le capital financier qui rendra possible le dernier, une attention portée au rôle qu’ils réservent à leur premier emploi de manière plus large est éclairante. Pour les étudiants, ce dernier est entendu comme un moment de mise en action de ce qui a été appris au cours des études, puis d’un moment d’apprentissage pratique de compétences plus spécifiques qui ne s’enseignent pas à l’université. Leur premier emploi leur permettra donc d’acquérir de l’expérience, une étape charnière dans le parcours sur le marché du travail de plusieurs étudiants qui lui reconnaissent une multitude de bénéfices. Pour certains, on y devient meilleur dans l’accomplissement de certaines tâches qui doivent être maîtrisées par ceux qui détiennent un diplôme du programme universitaire concerné. Pour d’autres, ce passage permet de faciliter l’obtention de l’emploi ultimement visé par le jeune qui a réussi ses études

universitaires puisqu’il y développe de nouvelles compétences appartenant au domaine des

soft skills. Pour un dernier groupe, il s’agit bien sûr d’une étape qui rendra possibles leurs

ambitions entrepreneuriales. Or, si ceux-ci n’y voient actuellement qu’un moyen d’amasser les sommes nécessaires à la mise sur pied de leur entreprise, je crois que le moment venu, ils verront, comme l’étudiante 22, à quel point l’acquisition de soft skills sur les lieux de travail comme à l’université contribuera à son succès.