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Impasses conjointes des réseaux et de la gouvernance ? La difficile extension géographique de la notion de réseaux de politique publique

REPROUVE L’ APPROCHE DES POLITIQUES PUBLIQUES

1. Les réseaux, instruments de reterritorialisation de la gouvernance ? Impasses conjointes de deux notions

1.3. Impasses conjointes des réseaux et de la gouvernance ? La difficile extension géographique de la notion de réseaux de politique publique

Conçus par ses auteurs comme ayant une portée empirique, devant remplir une fonction ambiguë de « diagnostic » proche de l’expertise, les réseaux de politique publique ont essentiellement été utilisés par la littérature comme outil empirique pour « classer les données » (à un niveau « méso », c'est-à-dire sectoriel ou sous-sectoriel) ce qui ne manque pas de soulever la question de leur identification effective et du tracé des « frontières »176.

Valable à des niveaux nationaux ou infra-nationaux, cette impasse empirique se développe avec encore davantage d’acuité à l’échelle européenne, dans la mesure où la séparation d’un réseau de politique européen avec le contexte institutionnel apparaît sinon inopérable, du moins inopérante. Ainsi, pour J.J. Richardson, le processus décisionnel européen est trop complexe et important pour qu’il soit possible d’occulter le cadre institutionnel de l’Union européenne, en raison même de l’instabilité de ce cadre. Pour M. Thatcher, « la complexité des processus de décision communautaire et de la participation des acteurs crée des problèmes quand il faut identifier et séparer un réseau de politique publique de son environnement (…). Il est donc très difficile de transposer un modèle développé au niveau national dans les analyses de politiques européennes177 ».

In fine, les réseaux semblent donc fournir des outils utiles pour connaître les participants à l’élaboration des politiques publiques, les acteurs qui apparaissent exclus des processus décisionnels, les relations entre les acteurs et leurs interdépendances, leurs ressources,

176 Selon M. Thatcher, identifier un réseau suppose en effet de le séparer de son « environnement » ou de son

« contexte », problème dont la mise en œuvre pratique suppose l’établissement de critères d’inclusion dont la détermination varie selon les auteurs (relations d’échange pour Richardson, organisations connectées par des dépendances de ressources pour Benson ou Rhodes. Il souligne de plus qu’ « il est presque impossible de séparer les liens entre les acteurs et les décisions publiques dus aux réseaux de politique publique, de ceux qui proviennent d’autres facteurs, notamment du cadre institutionnel, de la nature technologique et économique, ou de l’organisation d’un domaine ». Si cette critique apparaît fondée, elle s’inscrit néanmoins dans une perspective restrictive de la notion de réseaux, celle d’une collecte et d’une classification des données procédant d’une logique avant tout d’ordre institutionnaliste.

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leurs objectifs et leurs stratégies. Mais il demeure néanmoins difficile de leur conférer une valeur explicative – ce que Rhodes lui-même reconnaît178 – pour l’analyse des formes de

gouvernement à des échelles élargies. Tout se passe comme si l’approche par les réseaux perdait de sa consistance et de son heuristique proportionnellement à l’élargissement des échelles (territoriales) ou des niveaux d’analyse. Ainsi que l’ont souligné bon nombre des critiques des réseaux d’action publique, le basculement d’un niveau « méso » à un niveau national, ou plus encore européen ou international, rendrait en effet d’autant plus complexe et improbable la circonscription empirique d’un réseau. L’outil perdrait dès lors non seulement de son efficacité empirique, mais verrait également ses prétentions analytiques notablement amoindries. Si nous ne la reprenons pas entièrement à notre compte, force est de constater que la critique adressée aux réseaux converge ici avec celle fréquemment adressée à la gouvernance : la suspension de la question du pouvoir par une conception « diluée » ou totalement « horizontalisée » de celui-ci, l’éviction a priori de l’Etat179, la difficulté à penser la « dimension cognitive des politiques publiques »180, celle

de la part prise par les techniques, les théories économiques, les idées ou les idéologies dans les processus dont ils prétendent rendre compte.

Connexions critiques : les lieux de gouvernance introuvables

Si nous avons longuement déployé l’approche de la gouvernance par les réseaux de politique publique, c’est parce qu’elle nous semble exemplaire de tout un champ d’analyse de la gouvernance tendant fréquemment à la réduire à un mode de gouvernement d’ordre fonctionnel, rendant compte des jeux de négociations entre des acteurs et des instances multiples et hétérogènes. D’un point de vue théorique tout d’abord, les réseaux

178 Rhodes R., « Policy Networks : A British Perspective », Journal of Theoritical Politics, vol. 2, n° 3, p. 293. 179 Dans son introduction à l’ouvrage Être gouverné, Pierre Favre évoque ainsi la nécessité d’une

« rehiérarchisation », que la notion de gouvernance tendrait à diluer : « Guy Hermet observe justement dans sa contribution que la gouvernance telle qu’elle est généralement entendue suppose une « déhiérarchisation » du processus étatique. La « rehiérarchisation » proposée ici est un retour à un ordonnancement plus marqué, ascendant ou vertical, des acteurs intervenant dans les processus décisionnels. Faute de quoi, pour suivre là encore Guy Hermet, l’Etat est en péril d’être horizontalisé par la gouvernance ». Favre P., Hayward J., Schemeil Y., Être gouverné. Etudes en l’honneur de Jean Leca, Paris : Presses de Sciences Po, 2003, p. 24.

180 Cet aspect est explicitement souligné par Andy Smith dans sa critique des réseaux de politique publique,

les dimensions cognitives, normatives et relationnelles constituant selon lui un prolongement nécessaire du schéma proposé par Marsh et Rhodes. Smith A., « Réintroduire la question du sens dans les réseaux d’action publique », in Le Galès P., Thatcher M., Les réseaux de politique publique, op. cit., p. 110-113.

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apparaissent ainsi difficilement en mesure de remplir leur prétention initiale au statut de concept ou de modèle. S’ils permettent de saisir, à des échelles restreintes, des lieux de gouvernance, « là où l’on est gouverné » pour reprendre l’expression de P. Favre181, ils

n’apparaissent pas en mesure de fonder, durcir la notion de gouvernance à des échelles territoriales plus vastes, telles que l’Union européenne. L’opération de montée en généralité à partir des analyses sectorielles ou sous-sectorielles, telle qu’elle est déployée dans les travaux de politiques publiques, n’apparaît en outre guère satisfaisante dès lors qu’elle se cantonne à une rationalité et à des formes de justification de type essentiellement procédurales. D’un point de vue empirique, les réseaux d’action publique se trouvent peu à peu relégués au statut d’outils, d’instruments de collecte de données, s’apparentant en outre davantage pour la plupart des auteurs – critiques – à un point de départ, un corpus de base nécessaire mais insuffisant, plutôt qu’à un matériel sur lequel pourrait se fonder l’ensemble de l’analyse. Les réseaux ont ainsi rencontré un succès mitigé quant à leur prétention à rendre compte de nouvelles formes de coordination négociée de l’action publique, censées caractériser un style nouveau de gouvernement, d’exercice du pouvoir que serait la gouvernance. Les critiques portées à l’approche par les réseaux peuvent bien entendu être nuancées, et démenties par des études de la gouvernance mobilisant des outils d’analyse complémentaires. Loin de constituer un jugement définitif sur les policy networks, il nous semble plus intéressant d’y voir un exemple spécifiquement éclairant des impensés et des apories de la notion de gouvernance, que la boîte à outils malléable des réseaux de politique publique ne parvient à caractériser que de manière très parcellaire. Désireuse de rendre compte de la complexité, de la fragmentation et de la multiplicité des acteurs et des enjeux, de formes de gouvernement plus interactives, l’approche par les réseaux tend au final à se limiter à l’explicitation de procédés de coordination fonctionnelle, à une logique procédurale de l’action politique et publique, dans laquelle les relations verticales de pouvoir disparaissent en même temps que la préoccupation des idées, idéologies ou valeurs au principe de l’action.

181 Favre P., « Qui gouverne quand personne ne gouverne ? », in Favre P., Hayward J., Schemeil Y., Être

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L’intention initiale des réseaux de politique publique d’opposer à l’hypothèse de l’ingouvernabilité un nouvel éclairage sur la définition et le pilotage des politiques publiques trouve ainsi ses limites dans un trop grand penchant au réductionnisme182. La

gouvernance ainsi échafaudée sur les cendres du gouvernement s’apparente toujours pour l’essentiel à une coquille vide. Elle apparaît au mieux comme « adjectivée » – par l’idée de polycentricité – et/ou dotée d’une consistance dans des cadres restreints conjuguant secteurs (ou sous-secteurs) et territoires limités. La gouvernance ne saurait ainsi se contenter d’une « table rase théorico-pratique » ; elle ne semble pas pouvoir se départir de son statut de « mot hourra » par le seul énoncé de postulats sur la « fin de(s) » – de l’Etat, des territoires, du politique, etc. –, postulats sur la base desquels émergeraient naturellement des modèles-concepts-outils-méthodes tels que les réseaux. Interroger le concept de gouvernance suppose dès lors, et de nombreux auteurs l’ont souligné183, de le

confronter aux catégories ou entités dont l’abolition a peut-être été proclamée prématurément au profit de la seule rationalité procédurale : Etat, démocratie, gouvernement, pouvoir, valeurs et idéologies.

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