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L'implantation est un rite de passage

A) Le mécanisme implanté comme tuteur de résilience et l'implantation comme rituel de

2) L'implantation est un rite de passage

Pour les patients, l'implantation a un aspect initiatique indéniable. Comme les rituels d'initiation, l'implantation marque un avant et un après, le « passage » d'un état à un autre. Il ne s'agit pas d'une sensation d'être passé du statut d'humain à celui d'hybride, mais davantage la sensation d'être un humain « soigné », à défaut d'être « guéri ».

Comme pour le passage du statut d'enfant à celui d'adulte, l'implantation marque une césure entre l'état de patient menacé par l'épée de Damoclès de la maladie et celui de patient implanté, d'une sorte de machine-fétiche à l'efficacité tant physiologique que symbolique.

Un autre point de similitude entre pose d'endoprothèse et initiation tribale, c'est le marquage définitif du corps du patient. Marie-Christine Pouchelle confirme tout à fait mon observation, l'ayant constatée bien avant moi :

Roberto Lionetti210 (1988) a posé que l'opération chirurgicale était interprétable comme un système

rituel intercalé dans un ensemble cérémoniel plus vaste, celui de l'hospitalisation. Il a montré en effet que l'exclusion du malade de la vie ordinaire, sa mort symbolique au bloc opératoire, son retour progressif à l'autonomie corporelle et sa réintégration finale dans la communauté sociale obéissent au schéma-type des rites initiatiques propres aux sociétés traditionnelles. Comme dans ces rituels la mort fantasmée représente alors sur le plan symbolique la rupture (c'est le « trou noir »de l'anesthésie) nécessaire à l'émergence d'une nouvelle existence, au delà des contraintes concrètes imposées par le geste chirurgical. En tant que telle elle apparaît comme une étape indispensable au processus psychique de la guérison et de cet aspect fonde en partie l'effet placebo qu'ont parfois certaines cures chirurgicales, ainsi que l'a fait remarquer Lionnetti.

Quand le patient apprend qu’il est gravement atteint par une pathologie cardiaque, c’est une véritable surprise, c'est un choc. Ce traumatisme peut s'enkyster dans la psyché et devenir un trauma. Rapidement le patient peut se dire « je suis fichu » et sentir désemparé, accablé.

Le parcours de soins, anthropologiquement, présente une dimension symbolique et rituelle211

qui va permettre de contrer les symptômes de la pathologie et de lutter contre les angoisses générées par la prise de conscience relative à cette maladie.

210 Roberto Lionetti, « Van Gennep au bloc opératoire », Cahiers de Sociologie Économique et Culturelle, n°10, décembre 1988,

p.110-127. Cité par M-C Pouchelle, op. cit., p. 34.

211 Le rite est un ensemble de règles et de procédures comportementales mises en places au cours de cérémonies, généralement à

L'opération chirurgicale est, en quelque sorte une cérémonie à part entière avec ses codes propres, ses instruments, et ses discours spécifiques. La thérapie par pose de dispositif implanté est une forme d'initiation rituelle pour le patient. L'individu soigné passe, au cours de ce rite, du statut de malade, en danger de mort avéré, à celui de personne « bien portante ».

Le rituel initiatique de l’implantation est considéré comme un acte salvateur, capable d’inverser le cours inéluctablement fatal de la « maladie ». L'appropriation psychologique de l'appareil donne la possibilité de vivre « l’esprit tranquille ». Plusieurs éléments valorisent la puissance « symbolique » de cette forme particulière de fétichisme qui accompagne l'endoprothèse.

Le niveau de sophistication technologique et « d’intelligence » de l’implant semble, aux yeux des patients, une preuve, en soi, de la qualité de leur traitement. La complexité de la machine fait presque office de pouvoir magique, ce qui contribue à renforcer l'efficacité symbolique du dispositif informatisé implanté.

De plus, le coût financier conséquent, de l’installation de l’implant est souvent avancé par les patients pour témoigner du caractère exceptionnel de leur traitement. Pour eux, si une petite machine coûte aussi cher c’est qu’elle est quasi-infaillible ou tout au moins extrêmement perfectionnée et performante.

Les patients implantés ne veulent surtout pas être assimilés à « des handicapés », à « des

vieux », à des « malchanceux ». Cette manière de voir est pourtant bien souvent transmise à la fois

par l’entourage et par différents autres discours qui évoquent leur cas.

La césure principale dans leur vie, c’est le moment où la maladie est diagnostiquée. À partir de ce moment décisif, la majorité des patients se conforme aux prescriptions de leur cardiologue.

C'est dans les cas les plus graves seulement qu'un implant cardiaque est requis. L’implantation est alors un des jalons d’un processus de résilience, un « rite de passage ».

Pour Arnold Van Gennep, les rites de passage212 sont des seuils matériels, sociaux et

symboliques qu’un individu franchit au cours des étapes de sa vie. La naissance, par exemple, est un passage d’un état à un autre, celui de la gestation à celui de la venue au monde.

Arnold Van Gennep s’est aperçu que l’entrée dans l’âge adulte s’accompagne, dans les communautés humaines, de rites sociaux qui instituent le changement de statut. Les fiançailles, le mariage, le divorce et les funérailles sont des exemples de rites de passages. Le service militaire aussi est considéré comme un rite de passage. Il a longtemps fait office de rituel initiatique dans la société française, d'entrée dans l'âge adulte pour les jeunes hommes. Tout ces événements initiatiques sont avant tout des événements sociaux. L'initiation est une pratique socialement régulée.

La découverte de la pathologie cardiaque est une épreuve fortement anxiogène. La peur de la

mort subite s’abat sur l’individu qui se voit du jour au lendemain vivre avec la crainte de pouvoir mourir à tout instant. Un processus analogue à celui du deuil se met en place.

La théorie du cycle de réponse au seuil de Kübler-Ross213 peut être utilisée pour décrire les

premières phases successives qui accompagnent la découverte de la maladie.

• 1 Le déni : refus de comprendre, l’individu ne comprend pas ce qui lui arrive

• 2 la colère, la révolte : l’individu accuse ce qui est le responsable apparent du changement

• 3 le marchandage : tentative de négociations pour diminuer la perte attendue

• 4 la dépression, la résignation : l’individu ressent la perte d’une innocence à propos de sa santé

• 5 l’acceptation

Si l’annonce de la maladie est un choc, pour le surmonter, le système médical contemporain propose tout un parcours de soin, issus d'une tradition de la pratique médicale. La thérapie est une succession d'étapes ponctuées d'actes et d'examens médicaux.

Le patient qui apprend qu’il est victime d’une maladie chronique nécessite du temps pour être en mesure de l’accepter. Il doit passer à travers plusieurs étapes lui permettant de réaliser un changement de certaines de ses représentations à propos de son chemin de vie.

C'est toutefois ce choc psychologique qui lui rend acceptable la pose d'une machine informatisé dans son corps. Les questions de santé constituent des arguments de poids pour consentir à la pose d'un implant. L'imaginaire du surhomme, du cyborg ou du transhumanisme est bien loin dans ce cas concret d'anthropotechnie ontogénétique. Ce qui est déterminant, c'est que l'individu veut, avant tout, rester en vie.

Par contraste, les usages des prothèses non implantées ne nécessitent absolument pas cette remise en question. L'usage d'outil détachable étant une constante de l'activité humaine, il n'y a pas de sentiment de rupture dans une trajectoire de vie quand un usager se met à utiliser un automate détachable, même informatisé.

Cette représentation sociale est problématique quand il s'agit d'évaluer la légitimité de tenter de réguler les usages des prothèses détachables. Étant perçues comme des outils dont l'usager pourra facilement se débarrasser ultérieurement, elles ne semblent a priori pas nécessiter de mise en garde, d'accompagnement normatif (formel ou informel).

Les mécanismes de cyberdépendance que nous évoquerons dans la seconde partie montrent

213 Pour plus de détail se référer à la première partie de Elisabeth Kübler-Ross, David Kessler, Sur le chagrin et le deuil, réussir son deuil, Paris, Press Pocket, 2011.

pourtant que certaines prothèses à fonction cognitive peuvent impacter très fortement sur certaines pratiques sociales. Il est assez pertinent de considérer que l'acquisition d'une prothèse cognitive mérite un accompagnement social minimal, car elle peut représenter elle aussi une relative césure dans un parcours de vie, surtout quand l'utilisateur est un très jeune enfant.

Il semble donc parfois regrettable que la mise à disposition de prothèses informatisées détachables soit bien souvent initiée sans réflexion préalable, sans accompagnement d'experts, contrairement au pratiques que nous avons observées autour des endoprothèses informatisées.

Typiquement, l'acquéreur d'un smartphone ou d'une tablette tactile, achète un produit en réponse à une stimulation publicitaire, un engouement médiatique, un effet de mode ou une volonté d'imitation. Le consommateur n'est pas un patient. Il ne dispose pas « d'assistance psychologique » en complément de service après-vente... L'affordance de ces appareil est si forte, qu'il n'y a pas besoin de formation préalable pour les utiliser. Mettre une tablette tactile dans les mains d'un enfant n'est pas forcément une initiation (au sens de Van Gennep). Si passage il y a, celui-ci n'est pas encore socialement codifié214.

Par contre, les endoprothèses médicales sont, et cette étude en témoigne, très strictement encadrées. Pour qu'un individu consente à recevoir une prothèse implantée dans le corps, il faut un contexte très particulier. L’individu chez qui l’on découvre une pathologie cardiaque, devient immédiatement un « patient ». Il est inclus dans un nouveau groupe, celui des « cardiaques ».

Les examens médicaux et les avis d’experts sont des étapes jalonnant le processus initiatique. L’aspect rituel de la thérapie s’exprime de façon visible quand une implantation est décidée. Il y a un avant et un après. Le corps porte ensuite des stigmates du rite de passage : quelques fines cicatrices et surtout, une machine de quelques dizaines de grammes installée, là, jusqu'au dernier jour de l'existence.