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Chapitre 1. Cadre Conceptuel

1.6 Effets de résistance

D’emblée, aborder le concept de résistance peut être complexe puisque ses définitions sont multiples et ne font pas consensus. En anthropologie, c'est en s'intéressant à la tension entre les déterminants structurels et l'agency individuelle qu'on arrive généralement à la saisir (Hoffman 1999 : 673). À première vue, il peut être tentant de lier la capacité d'agir des individus à une forme de résistance qui s'érige nécessairement à l'encontre d'une structure de pouvoir ou, plus spécifiquement, à l'une de ses manifestations les plus dérangeantes. Or, au moment où Foucault met en lumière des formes de pouvoir moins institutionnalisées qui opèrent au quotidien et en permanence, Scott attire l'attention sur des formes de résistance qui leurs sont en miroir (Ortner 1995 : 175). La résistance au quotidien qu’il propose présente alors un intérêt certain pour traiter des oppositions que rencontre le néolibéralisme. Dès lors, résister devient une action déliée de toute forme d'organisation, ce qui lui permet de demeurer individuelle, d'opérer de manière opportuniste et de se limiter à servir les intérêts de celui qui résiste plutôt que d'aspirer à avoir des conséquences révolutionnaires (Scott 1985 : 318). Les individus s’accommodent donc du système de domination, ce qui relève

d'une capacité d’agir à l'intérieur des structures de pouvoir avec beaucoup de flexibilité et de persistance plutôt que d'agir directement sur celles-ci (Scott 1985 : 324).

En s’aventurant un moment au-delà de la conception de Scott et en considérant toute la panoplie des définitions qui existent, on révèle que ces dernières partagent toutes deux caractéristiques centrales qui connaissent d’importantes variations : leur reconnaissance et leur intentionnalité. Pour le premier facteur, la résistance à l’une des extrémités du continuum est visible et reconnue comme telle alors qu’à l’autre, elle est invisible et n'est pas reconnue (Hollander et Einwohner 2004 : 539). Bien sûr, toutes les variantes possibles entre ces deux pôles existent et complexifient la délimitation du concept. Sur ce point, Scott croit pour sa part qu'il est tout à fait possible que la résistance soit invisible aux yeux des dominants, ce qui peut même constituer une nécessité dans le cas où les risques encourus par les dissidents sont particulièrement importants. Quant au deuxième facteur, celui de l'intentionnalité, Scott fait partie de ceux qui croient qu'il doit y avoir une intention de résister, mais d'autres auteurs affirment que les individus n'ont pas besoin d'être conscients qu'ils résistent pour qu'il s'agisse de résistance (Hollander et Einwohner 2004 : 542-543). À partir de ces deux caractéristiques, Hollander et Einwohner définissent huit catégories distinctes pour répertorier les différents types de résistance. Deux de celles-ci me sont apparues intéressantes pour mon projet de recherche et m’ont permis de cibler la conceptualisation de la résistance qui s’accorde le mieux à mon terrain: « unwitting resistance » et « externally-defined resistance » (Hollander et Einwohner 2004 : 545).

Dans les deux cas, la résistance dont il est question n'est pas intentionnelle. Ceci reflète certainement mes échanges avec les étudiants sur le terrain puisqu’aucun d'entre eux n’a laissé (sous)entendre qu’il était en train de s'opposer à quoi que ce soit. La différence se trouve donc plutôt du côté de la reconnaissance des actes de résistance. La « unwitting

resistance » propose qu’elle est reconnue comme telle par la cible de celle-ci qui juge que

certains discours ou comportements sont indésirables ou menaçants. Ceci reflète bien la situation à laquelle je m'intéresse puisque la Banque mondiale par exemple, l'une de ces

entités à travers lesquelles le pouvoir néolibéral établit son influence, rapporte que les jeunes étudiants n'agissent pas assez en homo œconomicus, qu’ils ne font pas ce qui est attendu d’eux. Par ailleurs, je dois admettre que cette institution ne définit jamais sa relation avec les étudiants en termes de résistance, préférant plutôt les qualifier d'irrationnels. C'est donc ainsi que l' « externally-defined resistance » devient à son tour une option dans le cadre de ma recherche puisqu'il est possible que je sois le seul à l’apercevoir dans les rapports de pouvoir que j’observe. À ce point, il m'apparaît donc un peu difficile de parler de mon projet de recherche dans les termes de la résistance et cette inquiétude est soutenue par Hollander et Einwohner : « to identify as resistance an act that is neither intended nor seen as such by

those whom the act may oppose requires a heavy burden of proof » (Hollander et Einwohner

2004 : 545).

À la lumière de cette difficulté à pouvoir qualifier de résistance une action ou une situation observée seulement de l'extérieur, je propose, pour la suite de ce mémoire, de plutôt faire référence à des effets de résistance. Ainsi, j’évite de me préoccuper de l'intentionnalité ou de la reconnaissance du type de résistance dont il est question, ce qui s’annonçait déjà plutôt difficile. De plus, cette simplification avouée m’évitera de m’éloigner des objectifs de recherche que je me suis posés. Les effets de résistance deviennent donc une manière de marquer les limites ou les fissures de l'influence néolibérale, de déterminer les lieux d'incompatibilité entre la structure néolibérale et l’agency des étudiants sans devoir basculer dans leur analyse politique. Dès lors, une proposition d'Hoffman où les discours et les actions s’apparentant à de la résistance sont réfléchis en termes de réponses articulées en harmonie avec les normes culturelles des individus devient particulièrement intéressante (Hoffman 1999 : 677).

Ce rôle joué par la culture est aussi rapporté par Abu-Lughod dans sa propre réflexion sur la résistance. L’auteure rappelle ensuite qu’il faut reconnaître aux individus la possibilité de supporter et de résister simultanément à une structure de pouvoir donné (Abu-Lughod 1990 : 47). En appliquant la suite de sa pensée à mon projet, il est possible d'entrevoir que pour

résister au néolibéralisme, les étudiants auront recours à une structure de pouvoir khmère empreinte de sa propre culture à laquelle ils tiendront à se conformer, mais qu’ils auront aussi recours au néolibéralisme et son projet culturel pour se dégager d'une tradition khmère qu'ils jugent inadéquate pour faire face au contexte contemporain dans lequel ils évoluent (Abu- Lughod 1990 : 50). Comaroff discute aussi d'une forme de résistance qui ne confronte pas systématiquement les forces de domination, mais qui défie la pénétration du système hégémonique dans les structures culturelles locales (Comaroff 1985 : 261). Mes observations quant aux effets de résistance retrouvés sur le terrain seront discutées en conclusion du mémoire lorsqu'il sera possible de faire référence plus explicitement à la mise en relation des résultats du projet de recherche issus des chapitres 5 et 6.