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L'indigénisation de la subjectivité néolibérale chez les étudiants de la Royal University of Phnom Penh au Cambodge

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Academic year: 2021

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L’indigénisation de la subjectivité néolibérale chez les

étudiants de la Royal University of Phnom Penh au

Cambodge

Mémoire

Jonathan Paradis

Maîtrise en anthropologie

Maître ès arts (M.A.)

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L’indigénisation de la subjectivité néolibérale chez les

étudiants de la Royal University of Phnom Penh au

Cambodge

Mémoire

Jonathan Paradis

Sous la direction de :

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Résumé

Ces dernières décennies, le Cambodge a connu de profondes transformations qui se sont produites si rapidement que peu d'attention a pu être portée aux impacts qu'elles ont eus sur les individus. Dans ce contexte en constante évolution, le néolibéralisme est arrivé à occuper un rôle de première importance et ce mémoire l'explore en s'intéressant aux jeunes cambodgiens fréquentant la Royal University of Phnom Penh. L'objectif est d'éclairer comment ceux-ci accueillent cette nouvelle influence qui encourage chez eux l'adoption de la subjectivité de l'homo œconomicus et de la rationalité particulière qui lui est associée, ce qui provoque une importante redéfinition de l'éducation et de son rôle. Pour arriver à se les approprier, les étudiants universitaires mettent à profit leur agency afin de s'assurer qu'elles demeurent en harmonie avec les influences issues de leur milieu socioculturel. Ce sont d'ailleurs ces dernières qui ont pu être dévoilées lors d'un terrain ethnographique mené en 2015-2016 et qui permettent de clarifier le processus d'indigénisation mis en œuvre. Les résultats démontrent d'abord l'impact du néolibéralisme sur les jeunes rencontrés, puis les limites à l'adoption de ses idées telles qu'elles prennent forme dans les facteurs d'influence que sont la géographie, leur situation économique, les pressions parentales et leur genre. Ultimement, ma recherche permet donc de présenter la définition de l'éducation selon les étudiants, la rationalité qu'ils empruntent au cours de leur cheminement universitaire, ainsi que certaines considérations ayant émergé du terrain quant à l'accessibilité des études universitaires au pays.

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Abstract

These last decades, Cambodia experienced profound transformations at such a pace that their impacts on individuals have not entirely been looked into yet. In this ever changing context, neoliberalism has gained a prominent role which I explore in this thesis, with particular attention to young Cambodians attending the Royal University of Phnom Penh. The aim is to shed light on how these students welcome this new influence, encouraging them to adopt the homo œconomicus’ subjectivity and the particular rationality coming with it. This in

turn supports an important redefinition of education and its role. To make theirs these new ideas, university students put forth their agency to ensure that they stay harmonized with their sociocultural environment. Ethnographic fieldwork was conducted in 2015-2016 to clarify the indigenisation process at play. The results highlight, first, the impact of neoliberalism on students and, second, the limitations to the adoption of these new ideas in the face of geography, economic situation, parental pressure and gender. Ultimately, through fieldwork, my research helps highlight the definition of education favored by the students, the rationality that drives them them through university, and a few elements of accessibility to university education in Cambodia.

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Table des matières

Résumé...iii

Abstract...iv

Liste des illustrations...viii

Dédicace...ix

Remerciements...x

Introduction...1

Origine du projet...1

But de la recherche et objectifs...5

Pertinence de la recherche...7

Plan du mémoire...8

Chapitre 1. Cadre Conceptuel...10

1.1 Gouvernementalité : une nouvelle forme de pouvoir...11

1.2 Néolibéralisme...12

1.2.1 L’économie sous le néolibéralisme...14

1.3 Homo œconomicus : berceau de la subjectivité néolibérale...15

1.3.1 Théorisation néolibérale du travail...17

1.3.2 Capital humain et redéfinition néolibérale de l’éducation...18

1.4 Agency...20

1.5 Indigénisation...23

1.6 Effets de résistance...26

Chapitre 2. Cadre méthodologique...30

2.1 Considérations générales sur la méthodologie...30

2.2 Délimitation du terrain anthropologique...31

2.3 Observation participante et entrevues informelles...32

2.4 Méthodes d’échantillonnages et population...34

2.5 Méthodes de collecte de données...36

2.5.1 Entretiens semi-dirigés...36

2.5.2 Déroulement des entretiens...37

2.5.3 Absence d’enregistrements...38

2.6 Transcription et analyse...38

2.6.1 Étape préliminaire au cours du terrain...38

2.6.2 Étape finale au retour du terrain...40

2.7 Réflexivité...41

2.7.1 Recours à une partenaire de recherche...41

La partenaire...41

Complémentarité et complicité...42

2.7.2 Jonglerie entre proximité et distance...43

2.7.3 Journal de terrain...45

Chapitre 3. Cadre contextuel...46

3.1 Histoire récente de l’éducation au Cambodge...46

3.1.1 Protectorat français (1863-1953)...47

3.1.2 Sihanouk et l’indépendance (1953-1970)...51

3.1.3 Lon Nol (1970-1975)...52

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3.1.5 Intervention vietnamienne (1979-1989)...56

3.1.6 Depuis les Accords de paix de Paris de 1991...58

3.1.7 Grandes lignes du survol historique...60

3.2 Néolibéralisme et Cambodge: point de contact...61

3.2.1 Ajustements structurels...62

3.2.2 Bonne gouvernance...63

3.2.3 Impacts sur l'éducation supérieure au Cambodge...64

Chapitre 4. État de l’éducation au Cambodge en 2015...68

4.1 Pertinence de l’éducation...70

4.2 Qualité de l’éducation...71

4.2.1 Formation des enseignants...73

4.2.2 Poursuivre plus d’un programme universitaire en même temps...74

Un emploi du temps peu chargé...75

4.2.4 Poursuivre ses études à l’international...77

4.3 Université entrepreneuriale...77

4.4 Un portrait en évolution...78

Chapitre 5. Démonstration de l’emprise du néolibéralisme sur les étudiants universitaires rencontrés à Phnom Penh...80

5.1 Choisir une université...80

5.1.1 Choisir la Royal University of Phnom Penh...81

5.2 Les étudiants de Phnom Penh et l’amélioration du capital humain...83

5.3.1 L’anglais...85

5.3.2 Compétitivité et entraide...87

5.3 Ce que les étudiants retirent de leur éducation universitaire...90

5.3.1 Atteindre l’emploi souhaité...92

5.2.2 Poursuivre ses études à la maîtrise...92

5.2.3 Accéder à l’entrepreneuriat...93

5.4 Les étudiants financent eux-mêmes leurs études...97

5.5 Influence néolibérale...100

Chapitre 6. Obstacles et influences alternatives au néolibéralisme...101

6.1 Éducation supérieure et géographie...104

6.1.1 Géographie de l’éducation supérieure au Cambodge...105

6.1.2 Grandir en milieu rural; trois défis principaux...106

6.1.3 Impacts sur la définition de l’éducation...109

6.1.4 Un cas d’exception...111

6.2 Répercussions d’une situation économique précaire...112

6.2.1 Frais de scolarité...114

6.2.2 Obtention ou non d’une bourse d’études...115

6.2.3 Soutien financier parental et familial...115

6.3 Influence significative exercée par les parents...116

6.4 Le genre influence les choix et limite l’accessibilité...120

6.4.1 Détour historique...122

6.4.2 Intérêt des cpāp’ dans la recherche...123

6.4.3 Succès populaire : le cpāp’ srī...124

(7)

6.4.6 Mes observations: une opposition entre l’intérieur et l’extérieur...128

La médecine, un domaine masculin...128

La pharmacie, un domaine féminin...129

6.4.7 Autres membres de la famille influents...130

6.4.8 Enseignants de high school...131

6.4.9 Rôles genrés...132

Conclusion...133

Discussion des résultats...133

Définition de l’éducation selon les étudiants...133

Rationalité empruntée par les étudiants au cours de leur cheminement universitaire...134

Accessibilité de l’université...136

Après la recherche...137

Bibliographie...142

Annexes...150

Annexe I. Profil sociodémographique des étudiants rencontrés à la Royal University of Phnom Penh ...151

Annexe II. Réflexions d’une partenaire de recherche et de vie...156

Annexe III. Carte du Cambodge...159

Annexe IV. Carte de Phnom Penh et localisation du campus de la Royal University of Phnom Penh (RUPP)...160

Annexe V. Carte du campus de la Royal University of Phnom Penh (RUPP) et des alentours...161

Annexe VI. La Royal University of Phnom Penh (RUPP) dans les années 1960...162

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Liste des illustrations

Illustration 1: Cérémonie de graduation des étudiants de la Royal University of Phnom Penh (RUPP). Source: Sovan Philong pour le Phnom Penh Post (2013). Consulté en mai 2018...3 Illustration 2: Plan de la Royal University of Phnom Penh (RUPP). Source :

www.ferupp.com/student_life/school_information. Consulté en avril 2018...32 Illustration 3: Scène quotidienne à la Royal University of Phnom Penh (RUPP). Source:

flic.kr/p/e1Peb5 par judithbluepool, 11 janvier 2013. Consulté en avril 2018...33 Illustration 4: Scène quotidienne du Brown Coffee and Bakery (IFL Branch) bondé d'étudiants.

Source: Channarith Ky (2018). Consulté en mai 2018...39 Illustration 5: Les Khmers rouges ordonnent à la population de déserter Phnom Penh sur-le-champ. Source : www.ndtv.com/world-news/cambodia-marks-40-years-since-evacuation-of-phnom-penh-755733. Consulté en avril 2018...54 Illustration 6: Affiche de la mission de la Royal University of Phnom Penh. Photo personnelle, janvier 2016...65 Illustration 7: Bridge, le plus important développement résidentiel du Cambodge, illustre ce qui est actuellement proposé pour le futur du pays. Source :

www.nytimes.com/2018/01/09/business/cambodia-real-estate.html. Consulté en avril 2018...69 Illustration 8: Groupe d'étude sur le campus de la Royal University of Phnom Penh (RUPP). Source : https://www.phnompenhpost.com/my-phnom-penh-virak-roeun. Consulté en mai 2018...89 Illustration 9: Exemple d'un livre contenant le texte du cpāp’ srī acheté sur le terrain. Photo

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Dédicace

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Remerciements

J'ai entamé ce mémoire avec la confiance que mon succès académique antérieur m'assurerait une transition aisée vers la mise en pratique des compétences développées jusque-là. En cours de route, je me suis rendu compte que ma réussite telle qu'elle se transcrivait dans mes relevés de notes n'était qu'un refuge réconfortant duquel je devais m'émanciper. Rapidement, le processus de recherche est donc devenu une occasion de me définir en dehors du parcours scolaire pour mieux me préparer à l'avenir. Le résultat de cette manière d'aborder ma maîtrise a été l'élévation des attentes, ce qui a introduit beaucoup de complexité et de longueur dans le travail à accomplir. Or, tous ces doutes, toutes ces inquiétudes et remises en question qui m'ont accompagné pendant ces années se transforment aujourd'hui en autant de convictions et de clarté quant à qui je suis et ce que je désire entreprendre à présent. À travers ces tumultueuses déroutes remplies d'embûches, j’ai tracé le chemin au bout duquel je deviens anthropologue. L'accomplissement de ce mémoire et de tout ce qu'il représente m'emplit de fierté et repose sur quelques personnes à qui je tiens à exprimer ma reconnaissance.

Je tiens d'abord à remercier mon directeur de recherche, Jean Michaud, qui m'a offert l'encadrement et la latitude dont j'avais besoin pour mener à terme cette tâche d'envergure. J'ai grandement bénéficié de votre rigueur, de vos remarques, de vos encouragements et de votre patience sans lesquels le présent mémoire n'aurait jamais pu aboutir. Merci sincèrement.

À mes prédécesseurs, pionniers de la recherche anthropologique au Cambodge à l'Université Laval, Marie-Ève Samson et Rémy Darith Chhem. Votre support, que j'ai été si timide à accepter, reçoit aujourd'hui toute la gratitude qui lui revient.

Merci au soutien financier du Bureau international de l'Université Laval qui a facilité mon séjour au Cambodge.

Je dois exprimer ma plus grande gratitude à bang Vandy, bang Serey, et leurs merveilleux enfants pour nous avoir accueillis chez eux durant ces longs mois, pour nous avoir fait une place dans leur famille et dans leur vie. Je vous suis éternellement reconnaissant.

Merci aux étudiants, ces voix devenues anonymes pour les besoins du mémoire, mais qui étaient bien vives lors de nos rencontres. Un merci particulier à ceux qui sont devenus des amis; Kim, Sokcheng, Mollika et Sothea pour votre grande générosité et votre ouverture à participer et à alimenter mes réflexions.

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À mes parents, Jean Paradis et Johanne Paquet, ainsi qu'à mes grands-parents, Jeannine Caron et Aldéric Paquet. Merci de m'avoir enseigné l'amour, la persévérance, le don de soi sans retenue, le plaisir des petites choses, l'importance de se donner le droit de vivre ses passions et qu'à travers la différence et l'incompréhension, on peut choisir de reconnaître ce qui nous unit pour bâtir le futur. Je ferai miens ces enseignements et les déploierai à ma manière, en votre honneur.

Finalement, ma reconnaissance la plus complète va à ma partenaire de vie devenue partenaire de recherche le moment d'une lune de miel à notre image. Tu as été extraordinaire sur le terrain et au retour; tu m'as écouté, lu, commenté et inspiré avec toute ta patience, ton intelligence et ta créativité. Surtout, tu m'as ouvert les portes à un pays que nous nous sommes donné pour objectif de découvrir ensemble. Déconstruire, découvrir, comprendre, et bâtir à tes côtés fut une expérience unique que je chérirai à jamais. Le temps est venu d'entreprendre ensemble nos prochaines aventures! Je t'aime.

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Introduction

Origine du projet

Lorsque j’ai pris la décision d’entreprendre ma maîtrise, l’ampleur de la tâche qui m’attendait m’a vite convaincu de m’arrêter sur un problème de recherche dans lequel j’allais réellement être motivé à m’investir pleinement. Afin de le trouver, je me suis directement inspiré de mes expériences personnelles ainsi que des préoccupations qui m’interpellent le plus parce qu’ensemble, elles m’offraient des pistes fort stimulantes (Chevrier 1992 : 70). La recherche que j’ai menée a donc pour point d’origine certaines motivations très personnelles qui ont, à tout le moins, orienté les décisions préliminaires pertinentes à la construction de mon projet.

Dans mon cas, c’est le choix du lieu qui a demandé le moins de réflexion et qui s’est fait le plus aisément. Rapidement, j’ai opté pour le Cambodge, ce pays de l’Asie du Sud-Est d’où ma partenaire de vie est originaire, puisqu’il s’est taillé une place privilégiée dans ma vie depuis que ma partenaire m’a mis en contact avec lui il y a déjà près de dix ans. Après avoir rencontré sa famille, puis côtoyé un peu la communauté cambodgienne du Québec, c’est à l’été 2010 que nous nous sommes rendus au Cambodge pour la première fois. Rétrospectivement, ce voyage constitue certainement une sorte de préterrain qui m’aura servi dans l’élaboration de mon projet de recherche quelques années plus tard. Dès lors, intrigué et animé d’un intérêt toujours grandissant, j’ai entrepris un baccalauréat en anthropologie où la majorité des travaux que j’ai produits trouvaient leur ancrage dans ce pays que j’apprenais alors à connaître sous autant de facettes qu’il m’était possible d’aborder au cours de mon parcours universitaire. Il était donc tout naturel que, le moment venu, j’envisage d’y mener mon terrain de recherche dans le cadre de ma maîtrise.

Chaque nouvelle incursion intellectuelle au Cambodge multipliait les pistes de recherche s’offrant à moi, mais l’une d’entre elles a attiré mon attention plus que les autres. Au moment

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d'amorcer mes études supérieures à l’automne 2014, j’entretiens, grâce aux réseaux sociaux, des relations avec des amis cambodgiens depuis environ quatre ans. Nos interactions me laissent avec de nombreuses questions, car malgré toutes ces différences entre nous et les conditions dans lesquelles nous avons grandi, d’importantes similarités demeurent et ce sont elles qui m’intriguent davantage et me semblent les plus prometteuses pour l’élaboration de mon projet. Sans cesse, je me demande comment expliquer que tant de nos préoccupations, de nos expériences, de nos désirs et de nos doutes quant à l’avenir soient si semblables alors que nos contextes socioculturels et politiques sont, en apparence du moins, si différents. Au fil de mon parcours académique et à la suite d’autres expériences vécues au cours de ces années, une réponse potentielle m’a été fournie : le néolibéralisme.

C’est ainsi que le terme en est venu à piquer ma curiosité. J’ai alors commencé à fouiller la littérature scientifique, ce qui m’a permis de confirmer la pertinence de m’intéresser au néolibéralisme puisqu’il constitue une préoccupation contemporaine d’avant-plan à peu près partout autour du globe. Par contre, la plupart des chercheurs ne le considèrent généralement que comme contexte, ce qui ne me permet pas nécessairement de construire un projet de recherche anthropologique. En ciblant davantage mes lectures, j’ai rapidement découvert que depuis le début des années 2000, les anthropologues s’intéressent aux effets du néolibéralisme au moment où ils deviennent identifiables et interrogeables sur le terrain (Hilgers 2011 : 351). Plutôt que de simplement le réduire au contexte de ma recherche, je devais définir une situation ethnographique où ses effets sont observables, ce qui allait me permettre de m’intéresser à l’accueil qu’il reçoit au Cambodge : soit le consentement, soit la résistance, ou encore n’importe quel point entre ces deux extrémités du champ des possibles (Ganti 2014 : 96; Hoffman, DeHard et Collier 2006 : 9).

Il ne me restait alors qu’à dénicher cette situation particulière à laquelle je pourrais m’intéresser afin d’en offrir, au moins une description la plus dense possible, au mieux une compréhension nouvelle. Une fois de plus, me laisser inspirer par mes expériences et préoccupations personnelles a été fructueux. À ce moment de mon parcours universitaire, je sors tout juste de la plus importante grève étudiante de l’histoire du Québec. Les étudiants du département d’anthropologie de l’Université Laval passent pas moins de six mois en dehors

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des salles de classe pour se porter à la défense d’une vision de l’éducation supérieure alors remise en question et attaquée par les idées néolibérales qui sont devenues si difficiles à nommer. Au terme de cette prise de parole collective, on se retrouve avec, en surface, une victoire politique amère et qu’on sait éphémère. En profondeur, c’est plutôt la confirmation d’une défaite idéologique qui vient doubler l’incertitude qui habite les étudiants de ces programmes qui transmettent des savoirs actuellement dévalorisés par la société et le marché. Finalement, j’avais entre les mains l’inspiration définitive pour mon problème de recherche.

J’ai donc décidé de travailler à partir de l’incertitude liée à l’éducation supérieure à laquelle je me doutais bien

que les étudiants

cambodgiens devaient aussi faire face. Cette incertitude, je la saisis principalement autour de ce moment de transition où l’on se

questionne sur le

programme universitaire à choisir, ce qui détermine nécessairement ce qu’on

désire faire au terme de nos études et qui se traduit souvent par le souhait d’occuper un emploi particulier une fois le diplôme en main. Cette étape charnière dans le parcours de tous les étudiants demande de faire des choix qui peuvent être assez difficiles parce que s’arrêter sur un domaine d’étude requiert que l’étudiant formule des raisons aussi claires et précises que possible, sans quoi il risque de regretter sa décision alors que l’opportunité d’en prendre une nouvelle ne lui est pas toujours accessible. J’ai alors poursuivi mon exploration de la littérature scientifique en m’intéressant au choix et à la prise de décision, ce qui m’a dirigé

Illustration 1: Cérémonie de graduation des étudiants de la Royal University of Phnom Penh (RUPP). Source: Sovan Philong pour le Phnom Penh Post (2013). Consulté en mai 2018.

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concept multiforme auquel je propose de m’intéresser, le néolibéralisme, et la rationalité derrière les choix des étudiants : la subjectivité néolibérale.

Cette subjectivité particulière qu’on attribue à l’homo œconomicus sera bien sûr présentée en détail plus tard. Pour l’instant, je préciserai simplement que la présence du néolibéralisme en un endroit donné a tendance à faire adopter une subjectivité singulière aux individus qui prennent ensuite leurs décisions d’une manière bien précise, à partir d’une rationalité qui est essentiellement économique. Les anthropologues qui s’intéressent à la subjectivité néolibérale sont assez nombreux puisqu’il s’agit d’un aspect du néolibéralisme pour lequel nous sommes particulièrement bien outillés et qui offre certaines des pistes de recherche les plus intéressantes pour nous. De plus, ces recherches qui ont déjà été menées confirment la faisabilité de la mienne puisque le rôle de l’éducation dans la diffusion du néolibéralisme et la formation de sujets lui étant associés sont déjà reconnus dans plusieurs contextes géographiques différents (Hilgers 2011 : 352). Dès lors, il ne me restait plus qu’à être en mesure de confirmer la présence du néolibéralisme au Cambodge avant de me lancer dans la construction d’un projet de recherche reposant sur celle-ci.

En me renseignant plus en profondeur sur ce pays d’environ 16 millions d’habitants, il m’a rapidement fallu admettre que la plupart des Cambodgiens ne côtoient pas vraiment le néolibéralisme de manière régulière, que la majorité de la population en dehors de la capitale demeure largement à l’écart de ses effets. Par ailleurs, Phnom Penh change complètement notre lecture de la situation puisqu’elle offre, depuis le début des années 1990, une influence néolibérale quotidienne à l’école, au travail, ainsi que dans l’environnement urbain saturé d’ONG, de campagnes publicitaires et de projets de développement financés par une multitude d’acteurs internationaux (Goldblum 2012; Springer 2010a; 2010b; Hughes 2009). Également, depuis plus d’une décennie déjà, l’influence néolibérale est particulièrement marquée dans le domaine de l’éducation supérieure du pays qu’elle a profondément redéfinie, ce qui touche directement la population étudiante auprès de laquelle je prévoyais travailler.

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À ce point, je me retrouve donc avec le néolibéralisme qui favorise l’apparition d’une subjectivité néolibérale chez les étudiants, ce qui influence leur manière de prendre leurs décisions. Or, en symétrie de ce tableau, je dois aussi reconnaître que les jeunes sont porteurs d’un bagage socioculturel aux influences tout aussi marquantes. Pour traiter de cette rencontre, j’aurai recours au concept d’agency pour proposer que les étudiants opèrent une indigénisation de la subjectivité néolibérale, qu’ils se l’approprient par l’élaboration d’une réinterprétation culturellement sensible de celle-ci. C’est ainsi que ma question de recherche est née :

Alors que le néolibéralisme provoque l’adoption de la subjectivité de l’homo œconomicus et de sa rationalité là où il étend son influence, ce qui est accompagné par une redéfinition profonde de l’éducation et de son rôle, quel est le résultat du jeu de pouvoir où l’ agency socioculturellement constituée des étudiants rencontrés sur le campus de la Royal University of Phnom Penh contribue à l’indigénisation des définitions et de la rationalité économique néolibérale qui leurs sont proposées?

But de la recherche et objectifs

Pour répondre à cette question, je propose d’interroger les projets culturellement constitués de ces jeunes, principalement autour du choix de programme qu’ils ont dû faire et qui, par prolongement, dictera largement l’emploi qu’ils seront en mesure d’occuper à la sortie de l’université. Je me penche ainsi sur leur rationalité, c’est-à-dire sur les raisons qu’ils donnent pour expliquer leurs décisions, tout en m’assurant de demeurer attentif au dévoilement des influences et des critères qui ont été les plus importants pour eux. Ultimement, c’est la logique employée par les étudiants, différente d’une logique strictement néolibérale, qui m’intéresse et qui est ethnographiée au sein du projet.

Ce travail me permettra de décrire la réinterprétation locale opérée par les étudiants rencontrés sur la définition de l’éducation et du concept de subjectivité néolibérale, c’est-à-dire que je présenterai le processus d’indigénisation qu’ils mettent en œuvre (Sahlins 1999).

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L'exercice est assurément prometteur parce qu’alors que le sujet néolibéral parvient à s’immiscer dans une impressionnante diversité de lieux géographiques, son implantation est toujours incomplète; certains aspects sont mis de l’avant alors que d’autres se dissipent au contact des influences locales (Gershon 2011 : 553). Maintenant, pour m’assurer de répondre à la question de recherche de manière claire, simple, pertinente et en accord avec ce qui émerge du terrain, je me suis posé les objectifs suivants :

1. Dans un premier temps, je tiens à dresser le portrait de l’éducation au Cambodge en 2015 à partir de la littérature, de mes observations sur le terrain, ainsi que de l’information recueillie auprès des étudiants lors de mon séjour.

2. Ensuite, j’ai l’intention de mesurer qualitativement l’adoption de la définition néolibérale de l’éducation par les étudiants universitaires de Phnom Penh, ainsi que l’importance de la présence d’une subjectivité néolibérale chez eux en portant mon attention sur la rationalité qu’ils mettent en œuvre au moment de faire leurs choix par rapport à leurs études.

3. Puis, j’explorerai les limites et obstacles que rencontre l’influence néolibérale au Cambodge, autant du côté de sa définition de l’éducation que du côté de la subjectivité qu’elle tente d’imposer, toujours en m’intéressant à la rationalité derrière les décisions que les étudiants prennent. C’est là qu’apparaissent avec force les influences locales qui deviendront les facteurs permettant d’atteindre le dernier objectif.

4. Finalement, je tenterai d’expliquer comment la définition néolibérale de l’éducation et la subjectivité qui lui est associée sont indigénisées par les étudiants universitaires de Phnom Penh, résultat du rapport de force entre le néolibéralisme et certains facteurs socioculturels et économiques ayant émergé du terrain.

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Pertinence de la recherche

L’intérêt de mon projet découle « d'un écart conscient que [je désire] combler entre ce que nous savons, jugé insatisfaisant, et ce que nous devrions savoir, jugé désirable » (Chevrier 1992 : 50), ce pourquoi j’ai tenu à le mener à l’endroit et au moment où je l’ai fait. Ce mémoire porte en lui le potentiel d’informer et d’avoir un impact positif réel pour les étudiants et pour le Cambodge. D’abord, s’il est vrai que la littérature scientifique s’intéressant au néolibéralisme est abondante de nos jours, l’angle d’approche proposé qui s’intéresse particulièrement à la subjectivité néolibérale demeure plus rare. Il s’agit d’une des forces de l’anthropologie dans la discussion et j’espère qu’elle permettra de mettre au jour une nouvelle lecture de la situation au Cambodge qui n’a pas encoure été beaucoup explorée par les chercheurs et acteurs sur le terrain qui traitent du néolibéralisme comme de l’éducation à leur manière.

Ensuite, même au sein de la littérature anthropologique qui a largement adopté cette approche particulière, plusieurs chercheurs s’arrêtent au moment où ils sont en mesure de démontrer ou de décrire la présence de la subjectivité néolibérale en tel ou tel endroit. Ce que je me suis appliqué à faire, c’est aller au-delà de ce moment de stricte constatation pour tenter d’entrevoir comment le jeu de pouvoir prend place entre les différentes sphères d’influence en présence lorsqu’elles sont mises en relation l’une avec l’autre. Le portrait de la situation en est ainsi complexifié offrant une compréhension aussi approfondie que possible prenant en compte les zones grises. Plus généralement, ma recherche permet aussi de contribuer à la diversification des manifestations de la subjectivité néolibérale répertoriées en m’intéressant à un pays assez loin des pays occidentaux qui l’ont vu naître.

La pertinence de ma recherche tient donc au fait qu’au moment où j’entreprends mon terrain, le Cambodge se retrouve dans cette situation où le néolibéralisme, bien que certainement présent, n’a pas atteint un statut hégémonique comme il a pu y parvenir ailleurs. Or, l’éducation supérieure et les étudiants universitaires constituent certainement l’un de ces lieux où il arrive à s’immiscer avec le moins de friction puisqu’il s’agit d’une sphère sociale tout de

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donc plus facilement à y semer l’avenir de son succès puisqu’il y apparaît tout à fait attrayant pour les étudiants et leurs aspirations. En devenant ainsi inséparable de l’université, l’institution devient un terreau fertile offrant au néolibéralisme une occasion en or de réellement façonner les jeunes à son image afin qu’ils évoluent en cette nouvelle forme d’humanité, l’homo œconomicus. L’éducation est donc devenue l’un des enjeux contemporains les plus importants pour l’avenir du Cambodge et les voies qu’elle emprunte aujourd’hui reposent sur l’idéologie néolibérale qui peut compter sur les ressources de certaines des institutions internationales les plus puissantes. Je considère que d’éclairer cette situation et les processus qui l’animent est devenu une priorité.

Plan du mémoire

Ce mémoire est divisé en six chapitres, en plus de l’introduction et de la conclusion. Le chapitre introductif qui s’achève maintenant visait à présenter l’émergence de mon projet de recherche, à communiquer sa pertinence, et à préciser ce que j’aspire à accomplir grâce à lui. Le premier permet d’annoncer les concepts choisis et la manière dont ils sont utilisés dans le cadre du mémoire. Ensuite, le deuxième partage la méthodologie ayant guidé la recherche tout au long du projet, avec une importance soulignée pour la réflexivité et les considérations lui étant liées. Au cours du troisième chapitre, je survole l’histoire récente de l’éducation du pays qui a toujours été particulièrement dépendante de la succession des pouvoirs politiques s’étant retrouvés à la tête du pays. Débutant à l’époque du protectorat français, six périodes principales servent à éclairer la place prise et le rôle joué par l’éducation universitaire au sein de la société cambodgienne jusqu’à aujourd’hui. Ensuite, je décris brièvement la présence du néolibéralisme au Cambodge.

Dans le quatrième chapitre, j’illustre l’état de l’éducation au Cambodge en 2015 en alliant l’information offerte par la littérature et celle provenant des résultats de l’analyse. Au cinquième, les résultats de la recherche confirmant l’adoption de la définition néolibérale de l’éducation et de la rationalité de l’homo œconomicus sont mis de l’avant alors que le chapitre suivant laisse apparaître les principales alternatives à celle que le néolibéralisme propose aux

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étudiants. On y découvre les facteurs socioculturels qui, dans la conclusion, nous permettent de désigner comment les étudiants indigénisent les notions néolibérales afin qu’elles s’accordent à leur monde. Pour terminer, je fais le point sur ce qui a été accompli, je souligne les limites du mémoire et je propose certaines préoccupations auxquelles il pourrait être pertinent de s’intéresser prochainement.

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Chapitre 1. Cadre Conceptuel

Bien que je propose un cadre de recherche empirico-inductif, c’est-à-dire que mon intention est d’abord de laisser émerger les explications du terrain, il demeure tout à fait possible de travailler à partir d'une théorie ou d'un modèle qui m’aide à formuler la question de recherche, et plus généralement mon projet (Creswell 1994 : 98); « research may suggest new problems for theory, require theoretical innovation, refine existing theories, or serve to vary past theoretical assumptions » (Berg 2004 : 19). C’est ainsi que j’aurai recours à l'approche foucaldienne de la gouvernementalité qui me permet ici d'envisager l’ampleur de l'impact du néolibéralisme sur les étudiants universitaires cambodgiens d'une manière originale où son influence sur les choix que ces derniers font par rapport à leurs études sera interrogée. Cette façon d’aborder le néolibéralisme, nous provenant du philosophe Michel Foucault et ayant été élaborée lors de ses cours donnés au Collège de France en 1978-1979, est basée sur deux concepts qui la soutiennent: la gouvernementalité et l'homo œconomicus. Comme je l’ai déjà affirmé, c’est du côté de ces concepts que se trouve la source de l’originalité de l’analyse stimulante du phénomène que propose l’anthropologie (Ganti 2014 : 95).

Bien que j'emploie ce modèle d'analyse du néolibéralisme emprunté à Foucault, le processus de recherche permettra de développer et de (re)formuler le modèle ou la théorie de manière innovante et inductive, sans nécessairement chercher à vérifier son exactitude (Creswell 1994 : 101). Les concepts issus de cet auteur demeureront des outils comme tous les autres et permettront d’abord de saisir ce qu’est la subjectivité néolibérale, principal objet de recherche, dans toute la complexité et les nuances qu’elle requiert, en plus de contribuer au façonnement du projet préalablement au terrain. Par la suite, je présenterai le concept d’agency qui permet, ultimement, d’exposer les limites et obstacles à l’adoption de cette subjectivité particulière. Puis, on verra comment le recours au concept d’indigénisation permet de présenter la manière qu’ont les étudiants de s’approprier la définition de l’éducation et la subjectivité néolibérale tout en les réinterprétant à la lumière de leur propre cosmologie. Ces deux derniers concepts auront été davantage sollicités du côté de l’analyse.

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Finalement, je préciserai la manière dont j’entends employer le concept de résistance au sein de ce mémoire.

1.1 Gouvernementalité : une nouvelle forme de pouvoir

D'abord, la gouvernementalité est un terme proposé par Foucault pour nommer une nouvelle technologie de pouvoir qui se définit comme la « conduite des conduites », ou encore, plus précisément, comme « l’ensemble des moyens qui permettent d’imposer des normes de comportement à des individus et des groupes » (Jeanpierre 2006 : 88). Pour arriver à ces fins, les moyens utilisés sont, d’une part, les techniques de domination exercées sur les autres et, d’autre part, les techniques de soi (Foucault 1988 in Revel 2009 : 68). C’est au point de rencontre entre celles-ci que la gouvernementalité néolibérale apparaît, proposant alors cette nouvelle technologie de pouvoir qui a pour objet la population, et qui considère qu’il y a une continuité entre le gouvernement de soi-même et la science de bien gouverner l’État (Foucault 1978 : 640).

Foucault a donc proposé la gouvernementalité en tant qu’outil méthodologique élaboré dans le but de rendre compte d’une manifestation du pouvoir qu’il a vu émerger dans nos sociétés et qui implique une toute nouvelle manière de gouverner. Dans cette lecture qui nous est proposée, « [l]a population va apparaître comme sujet de besoins, d'aspirations, mais aussi comme objet entre les mains du gouvernement, consciente en face du gouvernement de ce qu'elle veut et inconsciente, aussi, de ce qu'on lui fait faire » (Foucault 1978 : 652). L’intérêt devient alors l’instrument principal permettant de gouverner, autant pour l’État qui gouverne une population que pour l’individu qui a l’autonomie de se gouverner lui-même.

Afin de façonner les gens, ce nouvel art de gouverner a comme particularité de faire reposer le pouvoir sur des formes incitatives plutôt que coercitives. Pour ce faire, il opère sur les intérêts, les désirs et les aspirations de la population afin d’orienter ou de canaliser la conduite des sujets vers ce qu’il attend d’eux, alors même qu’il peut compter sur leur pleine collaboration, qu’elle soit consciente ou inconsciente (Jeanpierre 2006 : 90). Ce que le

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pouvoir perd en contrainte, il le gagne alors en intensité (Read 2009 : 29) puisqu’on observe ainsi une juxtaposition, pour le sujet, des intérêts qui lui sont intrinsèques et de ceux qui lui sont extrinsèques. Les tactiques et techniques nouvelles, issues de la nouvelle rationalité propre au gouvernement de la population, amènent ce dernier à travailler de concert avec les sujets vers un même objectif, celui d’adopter certaines conduites jugées souhaitables dans le contexte néolibéral contemporain.

On verra, au chapitre 3, par quels moyens la gouvernementalité néolibérale a gagné le Cambodge. Déjà, on devine que le contexte particulier post-conflit où une entrée rapide et massive de puissants acteurs internationaux a contribué à établir les règles du jeu dans un pays qui n’en avait plus beaucoup. Ensuite, les conduites qui plaisent aux néolibéraux, qui se préciseront sous peu dans les prochaines pages, feront l’objet du chapitre 4 où elles contribueront à exemplifier l’emprise du néolibéralisme sur les étudiants de Phnom Penh lorsqu’il est question de leurs études tout en révélant les formes qu’elles prennent dans le contexte particulier du Cambodge. On sera alors en mesure d’observer comment les intérêts, désirs et aspirations des jeunes rencontrés sont modelés afin de correspondre à une sorte de standard sur lequel s’érige le projet néolibéral. Il devient alors évident que ces changements sont le résultat de la gouvernementalité néolibérale qui agit à la fois sur eux et avec eux pour qu’ils soient à son image et à son service.

1.2 Néolibéralisme

Aborder le néolibéralisme à ce point-ci est devenu pertinent puisqu’il permettra de préciser notre compréhension de la gouvernementalité sans trop s’écarter de ce qui lui confère son importance dans le cadre de mon projet. Sur ce dernier point, le lecteur doit savoir qu’il m’est impossible ici de définir le néolibéralisme dans toute sa complexité et en éclairant toute la diversité des approches employées pour l’aborder puisqu’il s’agit à la fois de politiques de réformes économiques, d’un modèle de développement prescriptif, d’une idéologie et d’un mode particulier de gouvernance (Ganti 2014 : 91). Ce qui suit vise plutôt à brièvement présenter ses principales caractéristiques avant de le réduire aux quelques traits qui fondent

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la spécificité sur laquelle mon projet de recherche s’appuie. Il est alors moins important de s’intéresser au néolibéralisme en tant que tel que de cibler quelques uns de ses effets particulièrement transformateurs.

Le néolibéralisme est donc une notion apparue dans la littérature en 1925, développée plus sérieusement à partir de 1938, puis diffusée à partir de 1947 par l'intermédiaire de la Société du Mont-Pèlerin (Ganti 2014 : 94; Dardot et Laval 2009 : 157). Cette organisation a pu compter parmi les siens Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Milton Friedman et Gary Becker, desquels 3 ont reçu le prix Nobel d’économie. Malgré cette impressionnante alliance qui avait pour principal objectif de promouvoir et de faire adopter ses théories économiques, ce n'est que beaucoup plus tard que des conjonctures particulières permettent au néolibéralisme de prendre forme dans la réalité alors qu’il se dresse comme solution aux crises du libéralisme que sont les politiques redistributives, planificatrices, régulatrices et protectionnistes (Dardot et Laval 2009 : 157).

C’est au cours des décennies 1970 et 1980 que ces politiques libérales généralement associées à l’État providence laissent place à l’art de gouverner incitatif et polycentré dont on vient de discuter, la gouvernementalité néolibérale (Jeanpierre 2006 : 104). Dès lors, le néolibéralisme pratique la dérégulation économique, encourage la responsabilisation individuelle, et veille à la rétraction de l’État providence (Wacquant 2010 : 213). C’est à la suite de ces bouleversements qu’apparaît une toute nouvelle dynamique dans les sphères économiques et politiques. Auparavant, le marché fonctionnait sous le principe du laissez-faire et était surveillé par l’État qui se donnait comme rôle de corriger ses effets négatifs par l’intermédiaire de différentes mesures sociales. Or, aujourd’hui, c’est l’inverse qui peut être observé alors que l’État se retrouve surveillé par le marché.

En effet, n’adhérant plus au principe du laissez-faire, le gouvernement néolibéral se donne maintenant le rôle d’intervenir et de corriger indirectement le marché, ce qui a pour effet d’élever l’activité économique au statut de justification ultime de l’action politique, et donc d’en

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l’utopie économique néolibérale est convertie en programme politique (Bourdieu 1998 : 1) où le fonctionnement de l’État devient identique à celui d’une entreprise (Ferguson 2009 : 172) et où le marché et ses mécanismes deviennent des correcteurs politiques et sociaux. Dans ce nouveau contexte, le rôle de l'État est alors réduit à créer des situations de marché assurant un climat propice à une concurrence généralisée, efficace et loyale (Dardot et Laval 2009 : 11), ainsi qu’à encourager un comportement entrepreneurial, compétitif et commercial chez sa population (Gilbert 2013 : 9).

Cette doctrine néolibérale et le programme politique qu’elle suppose a, peu après s’être établi en Occident, rapidement gagné les pays du Sud par l’intermédiaire de quelques organisations internationales, telles que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, qui basent leurs projets et fixent leurs objectifs à partir des principes mis de l’avant par le Washington Consensus, étendard du néolibéralisme au sein de l’aide et du développement international. Bien sûr, le Cambodge n’y échappe pas et une partie du chapitre 3 s’attardera davantage à établir le lien qui existe entre celui-ci et le néolibéralisme. Il sera intéressant de découvrir comment cette relation prend forme dans un pays où la population a été sujette à une utopie socialiste dévastatrice, puis à un régime communiste, plutôt qu’à l’État providence qu’ont connu certains des pays occidentaux.

1.2.1 L’économie sous le néolibéralisme

En définitive, le néolibéralisme vise donc à « fonder une nouvelle société pour une nouvelle économie, motivée exclusivement pour des raisons économiques » (Jeanpierre 2006 : 97). Le domaine économique est alors redéfini afin que tout ce qui est sous sa tutelle soit réfléchi en termes de rationalité, de calcul ou de maximisation. Selon Foucault, on en trouve la formulation la plus claire chez Robbins : « [l]'économie, c'est la science du comportement humain, la science du comportement humain comme une relation entre des fins et des moyens rares qui ont des usages mutuellement exclusifs » (Robbins 1932 : 16 in Foucault 1979 : 228). Les comportements humains et sociaux sont à présent la cible de l'analyse économique néolibérale (Jeanpierre 2006 : 102), ce qui permet d’évaluer les actions des

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gouvernements comme celles des individus selon la même rationalité, le même calcul de coût-bénéfice. L’économie permet alors l’analyse généralisée de la rationalité derrière les choix qui sont faits, alors même qu’ils sont faits sous l’influence de la gouvernementalité néolibérale.

Dans la mesure où cette dernière vise, non pas à dicter aux individus quoi faire, mais plutôt à influencer leurs comportements vers certaines pratiques souhaitées, l’économie devient alors aussi « la science de la systématicité des réponses aux variables du milieu » (Foucault 1979 : 272-273). Comme il a déjà été présenté, le gouvernement n’intervient plus « sur » le processus économique, mais bien « pour » le processus économique (Foucault 1979 : 246), visant d’abord l’environnement de l’économie et du marché afin de transformer les variables du milieu culturel et social pour que la concurrence puisse avoir lieu (Jeanpierre 2006 : 96). Lorsque ces interventions connaissent le succès, les individus répondent de la manière attendue et adoptent des traits les rendant individualistes, entrepreneurs, flexibles, compétitifs et calculateurs (Hilgers 2011 : 358; 361).

Ce sont ces mêmes traits qui seront intéressants à découvrir chez les étudiants universitaires rencontrés sur le terrain puisqu’ils peuvent confirmer l’influence que le néolibéralisme a sur eux lorsqu’il parvient à transformer le milieu socioculturel au sein duquel ils évoluent. De plus, à partir des propos recueillis par l’intermédiaire des entretiens, la rationalité à l’œuvre derrière leurs choix sera en mesure de transparaître. C’est donc aussi au chapitre 5 qu’on pourra voir à l’œuvre ces caractéristiques particulières, telles qu’elles apparaissent chez les étudiants, en lien avec différents aspects de leur parcours universitaire.

1.3 Homo œconomicus : berceau de la subjectivité

néolibérale

Maintenant qu'il est mieux établi ce qu’est le néolibéralisme et la gouvernementalité particulière qui l’accompagne, il me faut présenter plus clairement le lien entre ceux-ci et les

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étudiants universitaires que j’ai rencontrés puisque j’indique justement, depuis plusieurs pages déjà, que le néolibéralisme a certainement une influence sur eux. À ce moment, les concepts qui viennent d’être présentés prennent toute leur sens et permettent enfin au concept derrière l’originalité de l’approche privilégiée ici d’émerger. C’est que pour qu’un individu, un étudiant dans le cas qui nous intéresse, soit gouvernable pour les néolibéraux, il doit d’abord être un homme économique, car c’est cette caractéristique qui deviendra la surface de contact entre lui et le pouvoir (Foucault 1979 : 258). C’est donc l’homo

œconomicus qui rend possible l’application d’une analyse économique à des domaines qui

ne sont pas proprement économiques grâce à sa nouvelle définition que nous avons déjà présentée : allocation optimale de ressources rares à des fins alternatives qui a pour objet d’analyse toute conduite rationnelle (Foucault 1979 : 272).

Cette fonction essentielle fournie par la présence de ce sujet économique est rendue possible grâce à une importante simplification opérée par le néolibéralisme. Constatant que l’intérêt ou les aspirations de l’homo œconomicus dépendent d’une infinité de facteurs, le néolibéralisme doit se replier sur ce nouveau sujet comme seul îlot de rationalité économique puisque l’alternative serait d’être réduit au silence en face de l’impossibilité de sa propre théorie à saisir la totalité du processus économique (Foucault 1979 : 280; 285). Cette logique interne au néolibéralisme explique bien pourquoi il lui devient impossible d’envisager des politiques planificatrices, redistributives, ou encore régulatrices. Elle rend aussi possible le dévoilement des résistances auxquelles il fait face, ainsi que les influences socioculturelles alternatives que j’entends révéler un peu plus tard, au chapitre 6 de ce mémoire, moment où il deviendra évident que la perspective néolibérale ne permet pas de saisir toute la réalité des étudiants de Phnom Penh.

C’est ainsi que le gouvernement néolibéral se retrouve avec, pour seule possibilité, la poursuite d’interventions de type environnementales afin de modifier les variables du milieu auxquelles l’homo œconomicus répondra. Telle est sa seule stratégie, son seul domaine d’action. L’analyse économique peut alors être menée sur des conduites d’apparence non rationnelles puisqu’elles ne sont pas aléatoires par rapport au réel, qu’elles répondent « de

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façon systématique à des modifications dans les variables du milieu » (Foucault 1979 : 273). C’est là que se trouve le point de contact entre les étudiants universitaires rencontrés et la gouvernementalité néolibérale qui vise à influencer leurs intérêts, et donc les choix qu’ils font. Finalement, les comportements encouragés par la gouvernementalité néolibérale deviennent, du point de vue de l’individu, la subjectivité néolibérale, et c’est cet homo œconomicus, gouvernable et maniable d’une toute nouvelle manière, ainsi que les choix et décisions qu’il prend, auxquels je propose de m’intéresser au cours de ce mémoire. C’est dans les limites et les influences alternatives à l’adoption de cette subjectivité néolibérale que l’attrait du projet de recherche que je propose prend tout son sens, qu’il promet de révéler des particularités intéressantes à un phénomène qui n’est plus tout à fait nouveau.

1.3.1 Théorisation néolibérale du travail

Nous arrivons maintenant au noyau d’où les effets du néolibéralisme émergent avec le plus de force dans le parcours de vie des étudiants de Phnom Penh. L’innovation qui suit est certainement l’une des plus importantes puisqu’elle introduit toute la dimension entrepreneuriale du néolibéralisme qui constitue peut-être sa principale nouveauté. Les néolibéraux proposent effectivement de théoriser le travail à partir du point de vue du travailleur afin d’interroger la manière dont il utilise les ressources rares dont il dispose (Foucault 1979 : 229). Ici, le travailleur et sa force de travail ne sont plus l’objet d’une offre et d’une demande sur le marché du travail, comme c’était le cas auparavant, mais l’individu devient alors un sujet économique actif (Foucault 1979 : 229). Ainsi, l’homo œconomicus est un homme-entreprise; un entrepreneur au sein d’un monde peuplé d’entreprises et un entrepreneur de lui-même qui doit se gouverner à la manière d’une entreprise (Foucault 1979 : 231).

À partir de ce moment, on s’éloigne d’une conception strictement quantitative qui ne considère que le temps de travail, et l’on propose alors une définition tout à fait nouvelle : celui qui travaille dispose d’un capital (humain), que sont ses aptitudes et ses compétences, et dans son travail, il investit son capital afin d’engendrer un revenu, qui sera pour lui son

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salaire (Foucault 1979 : 230-231). On voit donc apparaître, au sein de cette révision de la théorie du travail, une nouvelle notion tout à fait fascinante et qui sera centrale à toute l’entreprise néolibérale: le capital humain.

1.3.2 Capital humain et redéfinition néolibérale de l’éducation

Cette nouvelle forme de capital joue un rôle absolument fondamental pour comprendre ce qui se produit généralement dans le domaine de l’économie, mais aussi plus précisément dans l’impact qu’elle a sur le domaine de l’éducation. Avant toute chose, il faut définir le capital humain qui est composé, d’un côté, d’éléments innés issus de l’hérédité et de la génétique, puis de l’autre, d’éléments acquis. Alors que les premiers demeurent largement marginaux en regard de nos préoccupations actuelles, les deuxièmes sont, quant à eux, très souvent le résultat d’une certaine forme d’investissement. En théorie, on peut investir en son capital humain de plusieurs manières dans les domaines de l’éducation, de la santé, ou de la migration par exemple (Foucault 1979 : 236). Or, assez rapidement, c’est l’éducation qui retient davantage l’attention des théoriciens, devenant ainsi le lieu de prédilection pour l’augmentation du capital humain (Becker 1964 : 1; Schultz 1961 : 9). C’est à ce moment que, à l’image de l’économie, l’éducation est redéfinie par le néolibéralisme afin que soit reconnue l’importance de l’investissement dans le capital humain et que soit pris en compte l’impact de l’environnement de l’individu qui comporte l’ensemble des stimuli culturels susceptibles de l’influencer (Schultz 1961 : 2). L’objectif final de ce remaniement est de lier l’investissement éducatif à l’augmentation de la valeur des individus sur le marché du travail.

Plus concrètement, le capital humain se divise entre « hard skills » et « soft skills ». Les premiers sont les compétences techniques qui, jusqu’alors, étaient les seules ayant une valeur sur le marché du travail. Or, les développements récents introduits par le néolibéralisme ont fait en sorte que les soft skills sont devenus les plus intéressantes; l'individu est devenu un « bundle of skills » (Urciuoli 2008 : 215) qui doit lui permettre d’être compétitif sur le marché du travail. Ces compétences peuvent être liées à la communication, au travail d’équipe et au leadership, elles peuvent se trouver du côté de la capacité à

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raisonner, à adopter une pensée critique ou créative, ou encore prendre la forme d’attributs comme la persévérance ou l’autodiscipline par exemple. L’homo œconomicus et la notion d’entreprise de soi à laquelle il est lié suppose donc une « intégration de la vie personnelle et professionnelle » (Dardot et Laval 2009 : 417) puisque « l’entreprise recrute et évalue selon des critères de plus en plus « personnels », physiques, esthétiques, relationnels et comportementaux » (Dardot et Laval 2009 : 426). Sous le néolibéralisme, la frontière entre l’individu et le travailleur disparaît complètement.

Les soft skills dont l’acquisition est encouragée par le pouvoir néolibérale de la gouvernementalité sont, selon Urciuoli, grandement influencés par les besoins nationaux, sociaux, ainsi que ceux du marché; elles dépendent donc du contexte socioculturel et économique (Urciuoli 2008 : 219). Becker affirmait la même chose lorsqu'il a écrit que les investissements en éducation, d'une part, s'ajustent aux demandes du système économique et, d'autre part, les influencent (Becker 1964 : 156). Ces auteurs admettent qu'il y aura nécessairement une sorte de réinterprétation ou de redéfinition locale du capital humain souhaitable, d’où son intérêt anthropologique. Il va sans dire, l'amélioration du capital humain occupe une position d’avant-plan dans un pays comme le Cambodge depuis que le non-démarrage de l’économie des pays du Sud a justement été repensé en termes d’insuffisance de ce type d’investissement (Foucault 1979 : 238).

Nous verrons plus tard comment le contexte particulier du Cambodge définit les compétences jugées nécessaires à l’employabilité des jeunes du pays. Cette manière d’approcher l’éducation par la notion de capital humain a pour effet de la transformer profondément, des premières années de l’enfance jusqu’à l’université et au-delà (Sothy, Madhur et Rethy 2015 : 8-10). Le chapitre 4 permettra de saisir ces changements tels qu’ils se déploient actuellement, tout en laissant transparaître comment le contexte socioculturel et économique particulier dans lequel les étudiants universitaires devront évoluer à la suite de leur diplomation introduit une redéfinition locale qui cible ceux des soft skills qui deviennent alors pertinents à introduire à leur capital humain.

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1.4 Agency

Je désire à présent me tourner vers le concept d’agency qui, dans le cadre de mon projet, permettra de lier la subjectivité des étudiants à une forme de pouvoir offrant une symétrie, par le bas, au pouvoir de la structure néolibérale telle qu’elle se déploie par la gouvernementalité. Comme le dit Ortner, la subjectivité est la base de l’agency et elle permet de comprendre comment les individus tentent d’agir sur le monde, alors même qu’ils sont sujets de structures agissant sur eux. L’agency « takes shape as specific desires and intentions within a matrix of

subjectivity - of (culturally constituted) feelings, thoughts and meanings » (Ortner 2006b: 110).

Le concept est donc généralement compris en termes de capacité d’agir, d’influencer et de garder le contrôle sur sa propre vie, mais il est aussi possible de le définir beaucoup plus précisément (Ortner 2001 : 78).

Pour ce faire, on peut présenter l’agency en lui reconnaissant trois éléments qui la constituent (Ortner 2006a: 134; 136; 137-138). Le premier trait est son intentionnalité puisque l’individu qui entreprend une action est toujours en train de poursuivre un objectif particulier qui le motive justement à agir. Le second rappelle que l’agency est toujours issue du contexte duquel elle émerge, et donc qu’il s’agit d’une construction socioculturelle. Finalement, l’agency est nécessairement liée au pouvoir puisqu’il reconnaît la capacité de l’individu à provoquer une transformation autant que la possibilité que la structure établisse sa domination sur l’individu. L’agency et la structure sont alors les deux faces d’une même pièce: la structure est modelée par l’agency collective et l’agency individuelle s’inspire et se nourrit de la structure, d’où la symétrie (Vandenbroek 2010 : 484).

Pour le dire autrement, l’agency rend possible la poursuite de projets culturellement constitués qui sont pris au centre d’un jeu de pouvoir où s’opposent domination et résistance (Ortner 2006a: 139). Les individus font leurs choix et planifient leur avenir, mais ils sont toujours limités par des contraintes structurelles et institutionnelles qui reproduisent des inégalités sociales liées à leur classe sociale, leurs valeurs culturelles, leur genre, la région qu’ils habitent, etc. (Heinz 2009 : 392-393). En s’intéressant aux incompatibilités entre la

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structure et l’agency, on peut alors améliorer notre compréhension du phénomène (Öjendal et Sedara 2006 : 509). Mon projet révélera, du côté de la structure et de la domination, l’adoption par les étudiants de Phnom Penh de la subjectivité néolibérale qui leur est en quelque sorte imposée par l’intermédiaire de l’université et d’autres entités internationales qui se sont installées dans leur quotidien. De l’autre côté, j’aurai recours à une forme de résistance permettant aux étudiants d’accepter certaines catégories et pratiques dominantes, mais jamais sans les transformer au moment de les adopter (Ortner 2006a : 144). Je préciserai sous peu ma manière d’aborder la résistance, mais pour l’instant, il faut savoir qu’elle n’est pas une simple opposition au pouvoir, mais qu’elle émerge plutôt de la dialectique entre des pratiques (agency) et les structures qui contraignent ces pratiques, tout en leurs offrant l’opportunité d’être, à leur tour, créatrices et transformatrices (Ortner 1995 : 191; Cornet 2012 : 34-35). Les individus adoptent alors un processus permanent de «

reframing, rethinking, and reshaping virtually everything that came their way » leur permettant

de s’approprier la structure, et ils peuvent ainsi développer une alternative ou une sorte de compromis émancipateur (Rapport et Overing 2007 : 7; Ortner 2001 : 78). Ce dernier sera, selon une vision foucaldienne de l’agency, « ineluctably bound up with the historically and culturally specific disciplines through which a subject is form » (Mahmood 2004 : 29 in Michaud 2012 : 1855).

L’analyse que je proposerai au chapitre 5 s’appuie ensuite sur la proposition suivante :

reprendre les grands traits de la subjectivité néolibérale et les considérer comme étant l’agency néolibérale attendue des individus. Par la suite, suivant Kingfisher et Maskovsky, je soulignerai au chapitre 6 les fissures et les limites de l’influence néolibérale qui apparaissent lors de son implantation et qui prennent la forme d’influences alternatives ayant leurs propres rationalités (Kingfisher et Maskovsky 2008 : 118 in Gershon 2011 : 537; 539). Dans le but d’illustrer le type de résistance dont font preuve les étudiants, les limites à l’adoption de cette subjectivité particulière et à la redéfinition de l’éducation seront présentées afin de révéler l’impact qu’elles ont sur la manière qu’ont ces jeunes d’aborder leur parcours universitaire. Elles permettent alors de révéler comment les étudiants répondent aux nouvelles conditions

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socioculturelles, économiques et politiques à partir de leurs ressources personnelles, sociales et culturelles (Peou 2016 : 178).

Les recherches récentes s’intéressant à la transition des jeunes vers l’âge adulte avancent que l’autonomie du choix est un élément clé des sociétés post-traditionnelles, direction vers laquelle semble se diriger le Cambodge. Au sein de ce champ d’études, le modèle du choix rationnel s’est révélé être la théorie dominante pour expliquer comment les jeunes prennent leurs décisions quant à leur futur de manière à maximiser leurs ressources (Heinz 2009 : 397). Nous avons déjà vu qu’il s’agit également de la perspective proposée par le néolibéralisme. Or, l’homo œconomicus n’est peut-être pas aussi rationnel qu’on le pense lorsqu’on accepte le sens strict que lui donne le néolibéralisme. C’est ce qu’affirme le récipiendaire d’un Prix Nobel Daniel Kahneman qui appelle à considérer les racines sociales de la prise de décision, en plus des émotions et des convictions de chaque individu (Heinz 2009 : 399). Ces considérations orientent les objectifs poursuivis, les résultats escomptés, ainsi que les préférences relativement aux options proposées aux jeunes. L’agency, c’est donc de préférer ses projets ou de se donner le droit d’avoir des projets qui, plutôt que de provenir de la structure néolibérale, proviennent de la structure socioculturelle locale (Ortner 2001 : 81).

À ce sujet, s’intéresser au Vietnam, pays voisin du Cambodge où les développements socio-économiques récents sont à tout le moins similaires, permet d’entrevoir ce que mon terrain pourra révéler au sujet de l’agency des étudiants universitaires de Phnom Penh. D’abord, on peut s’attendre à ce que l’influence parentale soit perceptible dans à peu près tous les aspects de la vie des jeunes et qu’il soit très important pour ces derniers de suivre les conseils de leurs parents. Chez les diplômés universitaires de Hanoï, cette dynamique apparaît parfois obligatoire, mais de plus en plus, elle devient optionnelle pour certaines décisions telles que le choix du domaine d’étude par exemple (Nguyen 2003 : 209). On peut aussi anticiper l’impact des inégalités de genre qui, bien qu’elles soient plutôt absentes du côté des urbains éduqués, demeurent toujours présentes dans la sphère privée lorsqu’on s’attarde aux tâches ménagères qui reflètent bien les rôles genrés (Nguyen 2003 : 279).

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Cette situation dévoile la distinction qu’il faut noter entre le public et le privé, ce qui risque aussi de révéler d’intéressantes caractéristiques de l’agency des étudiants universitaires rencontrés à Phnom Penh.

En conclusion, pour rapatrier le concept à ma recherche, j’avance que les étudiants rencontrés à la Royal University of Phnom Penh sont déjà empreints d’une subjectivité qui leur est propre, essentiellement khmère. Or, ils sont aussi les sujets d’une structure qui les domine, le néolibéralisme, qui entend bien leur imposer une toute nouvelle subjectivité (néolibérale) afin de modifier leurs désirs et aspirations. En réponse, ces étudiants font preuve d’agency en mettant à profit leurs propres rêves et aspirations qui sont mieux adaptés au contexte socioculturel au travers duquel ils évoluent depuis tout-petits. « Structure is

constitutive of subjective consciousness (by providing vocabulary to think oneself) and agency (or indigenisation of structure) in turn constitutes structure in the everyday practices that reproduce (while adapting and changing) structure » (Cornet 2012 : 36). Ce que je

propose de présenter dans ce mémoire, c’est le résultat de la rencontre entre la structure néolibérale et l’agency des étudiants, au terme de laquelle la définition néolibérale de l’éducation et la subjectivité de l’homo œconomicus sont indigénisées en fonction des contraintes et opportunités néolibérales et khmères.

1.5 Indigénisation

Pour traiter de la manière dont le néolibéralisme et ses effets sont accueillis au Cambodge, les outils disponibles sont nombreux. À une époque, les sciences sociales se sont particulièrement intéressées à l’hybridité, lui reconnaissant plusieurs formes telles que le syncrétisme, le bricolage de Lévi-Strauss, ou encore la créolisation (Kapchan et Strong 1999 : 240-241). Ces manifestations de l’hybridité contribuent toutes à traiter de la créativité humaine lors de contacts interculturels majeurs. Elles révèlent donc des situations où l’autonomie socialement construite d’entités historiquement distinctes est confrontée l’une à l’autre (Kapchan 1993 : 6 in Kapchan et Strong 1999 : 243).

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Or, cette manière de penser ces phénomènes de rencontre interculturelle est problématique pour l’anthropologie puisque la discipline aborde généralement toutes les cultures en tant que constructions sociales. À partir de ce moment, les concepts tout juste mentionnés demeurent utiles d’un point de vue strictement descriptif, mais ils perdent leur attrait analytique puisque ces contacts entre cultures font partie intégrale de la genèse de chacune d’entre elles, ce qui est encore plus flagrant aujourd’hui alors que les interactions interculturelles se multiplient et s’accélèrent (Palmié 2006 : 445-448). L’hybridité n’arrive donc pas à répondre aux besoins conceptuels contemporains où l’analyse doit porter sur ce monde globalisé que nous livre actuellement le néolibéralisme avec une intensité tout à fait sans précédent. La réponse de l’anthropologie au défi qui lui a été posé s’est formulée dans l’élaboration du concept d’indigénisation.

Ce dernier est employé par les anthropologues qui s’intéressent à la situation générale où l’Occident occupe une position dominante conférée par sa modernité et où, autrefois, les aspirations d’hégémonie semblaient encourager l’homogénéisation. Par rapport à ce contexte, la discipline a d’abord perçu les Autres comme des victimes en voie de perdre leur culture, comme en témoigne les pronostics à l’égard des Inuits arrachés à leur communauté dans les années 1950 et 1960: « they would learn to live like white folks of the species Homo

economicus, sever their relations to their villages and their cultures - and never go back »

(Sahlins 1999: ii; vii). Or, cette thèse a largement été réfutée puisqu’on s’aperçoit que peu importe le contexte, l’autonomie locale peut persister, qu’il peut y avoir résistance.

En effet, plutôt que de devenir de simples répliques de l’Occident, ces populations développent des adaptations créatives et encouragent des innovations locales leur permettant de choisir des variantes ou d'élaborer des alternatives à ce qui leur est proposé (Kahn 2011 : 664). Dans les premières heures de l’utilisation du concept d’indigénisation en anthropologie, celui-ci a surtout été appliqué à des marchandises, des biens de consommation ou des produits techniques. Il était alors intéressant, par exemple, de voir comment l’introduction de la motoneige contribue à faciliter et renforcer les pratiques traditionnelles liées à la chasse plutôt qu’à les faire disparaître. Ce n’est que plus tard que le

Références

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