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PRENDRE EN COMPTE L'ENVIRONNEMENT DANS LA SPHERE DU PRODUIRE. Normalisation par les dispositifs socio-techniques en réseau et formes d'engagement environnemental

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Academic year: 2021

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PRENDRE EN COMPTE L’ENVIRONNEMENT

DANS LA SPHERE DU PRODUIRE. Normalisation

par les dispositifs socio-techniques en réseau et formes

d’engagement environnemental

Ariane Debourdeau

To cite this version:

Ariane Debourdeau. PRENDRE EN COMPTE L’ENVIRONNEMENT DANS LA SPHERE DU PRODUIRE. Normalisation par les dispositifs socio-techniques en réseau et formes d’engagement environnemental. Science politique. Université de La Rochelle, 2007. Français. �tel-00818915�

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UNIVERSITE DE LA ROCHELLE

THESE

pour l’obtention du grade de docteur en Science politique

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–TOME 1–

Présentée et soutenue publiquement le 24 avril 2007 à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris par

Ariane DEBOURDEAU

Dirigée par

Johanna SIMEANT, Professeure des Universités, Université Paris I Panthéon – Sorbonne

& Codirigée par

Pierre LASCOUMES, Directeur de recherche au CNRS –CEVIPOF – Institut d’Etudes

Politiques de Paris

JURY :

Bruno LATOUR, Professeur des Universités, Institut d’Etudes Politiques de Paris

Jean LECA, Professeur des Universités honoraire, Institut d’Etudes Politiques de Paris

Anne MARIJNEN, Maître de conférences, Université de La Rochelle

Danny TROM, Chercheur au CNRS, GSPM/Ecole des Hautes Etudes en Sciences

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REMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier :

- Johanna Siméant, pour avoir dirigé cette thèse et m’avoir accompagnée tout au long de cette recherche. Elle aura su allier rigueur et affection, et l’achèvement de ce travail doit beaucoup à la confiance qu’elle m’a accordée.

- Pierre Lascoumes d’avoir accepté de codiriger cette thèse. Ses conseils et remarques toujours très avisés, ainsi que les séminaires TIP à la fois instructifs et sympathiques m’ont grandement aidé au cours de cette enquête.

Tous deux auront témoigné d’une réelle patience durant ces six longues années et leurs encouragements dans les moments d’errance et d’inquiétude inhérents à cet exercice solitaire m’ont été précieux. Cette codirection a été une expérience particulièrement stimulante, tant en raison de la justesse des critiques de Pierre Lascoumes que de l’exigence et de l’ouverture intellectuelle de Johanna Siméant.

Mes remerciements vont aussi à ceux qui m’ont accueillie dans leurs séminaires et ont contribué à nourrir mes réflexions :

- Jean Leca, pour m’avoir ouvert son séminaire doctoral et prodigué de justes conseils au cours de la première année de ce travail.

- Bruno Latour qui m’a gentiment élevée à la dignité d’électron libre de l’atelier doctoral du CSI pendant de longues années.

- Luc Boltanski, pour ses conseils et ses féconds séminaires.

Ils ne sauraient en aucun cas être tenus pour responsables des multiples défauts d’un travail d’apprentie chercheuse.

Je tiens à témoigner de toute mon affection à mes parents, Jacqueline et Robert, pour m’avoir épaulée et soutenue au cours de ces longues années. Ces remerciements sont aussi l’occasion d’adresser de douces pensées à ma délirante petite famille : Olga Simonovna Solonskaïa et Louis Comman, Charlotte Debourdeau et Theodor Eberhart.

Toute ma gratitude va également aux accompagnateurs de ce périple et en premier lieu à mon équipe de choc : Martin Rémondet, fidèle soutien de tous les moments difficiles et relecteur judicieux, Isabelle Bruno pour nos longues discussions sur nos hermétiques sujets et toute l’aide qu’elle m’a apporté dans l’achèvement de ce travail. Un grand merci aussi à l’équipe des relecteurs dévoués : Camille Hamidi, Alexandre Lenot, François Perrin, Katalin Por et Grégory Salle.

L’histoire d’une thèse est aussi émaillée de multiples présences, de discussions fécondes. Un tendre merci à Cédric Moreau de Bellaing, compagnon de thèse pendant de longues années.

Aux doctorants et camarades du GSPM et du CSI, et notamment à Christelle Gramaglia, Dominique Linhardt, Joan Stavo Debauge et Olivier Thierry.

Nombreux sont également ceux qui m’auront aidée par leur gentillesse et leur soutien : Michel et Danièle Romain pour avoir accueilli mes douloureux moments d’écriture.

La « meute » : Nora Amari pour sa précieuse aide informatique, Géraldine Ravily apprentie bibliographe appliquée, Benoît Peluchon mon camarade de galère, Benjamin Rochefort et Laurent Ragain pour leurs encouragements et leur aide, Nicolas Mauhin, Julien, Thibaut et Izwalito pour leurs tuyaux. Merci aussi à ceux qui auront su égayer les durs moments : Benjamin, Bertrand, Charli, Damien, Igor, Marie, Laurence, Philou, Thierry, Sami – mais aussi 01.01, Aphex Twin, Caravage, Fragonard, Gogol, Hölderlin, Jonathan Littell, Mallarmé, Nietzsche, Rembrandt, Spinoza, Norman Spinrad, La Tarentella, Venetian Snares, Vila-Matas et Watteau.

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Introduction ... 4

chapitre introductif : les non-lieux de la gouvernance environnementale ... 53

section 1 : La gouvernance, ou l’éternel retour du réprouvé. L’approche des politiques publiques ... 57

Section 2 : La gouvernance environnementale ... 96

Partie 1 ... 168

Introduction ... 169

Chapitre 2. Les instruments normalisés d’intégration de l’environnement dans la Sphère du produire ... 177

Section 1 : Normaliser le management environnemental au niveau mondial : les cadres marchands des ISO 14000 ... 191

Section 2 : Environnement et Sphère du produire saisis par le droit. Management, labellisation et reporting, nouveaux instruments de régulation environnementale ? ... 222

Section 3 : L’architecture baroque du reporting environnemental : des processus de normalisation hybrides. ... 272

Chapitre 3 : Des textes à l’action. Approche empirique de cas typiques de l’incorporation de l’environnement dans l’entreprise ... 354

Section 1 : Procter et Gamble. Identités, cultures et territoires pluriels de l’environnement ... 378

Section 2 : Reterritorialiser l’environnement, (re)politiser la sphère du produire ... 535

Conclusion : ... 720

Partie 2 ... 727

Introduction ... 728

Chapitre 4 : Quadriller les preuves : prise et emprise des mesures officielles ... 734

Section 1 : L'OCDE et Eurostat, instances de définition de l'environnement : thématisation des catégories, équipement et formatage des enjeux environnementaux ... 741

Section 2 : Pour-quoi les indicateurs ? A la recherche du politique et des publics ... 802

Chapitre 5 : Du gouvernement des techniques. Concrétiser l’incorporation de l’environnement ... 857

Section 1. Du péril philosophique à l’instrument du compromis : la technique, « environmental issue » ? ... 859

Section 2. A la recherche de la gouvernabilité environnementale : l’aluminium entre controverse et technique ... 904

Conclusion ... 991

Sigles et acronymes ... 1008

Annexes ... 1009

Bibliographie ... 1110

Tables des illustrations ... 1171

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En guise de préliminaire :

« Le ciel au-dessus de Paris était d’un bleu roi clair qui ne s’assombrissait pas encore en violet au zénith, mais à l’horizon, vers l’ouest, un banc de brouillard nacré semblait se déplacer comme un énorme et lent brise-nuage, transformant le soleil en train de s’y abîmer en un disque d’un orange ardent qui projetait sur les rues de longues ombres teintées de mauve et vernissait les eaux de la Seine d’un reflet doré. La végétation qui couvrait les quais, plongée dans une ombre dense, rappelait désormais les récifs de corail perdus des tropiques ou un cerveau humain verdoyant – au choix.

Eduardo Ramirez sirota pensivement sa tequila en contemplant ce paysage urbain tropical. « Paris est une ville qui a de la chance, dit-il doucement. Elle a toujours été belle, mais le climat y était pourri avant le réchauffement. Le ciel était gris et le temps frais et humide pendant une bonne partie de l’année. C’est pour elle une double chance d’être située sous ces confortables latitudes.

– Une double chance ?

– Une double chance que l’Europe du Nord-Ouest ait les moyens de payer la facture pour maintenir le Gulf Stream à l’aide de miroirs orbitaux. Sans lesquels… Qui sait, ou qui veut savoir ?

Eric n’avait jamais vu Edouardo d’une telle humeur. Mais il avait rarement eu une conversation avec lui en l’absence de M’man.

« Oui, c’est une ville qui a de la chance, Eric. Presque autant de chance que la Sibérie dorée… »

Il tourna son visage vers le jeune homme, et celui-ci le vit froncer les sourcils.

« Pour conserver ce doux climat, il faut maintenir le Gulf Stream. Dans ce but, on doit chauffer les eaux tropicales à des milliers de kilomètres d’ici, ce qui ne fait qu’ajouter un peu de chaleur à la planète, et si ça se trouve, accélérer la fonte de la calotte polaire arctique. – Je ne vous savais pas climatologue amateur, Edouardo… »

Ramirez laissa échapper un petit rire – désabusé, semblait-il. « Je ne m’y connais peut-être pas beaucoup en climatologie, mais je sais ce que j’apprécie. Et je sais que nous perdrions ces longs et délicieux étés parisiens si la Grande Bleue réussissait dans ses plans pour refroidir la planète. Tout comme la Sibérie dorée se retrouverait une fois de plus prise dans la neige et dans la glace.

– Mais elle ne réussira pas. Nous avons ce qu’il faut pour l’arrêter quand nous voudrons. – Mais devons-nous l’arrêter ? dit Edouardo.

– Devons-nous ?

– La Grande Machine Bleue et sans doute un ensemble d’entreprises capitalistes ressuscitées qui n’ont que le profit pour but, et il est possible qu’elle ait bricolé les tornades blanches, mais…

– Mais… ? »

Edouardo haussa les épaules, « Mais rien de tout ça ne l’empêche nécessairement d’avoir

raison. Peut-être la Condition Vénus est-elle effectivement imminente. Peut-être la biosphère

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Introduction

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aurions tort de les arrêter, n’est-ce pas ? Dans ce cas, ne devrions-nous pas sacrifier l’agréable climat de cette ville magnifique, la Sibérie dorée, et tout le reste ?

– Le devons-nous ? » Fit Eric. De manière inattendue, Eduardo se mettait à évoluer dans des eaux un peu trop profondes pour lui.

« S’il fallait vraiment s’y résoudre pour préserver la biosphère elle-même, quel choix nous resterait-il ? »

C’était un Eduardo Ramirez qu’Eric ne connaissait pas. Voilà qu’il lui faisait découvrir des aspects de lui-même qu’Eric ignorait jusque-là, à commencer par la révélation qu’Eduardo devait sa position élevée dans le Syndic à quelque chose d’insaisissable qui allait au-delà de l’astuce.

« Ta mère apprécie beaucoup la mythologie gangster des Mauvais Garçons, dit Eduardo, et il est vrai que nous avons évolué à partir des mafias et des triades. Selon certaines définitions dans certaines juridictions nous pouvons même être encore considérés comme une « organisation criminelle ». Mais nous ne sommes pas des capitalistes, n’oublie jamais ça Eric. Sais-tu ce qui a réellement détruit l’ordre global capitaliste ? »

Eric secoua la tête. Il n’avait jamais accordé la moindre réflexion à de tels sujets.

« Les historiens de l’économie parlent de l’éclatement de la Grosse Bulle, les disciples de Markovic évoquent l’entropie créée par la séparation entre l’économie virtuelle et l’économie de production, les mystiques de la Troisième Force mettent en cause la déspiritualisation de l’homme capitaliste, et tout ça est sans doute vrai. Mais en fin de compte, l’ordre global du capitalisme mondial a été détruit par l’objet même de son adoration…

– Le fameux « nerf de la guerre » ? « Risqua Eric. Et il fut récompensé par un hochement de tête et un sourire chagrin.

« Si les capitalistes avaient à choisir entre leur intérêt économique personnel à court terme et la survie d’un bien commun plus vaste, un bien dont eux-mêmes feraient partie, ils prendraient l’oseille et se tireraient. Même s’il n’y avait aucun endroit où se tirer. On disait autrefois qu’ils se vendraient la corde pour les pendre si ça pouvait leur rapporter. »

Edouardo s’esclaffa. « Et au fond, c’est ce qu’ils ont fait. – Je ne comprends pas, dit Eric en toute sincérité.

– Quelqu’un a dit aussi qu’il fallait être honnête pour vivre hors la loi. »

Edouardo se retourna pour se repaître une fois de plus des beautés qu’offrait Paris. Eric l’imita et se tint à ses côtés, embrassant du regard la Ville Lumière dont il était au moins un prince de pacotille.

« Qu’essayez-vous de me dire ? »

Edouardo se livra à une excellent imitation M’man.

« Nous sommes les Mauvais Garçons, mais nous ne jetterons pas la planète dans les chiottes en tirant la chasse dessus juste pour nous en mettre vite plein les poches, fiston ! C’est la différence entre ces salauds de capitalistes prédateurs et nous autres, enfant bâtards de boucaniers romantiques et d’honnêtes gangsters ! »

Le Prince fit un effort pour comprendre pleinement ce qu’Edouardo Ramirez essayait de lui dire, mais cela continuait à lui échapper.

Néanmoins, tandis que les grisantes fragrances florales de la ville s’élevaient pour se mêler aux parfums enivrants des plantes en pot toutes proches, il eut l’impression que son jardin en terrasse se transformait en un disney de la cité tropicale qu’il dominait.

De même que Paris, en cet instant précis, lui paraissait être un disney. Mais de quoi, il n’aurait su le dire. »

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Introduction

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Le monde décrit par Norman Spinrad, à la fin du XXIème siècle, est celui d’une

transformation radicale de la planète sous l’effet du réchauffement climatique, le lieu d’une reconfiguration géopolitique globale. Les caractéristiques physiques des territoires y sont totalement bouleversées : la montée des eaux a éradiqué des zones entières de la carte, les régions chaudes sont devenues désertiques, Paris est une ville tropicale et la Sibérie une florissante et riche zone tempérée. A ces mutations géographiques font écho de nouvelles formes de gouvernement du monde. La planète Bleue comme une orange est celle d’un post-capitalisme, où surgissent confusément l’ONU et sa Conférence Annuelle sur la Stabilisation du Climat (CONASC), des villes et des Etats moribonds, des Terres des Damnés, des citoyens-actionnaires de cartels plus ou moins démocratiques – tels Panem et Circenses ou les Mauvais Garçons –, des services des eaux transsouverains, quelques entreprises dinosaures capitalistes, des entités telles que la Grande Machine Bleue – aux contours indéfinis, sans existence légale, à la fois lobby, organisation commerciale et cartel paradoxal d’industries de génie climatique. La notion de profit est dans cet univers indissociable de l’« environnement », celui de l’interventionnisme humain pour maintenir artificiellement et toujours provisoirement des conditions climatiques viables ; l’horizon des valeurs disponible de ce monde post-moderne se partitionne entre le « Vert » – celui des Terres gagnantes du changement climatique désormais détentrices des capitaux –, et le « Bleu Bon teint » de l’aspiration au retour au statu quo antérieur face à l’inéluctable constat que le réchauffement avait créé plus de perdants que de gagnants.

Si la vision écologique et politique catastrophiste déployée par N. Spinrad répond aux nécessités propres à la littérature de science-fiction, elle n’en demeure pas moins un point de départ intéressant pour nos propres réflexions sur les rapports entre Sphère du produire1 et prise en compte des questions environnementales. Au-delà d’une version

futuriste apocalyptique – mais qui n’en reste pas moins possible – de l’état de la planète, le tableau que dessine N. Spinrad de l’impuissance du politique à embrasser les questions écologiques n’est pas sans évoquer, à un degré certes extrême, l’image d’Epinal de

1 Cette notion de Sphère du produire, empruntée à H. Jonas, n’est volontairement explicitée qu’à la fin de

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Introduction

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l’ingouvernabilité liée à des enjeux dont le traitement ne pourrait s’effectuer qu’à l’échelle mondiale – et dont les difficultés de mise en application du protocole de Kyoto tendraient à fournir un exemple paradigmatique. La question du changement climatique exemplifie en effet l’environnement dans sa version déterritorialisée, celle des biens publics mondiaux2. Dans cette version, l’environnement semble en effet suspendre la possibilité

d’une souveraineté nationale et d’une gestion du bien public à l’intérieur des traditionnelles frontières étatiques3. L’environnement convoque ainsi le cadre analytique

lâche de la « mondialisation » et l’idée d’interdépendance qui lui est intimement liée en imposant l’argument selon lequel : « un bien, précisément parce qu’il est public, ne saurait être que métanational ; plus il concourt au bien-être général, moins il saurait être souverain4 ». Institutionnalisé en 1987 comme global common dans le rapport de la World

Commission on Environment and Development, l’environnement conçu comme écosystème planétaire se dessine donc bien comme un patrimoine global engageant la survie de l’humanité, et cristallise bon nombre d’interrogations sur la notion de gouvernance – avec en filigrane l’ombre de l’ingouvernabilité. La condition de possibilité d’une gouvernance environnementale résiderait-elle alors dans l’acceptation de la caducité de l’entité étatique, voire interétatique ? Implique-t-elle la suspension de l’idée même de gouvernement, telle que l’anticipe N. Spinrad ?

Dans l’univers décrit par l’auteur, les entités souveraines ou les organisations internationales censées prendre à bras le corps ces problématiques environnementales globales font en effet bien pâle figure. L’Organisation des Nations Unies y est reléguée au rang de « forum éculé et édenté, une pétaudière pour les jérémiades et les suppliques de la pléthore de souverainetés appauvries qui les dominaient numériquement » ; ses

2 Sur cette question des biens publics mondiaux, voir notamment Constantin F. (dir.), Les biens publics

mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action collective ?, Paris : l’Harmattan, 2002, 385 p.

3 Comme le rappelle B. Badie : « Autrefois, le lien était clair ; il servait même de principe de gouvernement :

tout bien public devait, par nature, relever du souverain. Parce qu’il contribuait au bien-être général, le bien public était réputé indivisible, non réductible au marché et supposait donc un accès public. Dès lors qu’un bien servait la collectivité, celle-ci ne pouvait être en dernier ressort que nationale ; sa nature se devait d’être collective, son appropriation ne pouvait être privée : à ce titre, sa sortie de la logique du marché conférait à l’Etat un rôle essentiel dans sa gestion. » Badie B., « L’effectivité des biens publics mondiaux : L’ambiguïté ne vaut pas négation », in Favre P., Hayward J., Schemeil Y., Être gouverné. Etudes en l’honneur de Jean Leca, Paris : Presses de Sciences Po, 2003, p. 333.

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Introduction

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conférences annuelles sur la stabilisation climatique réduites à un salon pour mercenaires Bleu Bon teint de l’ingénierie climatique :

« La NASA. Erdewerke. Boeing. Bluespace. ASE. Tupolec. L’Aérospatiale. Ocean Systems. Euromirror. Des entreprises plus petites. Des dizaines de toutes formes et tailles étaient là également. Ce que toutes ces entreprises avaient en commun, était la vente de services climatech. Cela n’aurait pas dérangé certaines d’entre elles d’installer des générateurs de couverture nuageuse pour une souveraineté, puis de vendre des miroirs orbitaux à ses voisins indignés afin de prétendument corriger le gâchis qu’elles avaient causé. Mais elles étaient pour la plupart Bleu Bon teint et travaillaient à inverser les effets du réchauffement, aussi bien au plan local que de manière générale : augmenter l’albédo, abaisser le taux de dioxyde de carbone, générer une couverture nuageuse, reboiser, restaurer la situation antérieure, tels étaient leurs objectifs. La sixième Conférence Annuelle sur la Stabilisation du Climat organisée par les Nations Unies était massivement soutenue par la Grande Machine Bleue. Lobby ou organisation commerciale, keiretsu ou cartel paradoxal d’entités industrielles, la Grande Machine Bleue ne possédait ni charte formelle, ni existence légale dans quelque juridiction que ce soit. Néanmoins, la liste inexistante de ses membres était un secret de polichinelle, et sa charte inexistante exigeait d’eux de refuser tout contrat qui ajouterait des gaz à effet de serre ou des calories à l’atmosphère. Bleu bon teint. Mais la Grande Bleue n’était pas, et de loin, une organisation idéaliste et charitable. Elle était essentiellement composée d’antiques sociétés capitalistes non restructurées, ou restructurées en surface, ou de semi-sociétés au service de semi-souverainetés comme la NASA ou l’Aérospatiale, toutes profondément intéressées à dégager du profit. Les mercenaires Bleu Bon teint de l’ingénierie climatique. » 5

La vision de N. Spinrad est indubitablement celle d’un cynisme poussé à son paroxysme. Les organisations internationales telles que l’ONU y apparaissent comme fantoches, dans un contexte de désuétude de toute notion de souveraineté. Les grandes entreprises d’intervention climatique semblent être les seuls dépositaires des scories de souveraineté, tout en demeurant focalisées sur la seule notion de profit, se transformant dès lors peu ou prou en « mercenaires de la Vertu ». Organisations et institutions formelles sont suspendues, la légalité fait place à la charte et au contrat minimal. Nulle préoccupation d’un bien commun : la capture réaliste et cynique de « la » nature a rendu conjointement caduques idéalisme et charité, dans une version de l’environnement qui n’est pas sans évoquer celle décrite par Peter Sloterdijk :

« Un des exploits philosophiques de l’écologie c’est d’avoir prouvé l’implication des sciences modernes de la nature – peu importe l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes – en tant que sciences fondamentales de la technique industrielle, dans un processus que l’on peut caractériser uniquement encore, si l’on tient compte des faits, comme une guerre d’exploitation et de destruction menée par les civilisations avancées conter le biosphère. (…) Les implications politiques, économiques, et militaires des sciences de la nature sont trop claires. Elles étaient et sont les patrouilles que notre civilisation avide de conquête a envoyées dans les mondes, précédemment fermés, des vérités de la nature. Ce que ces

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Introduction

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patrouilles et ces pionniers de la science de la nature ont exploré et inventé, constitue au total quelque chose qui met en danger, dans l’ensemble, l’existence de cet objet de recherche qu’est la nature. Parlé-je ainsi simplement par métaphore ? Nullement. J’aimerais montrer de manière exemplaire le caractère polémique de l’empirisme scientifique dans l’« objet » qu’est la terre, car, comme chacun sait, toutes les sciences de la nature et même l’astronomie renvoient à cet objet qui reste la quintessence de nos « intérêts pour la nature ». Il est relativement facile de montrer que les « sciences de la terre » sont poussées par des intérêts polémiques-pratiques. L’observation des surfaces de la terre ainsi que l’exploration de son intérieur répondent, dans beaucoup de cas, à des intérêts politiques et militaires ; la géographie étant affectée plutôt au domaine de la stratégie et de l’art de la domination, la géologie plutôt au domaine de la technologie d’armement. » 6

L’espionnage de la nature par les « patrouilles » relève pour P. Sloterdijk d’une « expérience noire », paradoxale, celle de l’Aufklärung comme savoir polémique, comme naissance d’un regard éclairant et pénétrant la réalité dont la condition est le refroidissement du rapport intellectuel entre moi et le monde. L’Aufklärung s’apparente ainsi à un réalisme qui déclare la guerre aux phénomènes, aux vérités nues qu’il faudrait admettre : il lui faut au contraire se doter des voies d’accès à la « réalité même ». L’Aufklärer est celui qui au-delà des trompe-l’œil, des doubles-fonds et des décors du savoir moderne accède aux motifs cachés, parvient à démasquer les tromperies afin de déployer son propre intérêt à la connaissance. Le cynisme est dès lors celui d’un intérêt au savoir, à la vérité – non pas la vérité pure du philosophe –, mais en tant qu’elle est un pouvoir, dépourvu d’un idéalisme qui serait une volonté de puissance naïve – celle par exemple du mouvement ouvrier vers 1900 selon P. Sloterdijk7. La critique énoncée par

N. Spinrad est donc bien celle du cynique attendant sereinement l’épuisement des palabres autour des « Nouvelles Valeurs » dont il sait qu’elles ne mènent pas loin8 : le

concernement, le rapprochement du citoyen de son Etat, la consolidation de la paix, la qualité de la vie, la conscience des responsabilités, la protection de l’environnement. Il s’inscrit dès lors pleinement dans le « cynisme » de Nietzsche, qui se « présente [comme] un rapport modifié avec « dire la vérité » : c’est un rapport de stratégie, de tactique, de suspicion et de désinhibition, de pragmatisme et d’instrumentalisme – tout cela dans les

6 Sloterdijk P., Critique de la raison cynique, Paris : C. Bourgois, 1987, p. 437. 7 Ibid., p. 8.

8 Elles mènent d’ailleurs d’autant moins loin qu’est suspendue la question historique ; il suffit donc au cynique

d’attendre que les « choses suivent leur cours » : « Certes notre modernité fatiguée sait parfaitement « penser historiquement » mais doute depuis longtemps qu’elle vive dans une Histoire qui ait un sens. Il n’y a aucune demande pour une histoire universelle ». Ibid, p. 9.

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Introduction

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mains d’un moi politique qui ne pense qu’à lui-même et qui, intérieurement, louvoie et, extérieurement, se cuirasse9 ».

Une telle mise en perspective pourrait emporter une clôture définitive de notre recherche avant même que soit tentée toute forme d’explicitation. Pourtant, tout comme l’objet de l’ouvrage de P. Sloterdijk est d’élaborer une critique de la raison cynique, nous voudrions tenter de penser la « nouvelle valeur » qu’est l’environnement pour la Sphère du produire autrement que comme piètre analgésique, utopie naïve dont la fin se donnerait d’emblée : celle de l’intérêt économique capitaliste, sous l’œil narquois du cynique. Notre « mercenaire de la Vertu Bleu Bon teint » interpelle peut-être davantage qu’il n’y paraît au premier abord, pour peu que l’on ne s’attache pas aux seuls passions et intérêts dudit mercenaire. Certes le contexte « post-ordre global capitaliste » dans lequel entend s’inscrire le roman de N. Spinrad apparaît comme une perspective fort lointaine et l’enjeu n’est pas de substituer au cynisme une forme sociologisée de science-fiction ! Il n’en demeure pas moins que l’extrait préliminaire cité met en lumière un certain nombre de problèmes inhérents à l’interrogation des rapports entre capitalisme et environnement : l’incertitude scientifique, un devoir agir qui lui est étroitement lié, l’horizon d’un bien commun, les figures de rationalité disponibles et les formes de compromis possibles dans un contexte où semble primer la seule logique du profit et où la gouvernementalité apparaît essentiellement dissolue.

Capitalisme, marché et environnement

Si l’idée d’un monde sans gouvernail, d’une anarchie des relations internationales et de la dissolution des formes de gouvernement étatiques est bien présente dans la littérature tant des relations internationales que des politiques publiques, point sur lequel nous reviendrons très largement en interrogeant les notions de gouvernance et de gouvernance environnementale, le cadre de nos recherches n’est pas – encore – un « ordre post-global capitaliste ». La question de la gouvernance en général, et celle plus spécifique des formes de gouvernement et de gouvernance environnementales n’ont pas manqué de surgir au fur et à mesure de nos recherches ; notre questionnement initial était

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cependant de tenter d’embrasser les rapports, les liens entre le capitalisme et l’environnement, et ce tant à une échelle globale, cognitive et idéologique, qu’à des échelles plus localisées, celles des acteurs, des entreprises. Il nous fallait dès lors parvenir à concevoir un point d’entrée qui ne serait pas le « capitalisme », objet nécessairement insaisissable tel quel, ni « l’entreprise » en tant qu’elle en serait une instance représentative.

D’un point de vue méthodologique, le capitalisme apparaît en effet comme un objet éminemment complexe. Notre perspective s’inscrit pour une large part dans celle ouverte par Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello10, ainsi qu’ils la

décrivent :

« Cet ouvrage a pour objet les changements idéologiques qui ont accompagné les

transformations récentes du capitalisme. (…) Il n’est pas seulement descriptif et entend aussi

(…) proposer un cadre théorique plus général pour comprendre la façon dont se modifient les idéologies associées aux activités économiques, à condition de donner au terme d’idéologie non le sens réducteur – auquel l’a souvent ramené la vulgate marxiste – d’un discours moralisateur visant à voiler des intérêts matériels et sans cesse démenti par les pratiques, mais celui – développé par exemple dans l’œuvre de Louis Dumont – d’un ensemble de croyances partagées, inscrites dans des institutions, engagées dans des actions et par là ancrées dans le réel. » 11

Notre travail s’est heurté à des difficultés relativement similaires. L. Boltanski et E. Chiapello soulignent en effet la tension inhérente à toute analyse d’un objet aussi vaste que le capitalisme, notant le fait qu’aborder un changement global à partir du cas de la France ces trente dernières années ne saurait évidemment résumer à lui seul l’ensemble des transformations du capitalisme. Signalant le caractère approximatif des discours sur la globalisation, leur perspective se veut ainsi avant tout pragmatique, fondée sur les manières dont les personnes s’engagent dans l’action, les justifient, donnent sens à leurs actes12. Au-delà de cette impossibilité d’une enquête précise sur le capitalisme global, nous

avons également restreint nos investigations de terrain au cadre français, adhérant à cette idée énoncée par les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme :

« Des processus assez similaires ont marqué l’évolution des idéologies qui ont marqué le redéploiement du capitalisme dans les autres pays développés, selon des modalités tenant, en

10 Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, 1999, 843 p. 11 Ibid., p. 35.

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chaque cas, aux spécificités de l’histoire politique et sociale, que seules des analyses régionales détaillées permettraient de mettre en lumière avec une précision suffisante. » 13

L’issue adoptée par L. Boltanski et E. Chiapello est ainsi une étude très approfondie des « discours » sur le management, des justifications et des critiques qui les accompagnent, rendant compte de « l’émergence de nouvelles représentations de la société, de façons inédites de mettre à l’épreuve des personnes et des choses, (…) de nouvelles manières de réussir ou d’échouer14 ». Notre perspective s’en inspire ainsi très

directement, tout en s’en démarquant de façon notable quant au corpus. A l’instar des auteurs du Nouvel esprit du capitalisme nous considérons la littérature managériale comme un « des lieux principaux d’inscription de l’esprit du capitalisme15 ». Pour autant, nous

avons choisi d’en faire un traitement plus différencié dans la mesure où notre objet n’est pas le capitalisme ou le monde marchand en tant que tel, mais la manière dont celui-ci participe à la construction d’une gouvernabilité de l’environnement. C’est néanmoins dans l’esprit du travail de L. Boltanski et E. Chiapello que nous traiterons de la gouvernance environnementale, en tant qu’elle est un objet hybride, à la confluence entre la description et la prescription, un enjeu de légitimation réciproque des praticiens et des scientifiques jouant le rôle d’experts16. Notre second corpus de littérature, a priori plus

directement aux prises avec le capitalisme, porte quant à lui sur la normalisation environnementale. Devant l’impossibilité d’opérer un recensement exhaustif de la littérature savante et experte sur la question, nous nous sommes concentrés sur les textes qui, mis en réseau et dépassant le cadre de la performativité des discours, enrégimentent des pratiques dont ils constituent la règle17. En outre, la constitution même de ce réseau de

textualité peut être perçue comme mise à l’épreuve, celle de la rencontre d’acteurs multiples, d’institutions, de rationalités et d’idéologies. A l’identique, il s’agira de

13 Ibid., p. 36. 14 Ibid., p. 37. 15 Ibid., p. 94.

16 Cf. chapitre 1. A l’instar de ce que souligne Sandrine Lefranc à propos des ONG, nous verrons ainsi que la

gouvernance et tout spécifiquement la gouvernance environnementale met en lumière « la concurrence entre différentes institutions universitaires qui ont investi, souvent depuis des traditions théoriques bien distinctes, le champ de la résolution des conflits internationaux. Il est ainsi possible de distinguer plusieurs ensembles académiques, en concurrence pour une définition des « bonnes pratiques » en matière de résolution interactive du conflit. ». Lefranc S., « Pacifier, scientifiquement. Les ONG spécialisées dans la résolution des conflits », in Le Pape M., Siméant J., Vidal C., Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris : La Découverte, 2006, p. 238-254.

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procéder à des mises à l’épreuve empiriques, au travers de quelques exemples paradigmatiques d’entreprises installées en France. Plutôt que d’opter pour un comparatisme, un seul type de littérature, ou un seul instrument, nous avons ainsi choisi de rendre compte de la façon dont l’imbrication des textes opère la mise en réseau de dispositifs et d’instruments qui fournissent un « cadre »18 pour appréhender comment le

marché pense l’environnement. En parallèle, face à la difficulté de rendre compte empiriquement du ou des marchés, la mise à l’épreuve pratique de ces normes ne sera ainsi décrite qu’à l’aune de cas « exemplaires » qui donnent consistance à cette architecture normative. Si l’on en croit Ludwig Wittgenstein, « Ce sont des règles qui valent pour l’exemple qui en font un exemple 19». Non seulement une règle n’existe pas en dehors de

ses applications, mais on peut, en suivant Jürgen Habermas, penser que l’« on peut voir, à la capacité de suivre une règle, ce que nous entendons par l’identité d’une signification. Les significations symboliques constituent ou créent de l’identité de la même manière que des règles qui en établissent l’unité à travers la multiplicité de leurs incarnations dans des exemples, de leurs diverses réalisations ou exécutions20». L’exemplarité sera ici, au

premier abord, conçue de manière quasi « grammaticale », c'est-à-dire en rendant compte de « types » d’appropriation des normes environnementales parmi les multiples jeux de

18 Comme l’ont montré D. Trom et B. Zimmermann, « L’analyse de cadre (frame perspective) a souligné

combien toute mobilisation collective suppose, de la part des personnes engagées dans l’action, un travail cognitif et normatif visant à définir la situation dans laquelle elles agissent. Cette approche, conçue pour saisir à la fois un processus, l’activité de cadrage (framing) et le produit de cette activité (frame) appelle deux commentaires. Premièrement, elle s’est essentiellement attelée à identifier et à répertorier des cadres, sacrifiant le plus souvent à la dynamique de cadrage inhérente à toute mobilisation. Le cadre y apparaît sous une forme statique et se confond avec un assemblage solide, mais assez rudimentaire, d’idées et de normes. Deuxièmement, cette approche postule que les acteurs disposent de ressources culturelles qu’ils vont activer et assembler en vue de confectionner un cadre qui rencontrera, en cas de succès, les attentes du public ». Sur la base de ces réserves, les deux auteurs proposent « d’infléchir cette perspective » en croisant « les problèmes théoriques de l’analyse de cadre avec une approche en termes de problèmes publics ». A leur suite, il nous semble effectivement essentiel de considérer les « cadres » dans une approche dynamique, processuelle, c'est-à-dire attentive « non seulement aux processus de mobilisation, mais aussi aux activités de formulation » et notamment aux entreprises de catégorisation. Néanmoins, notre propre perspective n’étant pas exactement celle de l’action collective, nous avons tenté de conserver dans ce travail cette version dynamique des cadres, tout en l’appréhendant fréquemment au travers du couple cadrage-débordement (en lien avec la théorie des externalités). Cf. Trom D., Zimmermann B., « Cadres et institution des problèmes publics. Les cas du chômage et du paysage », in Cefaï D., Trom D., Les formes de l’action collective. Mobilisations dans les arènes publiques, Paris : Ed. de l’EHESS, 2001, p. 281-315.

19 Wittgenstein L., Grammaire philosophique, Paris : Gallimard, 1980.

20 Habermas J., Théorie de l’agir communicationnel, tome 2 : Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris : Fayard,

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langage21 dont elles font l’objet. Constater ces jeux de langage nous ouvrira en effet aux

façons de faire des acteurs, c'est-à-dire à la manière dont les normes environnementales sont susceptibles d’être concrétisées, d’exister.

Si notre entrée en matière s’est focalisée sur la question des rapports entre le capitalisme et l’environnement – faisant écho aux préoccupations personnelles qui ont initié cette recherche –, notre propos s’avère davantage centré sur le marché que sur le capitalisme en tant que tel. Adhérant à la définition que donnent L. Boltanski et E. Chiapello du capitalisme, il nous a en effet semblé difficile de nous doter d’un protocole d’enquête à la mesure d’un tel sujet :

« A la suite de Fernand Braudel, nous distinguerons donc le capitalisme de l’économie de marché. D’une part, l’économie de marché s’est constituée « pas à pas » et est antérieure à l’apparition de la norme d’accumulation illimitée du capitalisme. D’autre part, l’accumulation capitaliste ne se plie à la régulation marchande que lorsque des chemins de profits plus directs lui sont fermés, de sorte que la reconnaissance des pouvoirs bienfaisants du marché et l’acceptation des règles et des contraintes dont dépend son fonctionnement harmonieux (libre échange, interdiction d’ententes et des monopoles, etc.) peuvent être considérées comme relevant d’une forme d’autolimitation du capitalisme. » 22

Cependant, interrogé à l’aune de sa normalisation environnementale, le marché fait figure de composante essentielle d’un « esprit du capitalisme »23. L’ensemble des

instruments de normalisation de l’environnement que nous étudions ici apparaît en effet comme modalité essentielle de réponse à la critique écologique du capitalisme. Notre réseau de textes appartient donc bien à cette « idéologie qui justifie l’engagement dans le

21 « Commander, et agir d’après des commandements. Décrire un objet d’après son aspect, ou d’après des

mesures prises. Reconstituer un objet d’après une description (dessin). Rapporter un événement. Faire des conjectures au sujet d’un événement. Former une hypothèse et l’examiner. Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes. Inventer une histoire ; et lire. Jouer du théâtre. Chanter des “rondes”. Deviner des énigmes. Faire un mot d’esprit ; raconter. Résoudre un problème d’arithmétique pratique. Traduire d’une langue dans une autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. » Wittgenstein L.,

Investigations philosophiques, Paris : Gallimard, 1961, p. 215.

22 Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 39.

23 « La qualité de l’engagement que l’on peut attendre dépend en fait bien plutôt des arguments qui peuvent

être invoqués pour faire valoir non seulement les bénéfices que la participation peut apporter à titre individuel, mais aussi les avantages collectifs, définis en terme de bien commun, qu’elle contribue à produire pour tous. Nous appelons esprit du capitalisme l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme. » Ibid., p. 42.

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capital24 », en tant qu’elle est la réponse principielle et principale aux transformations du

capitalisme exigées par la critique.

En ce sens, si nous n’avons pas la prétention de rendre compte de manière exhaustive des rapports entre capitalisme et environnement, la normalisation environnementale s’intègre bel et bien à un certain esprit du capitalisme. Non seulement dans son sens wébérien, celui des motifs éthiques qui, tout en étant « étrangers dans leur finalité à la logique du capitalisme, inspirent les entrepreneurs dans leurs actions favorables à l’action du capital25 », mais aussi dans un sens plus général, celui d’un

engagement de l’entreprise capitaliste en faveur du bien commun décrit par Albert O. Hirschman. Sur la base de ces deux dimensions (individuelle et générale), L. Boltanski et E. Chiapello montrent ainsi que les justifications morales du capitalisme font partie intégrante de l’existence et de la survie de celui-ci, et de sa capacité à figurer un projet politique capable de se transformer sans cesse pour se perpétuer, reproduire un ordre social par l’incorporation de la critique26. Face à l’émergence d’une critique écologique,

l’esprit du capitalisme réside ainsi dans sa capacité à déployer des modes d’actions et des dispositions qui soient cohérents avec lui tout en légitimant sa perpétuation. Les dispositifs de normalisation environnementale apparaissent ainsi comme autant de formes de régulation – à la fois générales et pratiques, locales et globales – assurant la pérennité d’une logique capitaliste. En réponse à la menace de la critique écologiste malthusienne, appelant à la croissance zéro, des années 1970, l’esprit du capitalisme s’est ainsi progressivement recomposé, notamment au travers de l’idée de développement durable, nouvelle idéologie dominante qui interroge les modalités écologiques et sociales du développement – et de facto (re)légitime la nécessité du développement économique. La normalisation environnementale s’inscrit dans ce contexte général. Elle est la codification

24 Ibid., p. 42. 25 Ibid., p. 43.

26 « Si le capitalisme a non seulement survécu mais n’a cessé d’étendre son empire, c’est bien aussi parce qu’il

a pu prendre appui sur un certain nombre de représentations – susceptibles de guider l’action –, et de justifications partagées, qui le donnent pour un ordre acceptable et même souhaitable, le seul possible, ou le meilleur des ordres possibles. Ces justifications doivent reposer sur des arguments suffisamment robustes pour être acceptées comme allant de soi par un assez grand nombre de gens de façon à contenir le désespoir ou le nihilisme que l’ordre capitaliste ne cesse également d’inspirer, non seulement à ceux qu’il opprime mais aussi, parfois, à ceux qui ont la charge de le maintenir et, par l’éduction, d’en transmettre les valeurs. » Ibid., p. 45.

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d’une responsabilité du capitalisme à l’égard d’un bien commun, la nature transformée en environnement, qui relégitime l’ordre capitaliste. En tant qu’ils fournissent une réponse justifiée et justifiable à la critique écologiste, les instruments et dispositifs déployés par la normalisation environnementale constituent bien une idéologie dominante au sens de L. Boltanski et E. Chiapello dès lors qu’ils contribuent à imposer une définition de l’environnement compatible avec le mode de développement capitaliste :

« L’esprit du capitalisme est justement cet ensemble de croyances associées à l’ordre capitaliste qui contribuent à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui. (…) On peut bien parler, dans ce cas, d’idéologie dominante à condition de renoncer à n’y voir qu’un subterfuge des dominants pour s’assurer le consentement des dominés, et de reconnaître qu’une majorité des parties prenantes, les forts comme les faibles, prennent appui sur les mêmes schèmes pour se figurer le fonctionnement, les avantages et les servitudes de l’ordre dans lequel ils se trouvent plongés. » 27

Mobilisant les trois piliers justificatifs centraux du capitalisme – progrès matériel, efficacité et efficience dans la satisfaction des besoins, mode d’organisation social favorable à l’exercice des libertés économiques et compatible avec des régimes politiques généraux – la normalisation environnementale s’apparente ainsi à un appareillage auto-justificatif répondant à la nécessité de prendre en considération une nouvelle forme de bien commun. Elle répond en effet à une double contrainte. D’une part, celle de l’intériorisation des justifications par les acteurs du capitalisme, susceptible d’introduire la possibilité d’une autocritique et favorisant l’autocensure et l’auto élimination des pratiques non-conformes à l’intérieur même du processus d’accumulation. D’autre part, parce qu’elle met en place des dispositifs contraignants, qui dressent des épreuves de réalité et offrent des preuves tangibles pour répondre à la critique écologique28.

L’adoption d’une telle perspective n’est cependant pas ici de tenter d’embrasser une « justification écologique », ou même de saisir une transformation essentielle du capitalisme. Elle vise avant tout à souligner la nécessité de « prendre au sérieux les effets de la justification du capitalisme en référence à un bien commun29 », et plus globalement la

27 Ibid., p. 46. 28 Ibid., p. 66-67.

29 « En prenant au sérieux les effets de la justification du capitalisme en référence à un bien commun, nous

nous écartons aussi des approches critiques, qui ne tiennent pour réelles que la tendance du capitalisme à l’accumulation illimitée à l’importe quel prix et par n’importe quel moyen, et pour qui les idéologies ont pour seule fonction de cacher la réalité de rapports de force économiques toujours vainqueurs sur toute la ligne, que des apologétiques qui, confondant les points d’appui normatifs et la réalité, ignorent les impératifs de

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profonde intrication des rapports entre économie et société dans un contexte où l’environnement et le développement durable imposent au capitalisme de se redéployer, ainsi que le rappellent L. Boltanski et E. Chiapello dans leur évocation de la dynamique de reprise de l’initiative suite à la critique issue des événements de mai 68 :

« L’histoire des années post-68 fait une fois de plus la preuve que les relations de l’économique et du social – pour reprendre des catégories consacrées – ne se réduisent pas à la domination du premier sur le second, mais qu’à l’inverse le capitalisme est tenu de proposer des formes d’engagement compatibles avec l’état du monde social dans lequel il est incorporé et avec les aspirations de ceux de ses membres qui parviennent à s’exprimer avec le plus de force. » 30

Il ne s’agit en effet ni de déployer une version de la normalisation environnementale comme étant uniquement le reflet de rapports de force, d’exploitation, de domination et d’affrontement d’intérêts, ni de basculer dans un enchantement contractualiste où l’accent serait mis sur les formes du débat démocratique ou la fabrique d’une justice sociale et environnementale. In fine, en proposant – et imposant ? – sa définition de ce qu’est l’environnement, la normalisation environnementale constituerait cet ensemble de dispositifs d’incorporation de nouvelles valeurs, d’une nouvelle idéologie par un capitalisme d’autant plus malléable qu’il mobilise un « déjà-là »31, le discours

écologique. La codification d’instruments et de dispositifs de prise en compte de l’environnement dans la Sphère du produire opère ainsi comme fabrique de normes, de preuves légitimes permettant de résister à cette nouvelle épreuve :

« Pour résister dans l’épreuve, la justification du capitalisme doit pouvoir prendre appui sur des dispositifs, c'est-à-dire sur des assemblages d’objets, de règles, de conventions, dont le droit peut-être une expression au niveau national, et qui, ne se bornant pas à encadrer la recherche du profit, soient orientés vers la justice. » 32

Si elle ne nous permet sans doute pas d’appréhender le capitalisme en tant que tel, la normalisation environnementale, empreinte d’idéologie(s) et contribuant à témoigner

profit et d’accumulation et placent au cœur du capitalisme les exigences de justice auxquels il se trouve confronté ». Ibid., p. 66.

30 Ibid., p. 243.

31 « Confronté à une exigence de justification, le capitalisme mobilise un « déjà-là » dont la légitimité est

assurée, et auquel il va donner un tour nouveau en l’associant à l’exigence d’accumulation du capital. Il serait donc vain de chercher à séparer nettement les constructions idéologiques impures, destinées à servir l’accumulation capitaliste, des idées pures, libres de toute compromission, qui permettraient de la critiquer, et ce sont souvent les mêmes paradigmes qui se trouvent engagés dans la dénonciation et dans la justification de ce qui est dénoncé », Ibid., p. 59.

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d’une bonne volonté ou d’un engagement écologique de la part des différents acteurs33,

apparaît donc comme un ensemble de dispositifs contribuant à la persistance d’un ordre capitaliste – à la fois comme mode de coordination des actions et comme monde vécu –, le justifiant et lui conférant un sens. Rappelant le caractère autopoïétique du capitalisme, L. Boltanski et E. Chiapello suggèrent ainsi que « la justification du capitalisme suppose donc la référence à des constructions d’un autre ordre d’où dérivent des exigences tout à fait différentes de celles imposées par la recherche du profit34 ». Aussi, tout en la

considérant comme une forme de légitimation du capitalisme au regard de la critique écologique, l’importance de la normalisation environnementale ne réside sans doute pas essentiellement dans l’interrogation sur le capitalisme lui-même.

En tant que dispositif de fabrique de l’environnement, apparenté à une forme juridique et opérant la jonction entre politique et économie, local et global, la normalisation environnementale donne ainsi davantage à voir le marché comme instance de production d’une nouvelle configuration du pouvoir. L’une de nos hypothèses centrales dans ce travail est ainsi de cerner dans quelle mesure la normalisation environnementale participerait potentiellement de l’édification d’une société de contrôle proche de celle décrite par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire.

33 On pourrait même, dans l’optique de ce travail, parler d’actants, dès lors que nous nous confrontons ici à

« l’impossible clôture de la liste des entités à prendre en compte ». La normalisation environnementale engage en effet la bonne volonté « écologique » d’entités que l’on pourrait qualifier de « destinateurs » de la normalisation telles que l’ISO, la Communauté européenne, l’OCDE, Eurostat et les statisticiens, les agences ou associations de normalisation, des ONG, ou des assciations d’industriels, de consommateurs ou environnementales et les normes elles-mêmes. Mais elle implique évidemment l’ « engagement » de leurs multiples « destinataires » : organisations diverses, firmes multinaltionales dans toutes leurs ramifications, entreprises, auditeurs, médias, associations (d’industriels, de consommateurs ou de protection de l’environnement, etc.), fondations (d’entreprise ou non) acteurs humains et non-humaines de l’entreprise et au-delà de l’entreprise, mais aussi les entités « environnementalirées » elles-mêmes (les lessives, la cognac, les peintures, les routes, etc.).

34 S’agissant du caractère autopoïétique du capitalisme, ils soulignent en effet l’importance de l’esprit du

capitalisme par opposition à un capitalisme qui est à lui-même sa propre finalité : « Nous avons rappelé l’importance que revêt pour le capitalisme la possibilité de prendre appui sur un appareillage justificatif ajusté aux formes concrètes prises par l’accumulation du capital à une époque donnée, ce qui signifie que l’esprit du capitalisme incorpore d’autres schèmes que ceux hérités de la théorie économique.(…) Mais le capitalisme ne peut trouver en lui-même aucune ressource pour fonder des motifs d’engagement, et, particulièrement, pour formuler des arguments orientés vers une exigence de justice. Le capitalisme est en effet sans doute la seule, ou au moins la principale, forme historique ordonnatrice de pratiques collectives à être parfaitement détachée de la sphère morale au sens où elle trouve sa finalité en elle-même (l’accumulation du capital comme but en soi) et non par référence, non seulement à un bien commun, mais même aux intérêt d’un être collectif tel que peuple, Etat, classe sociale. » Ibid., p. 58-59.

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La normalisation environnementale, indicateur des processus de constitution impériale ?

La version de la mondialisation déployée par M. Hardt et A. Négri dans Empire35

peut apparaître à certains égards provocatrice, trop totalitaire ou totalisante36, voire

paranoïaque, celle d’un ordre global, indissociable et en même temps parallèle au capitalisme :

« L’Empire se matérialise sous nos yeux. A côté du marché mondial et des circuits mondiaux de production ont surgi un ordre mondial, une logique et une structure nouvelle de pouvoir – en bref, une nouvelle forme de souveraineté. L’Empire est le sujet politique qui règle effectivement les échanges mondiaux, le pouvoir souverain qui gouverne le monde. » 37

S’il fait écho à la fin des Etats-nation, à la perte de souveraineté inhérente à la globalisation des échanges, à l’accélération du processus de mondialisation, l’Empire se dessine avant tout comme interrogation sur le pouvoir, un pouvoir fragmenté, potentiellement insaisissable car déterritorialisé. Dans la lignée des travaux de Gilles Deleuze, M. Hardt et A. Negri le conçoivent en effet comme un « appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement », un espace où le pouvoir se fait avant tout, comme chez Michel Foucault, circulation, déplacement, flux. Il est appareil qui se dessine comme processus d’homogénéisation d’entités hybrides, de réseaux, un « monde sans à-coup », un ordre englobant la totalité de l’espace, suspendant le cours de l’histoire et fonctionnant à tous les niveaux de l’ordre social. Or cet ordre s’exprime pour M. Hardt et A. Negri sous une forme juridique, comme modalité d’ordonnancement du monde. L’Empire est de fait régi par un ordre, qui ne naît pas « spontanément de l’interaction de forces mondiales radicalement hétérogènes, comme si cet ordre était un harmonieux concert orchestré en cachette par la main naturelle et neutre du marché mondial », et n’est pas non plus « dicté

35 Hardt M., Negri A.., Empire, Paris : Exils, 2000, 560 p.

36 Cette vision de l’ouvrage n’est cependant pas si éloignée de certains passages : « Nous devons souligner que

nous n’employons pas ici « Empire » comme une métaphore, mais comme un concept, ce qui exige fondamentalement une approche théorique. (…) Le concept d’Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontière : le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Avant toute chose donc, le concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l’espace ou qui dirige effectivement le monde civilisé dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend définitivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité. » Ibid. p. 19. Même si nous préférerons en adopter une version sans doute davantage orientée dans une perspective à la fois deleuzienne et foucaldienne – laissant pour partie de côté le versant militant des multitudes et la relecture de Marx opérée par ces auteurs.

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par une puissance unique et un seul centre de rationalité transcendante aux forces mondiales guidant les différentes phases de l’évolution historique selon un plan volontaire et omniscient, quelque chose comme une théorie de conspiration de la mondialisation. » 38

Si Empire semble pouvoir fournir un cadre heuristique à nos propres réflexions, ce n’est ainsi sans doute pas pris dans sa totalité, mais dans la mesure où il propose une analyse renouvelée de l’impérialisme, où la combinaison de nouvelles formes du droit et du marché participe pleinement du passage en cours d’une société disciplinaire à une société de contrôle. En ce sens, notre lecture en est sans doute très partielle, voire partiale, reprenant avant tout à notre compte les interrogations sur les questions de normativité et de gouvernabilité davantage que les propos généraux sur l’Empire, les multitudes ou les formes de résistances possibles.

L’un des points de départ d’Empire est en effet de considérer le droit comme un indicateur des processus de constitution impériale, dans la mesure où l’ordre du monde mondialisé repose sur une mise en forme juridique, seule à même d’opérer la réunion entre pouvoir politique et pouvoir économique au cœur du projet capitaliste :

« Tel est véritablement le point de départ de notre étude de l’empire : une nouvelle notion du droit ou plutôt une nouvelle inscription d’autorité et un nouveau projet de production des normes et des instruments légaux de coercition garantissant les contrats et résolvant les conflits. » 39

De prime abord, leur conception du droit apparaît fortement ancrée dans une version relativement traditionnelle, celle de la cristallisation d’un ensemble de valeurs, d’une éthique propre à une société dans les formes du droit naturel, positif ou international. Il n’en est rien. Bien loin de l’appréhender comme une représentation du monde social dans sa globalité, M. Hardt et A. Negri conçoivent d’emblée le droit comme « bon indicateur des processus de constitution impériale40 ». Cette approche du droit n’est

pas sans faire écho à notre propre corpus de normes visant à mettre en forme la prise en compte de l’environnement dans l’entreprise, qu’il s’agisse des normes de management, de labellisation ou de reporting environnemental. Elles participent en effet très directement

38 Ibid., p. 25-26. 39 Ibid., p. 32. 40 Ibid., p. 33.

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de ce que M. Hardt et A. Negri perçoivent comme de nouvelles figures juridiques orientées vers une régulation du marché mondial et des relations de pouvoir à la même échelle :

« Les transformations juridiques indiquent en effet des changements dans la constitution matérielle du pouvoir et de l’ordre mondial. Le passage auquel nous assistons aujourd’hui à partir de la loi internationale traditionnelle – qui était définie par des contrats et des traités – vers la définition et la construction d’un nouveau pouvoir souverain supranational (donc vers une notion impériale du droit), si incomplet qu’il soit encore, nous donne un cadre dans lequel déchiffrer les processus sociaux globalisants de l’Empire. En effet, la transformation juridique fonctionne comme un symptôme des modifications de la constitution biopolitique matérielle de nos sociétés. » 41

Si leurs remarques sur le droit – et plus globalement les formes juridiques – achoppent encore à ce stade de leur analyse, c’est notamment dans la mesure où ils conçoivent ces formes juridiques comme étant à la source d’une régulation centralisée et unitaire du marché mondial. Elle reste en effet avant tout focalisée sur des instances d’unification, des processus impériaux juridico-économiques qui tendent à l’uniformisation politique, sociale et économique des différentes sphères capitalistes – et notamment celles centrales, périphériques et semi-périphériques décrites par Immanuel Wallerstein42. Il est sans doute possible d’y voir un effet propre à l’interrogation sur la

souveraineté, à la mise en perspective de l’affaiblissement des Etats nations au profit de nouveaux organismes supranationaux :

« L’efficacité déclinante de cette structure peut se voir clairement dans l’évolution de toute une série d’organismes juridico-économiques mondiaux, tels que l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. La mondialisation de la production et de la circulation, soutenue par cet échafaudage juridique supranational, surpasse l’efficacité des superstructures juridiques nationales. » 43

41 Hardt M., Negri A., Empire, op. cit., p. 33.

42 Voir notamment Wallerstein I., L’après libéralisme. Essai sur un système-monde à réinventer, Paris : Ed. de l’Aube,

1999, 217 p. Ces processus d’unification sont en outre ceux qui pour M Hardt et A. Negri entravent la possibilité du déploiement d’une critique anticapitaliste dont sont porteuses ces différences entre les 3 sphères : « De même que la théorie « premier-second-tiers monde », la division de la sphère capitaliste en centre, semi-périphérie et périphérie homogénéise et éclipse du même coup les différences réelles entre les nations et les cultures, mais elle le fait pour mettre en valeur la tendance à l’unité des formes politiques, sociales et économiques qui apparaissent dans les longs processus impériaux de la subsomption formelle. Autrement dit, tiers-monde, Sud et périphérie homogénéisent tous des différences réelles afin de mettre en valeur le processus unificateur du développement capitaliste, mais aussi (ce qui est plus important), ils déclinent l’unité potentielle d’une opposition internationale, la confluence potentielle des pays et des forces anticapitalistes. »

Ibid., p. 405-406.

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