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Idéalisme et prise en compte de la contrainte

Dans le document Habitats alternatifs: des projets négociés ? (Page 102-107)

Une question très particulière se pose à ces maîtres d’ouvrage collectifs ; c’est celle de la définition et de l’intégration de la contrainte dans le projet. D’une part, elle est plus évidente que dans les processus de commande ordinaires parce qu’elle est négociée par un collectif. Sans doute y a-t-il dans les situations « traditionnelles » de commande privée individuelle des tensions et des insatisfactions liées à la prise en compte de la contrainte dans le projet, mais à l’échelle d’un ménage elles sont peu observables. De la même façon, on connaît peu les transactions internes aux maîtres d’ouvrage professionnels que sont les organismes publics ou les promoteurs-constructeurs, même si l’on sait que les services techniques ont des logiques différentes des services commerciaux ou des services gestionnaires.

Ces tensions sont ici aggravées par le fait que le propre de ce type de démarche est de « sortir des clous », de laisser émerger des désirs non satisfaits par l'offre habituelle de logement. Ces projets entretiennent d’ailleurs un rapport privilégié avec l’utopie, utopie autogestionnaire, utopie communautaire, figure du village dans la ville, etc. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’une étape initiale, avant les premiers débats sur le programme, favorise l’expression des « rêves » des habitants à propos de leur logement et de leur immeuble. Pour le Buisson-St-Louis, « le premier truc c’était de coller des images de comment ils se verraient plus tard, avec des références de magazine. Ça c’était au début, sur l’expression des désirs », explique D. Tessier, architecte.

Le groupe Diapason collationne lui aussi les textes exprimant ce à quoi les différentes personnes tiennent le plus. C’est aussi ainsi que commence la première réunion de travail avec l’architecte. Les habitants s’expriment en priorité sur les aspects les plus caractéristiques de l’opération : la relation très spécifique de l’intime et du collectif, le rapport entre la communauté qu’ils représentent et le quartier, la maison commune et ce qui s’y passe, le souci environnemental, … Monique, qui transgresse la consigne de « tenir » en une demi-page, construit d’ailleurs son texte sur cette ambivalence. En mettant en exergue la citation de Baudelaire « « Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur, D’aller là-bas vivre ensemble… », elle entame son texte sur un ton lyrique : « Tous les mercredis, Eléonore allait ainsi regarder avec sa petite fille cet immeuble incroyable qui la vengeait de toutes ces boites à sardines d’une banalité affligeante qui avaient empoisonné la plus grande partie de son existence. Enfin un architecte qui s’était amusé à créer un lieu de vie où il semblait faire si bon vivre ensemble. Le Corbusier devait se trémousser dans sa tombe ! En fait, Eléonore y allait même quand elle était seule pour se laisser envahir par la joyeuse sérénité qui émanait de ces lieux dans le plus humble de ses détails. Le bâtiment ressemblait à une immense pièce montée qu’on aurait façonnée avec amour pour couronner une superbe fête de mariage. Il était coloré et tonique. Tout là bas était ludique, astucieux, parfois loufoque. » Et puis à mi-texte : « Allez, trêve de poésie ! Voici maintenant une version plus réaliste. ». Et on enchaîne alors avec un descriptif plus froid : « je vois ce bâtiment en 3 morceaux rattachés les uns aux autres, (comme un grand corps avec 2 bras ouverts) ; le morceau

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central est arrondi comme un ventre, face (en biais légèrement pour ménager vue sur le canal) à la Rue de la Meurthe. Au niveau Rue de l’Ourcq, une salle des Fêtes centrale est aménagée dans une sorte de rotonde avec beaucoup de fenêtres. Les apparts sont organisés autour avec partout terrasses, coursives, passerelles, patios, espaces intermédiaires aménagés, percement d’espaces pour alléger le côté monumental. Il y a une terrasse végétalisée au sommet du bâtiment central. Un ascenseur en verre unique permet de desservir tous les étages. 90 % de l’électricité est fabriquée par une éolienne. Il y a des panneaux solaires sur le toit. On récupère les eaux de pluie (…). »

Le groupe des habitants a ensuite, après cette parenthèse de liberté, à concilier deux exigences : d’une part celle de ne pas se laisser brider par des normes et des règles inutiles, des solutions toutes faites, la reproduction de modèles ; d’autre part celle de parvenir à un projet consensuel, qui respecte l’enveloppe budgétaire disponible, et qui se réalise dans des délais assez rapides.

La transaction, qu’elle s’opère au sein du groupe entre membres plus ou moins « réalistes », ou qu’elle se passe dans l’interaction avec un professionnel, AMO ou concepteur, est extrêmement délicate. Dans le groupe Lo Paratge, une personne qui par souci d’efficacité souhaitait voir abandonner très rapidement les hypothèses non réalistes, s’est vue évincer du groupe sous prétexte de ne pas laisser assez de place à la décision démocratique. Dans les situations conflictuelles, le « sachant » est toujours accusé d’avoir introduit la contrainte trop tôt, ou bien trop tard ; le double bind contenu dans la situation faisant de celui-ci un fusible. Pour la Maison des Babayagas, c’est l’architecte qui a eu cette tâche, du moins en matière de programmation des espaces partagés.

« Bien sûr, elles étaient arrivées avec un programme qui était absolument énorme… ce que je comprends, parce qu’elles y mettaient toutes leurs attentes depuis des années, voir des dizaines d’années pour certaines (…). Donc il a fallu petit à petit travailler avec elles pour expliquer… En plus de ça, sont venues très vite se greffer les questions, que l’on connaît tous, qui sont les questions de constructibilité, de montage financier, donc d’opérations, donc d’efficacité en termes de logements, de loyers, de financement…Et on sait tous que dans ce genre d’équipement, les parties collectives sont mal financées par rapport aux autres parties des bâtiments… Donc petit à petit, les parties collectives ont été… les surfaces ont été revues à la baisse… L’équipe des Babayagas était toujours très inquiète et à chaque fois très embêtée de devoir lâcher, telle salle de ceci, telle salle de cela… Moi je les avais prévenues pour avoir travaillé avec ce type de choses… on travaille beaucoup sur des résidences étudiantes, sur des foyers de jeunes travailleurs, des choses comme ça où « la problématique de la vie communautaire » est également présente, donc il y a une espèce d’équilibre à trouver entre les parties du bâtiment à proprement parler et la partie collective de vie collective, de salle de travail, d’études, d’ateliers de musique…de je ne sais pas quoi… de bibliothèque, de cafétéria… Il faut y aller avec quand même un peu de… pas seulement de réalisme, mais aussi avec un peu de perspicacité pour que ces liens que l’on

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Exercice : « Exprimez vos rêves à propos de l’immeuble Diapason en une demi-page » Quelques extraits

« Notre ouverture sur l’extérieur est un état d’esprit qui se traduira en actes, mais ne prend pas nécessairement la forme d’une construction d’emblée ouverte, accessible et visible de tous. Visuellement on nous entrevoit, on nous devine ; dans le quartier, on nous connaît. Si la porte de notre maison existe pour garantir notre intimité et notre sécurité (surtout celle de nos enfants), elle a aussi vocation à être ouverte souvent, et en grand ! » S. et B.

« A peine à la grille, je devine des escaliers et des coursives qui partent à droite et à gauche sur le bâtiment. Allez, aujourd’hui je passe par la droite ; c’est plus long mais ça me permettra de jeter un œil chez B. et S. Demain ce sera furtivement par la gauche ; pas de rencontre, enfermé direct, j’ai du boulot. » F.

« La maison commune est un premier pas vers l'intimité de l'immeuble, mais une intimité qui reste relative, ouverte sur le quartier qui peut en profiter, mais selon d'autres règles. C'est un espace que l'on réserve un peu à l'avance, un espace dont on prend soin pour qu'il reste chaleureux et ne devienne pas impersonnel à force d'être polyvalent. C'est évidemment un espace clé pour la sociabilité de l'immeuble une interface (…). Nous voulons tous habiter vers ce canal, nous voulons tous habiter au dernier étage. Quel plus bel acte fondateur dès lors que de mettre la maison commune au dernier étage, comme une vigie sur le quartier, une maison sur le toit, un objet autonome qui soit le signal de notre opération ? » V. et R.

« Quand je rentre chez moi, je franchis d’abord la grille de la rue de la Meurthe pour arriver dans notre jardin à tous. De là, des escaliers extérieurs desservent les coursives de chaque étage, lesquelles s’ouvrent non pas sur des portes d’appartements mais sur de petites cours qu’il faut traverser avant d’ouvrir son logement proprement dit. L’ensemble donne le sentiment d’une série de maisons emboîtées disposant chacune de cours ou terrasses qui surplombent le jardin commun. « F.

« Il est 19h, peut être le moment de m’aérer un peu, je prends l’ascenseur et monte sur la terrasse du toit, vais-je croiser quelqu’un qui me racontera sa journée ! La mienne n’a pas été très intéressante. Je m’allonge dans un transat. Il est 20h, on discute, rigole tout en regardant le soleil se coucher sur le canal. » H.

« L’isolation de ce bâtiment très faible consommateur d’énergie est assurée par des panneaux de fibres de vêtements recyclés, matériau sain et économique et performant sur le plan thermique, résultat d’un partenariat fructueux avec “Le Relais” (vous savez, les bennes à vêtements usagés !). La suppression des ponts thermiques, le triple vitrage et l’orientation judicieuse des surfaces vitrées, le couvert végétal, réduisent considérablement nos besoins de chauffage. L’appoint est assuré par de simples panneaux rayonnants électriques. L’eau chaude est produite en grande partie par les panneaux solaires installés sur le toit. « R.

« Le "Diapason" doit être tout le contraire d'une cage à lapins vendue par un spéculateur, sans âme, énergivore, sans qualité intérieure ni extérieure, qui vieillit mal. Là, tout sera conçu pour être bien vieillir, c'est le sens de "durable" non ? Je vois des matériaux nobles et bruts à la fois, efficaces et beaux, je vois de la végétation intégrée dès la conception au bâti, je vois un jeu subtil avec les éléments, pour profiter de la lumière, de la chaleur, l'eau, récupérer tout ce qui peut l'être (pluie, compost....). » S.

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recherche dans ce genre de lieux…. puissent réellement prendre… Disons qu’il y a un équilibre très ténu entre les parties privatives et les parties collectives… Moi, ça me choque toujours, face au problème que l’on sait et qu’on connaît, qu’il n’y ait pas comme ça une rationalité et un travail au plus juste… une recherche au plus juste des espaces qu’il faut pour qu’il soient bien remplis…Ça c’est la première raison. La deuxième raison, c’est qu’il n’y a rien de plus déprimant dans la vie d’un lieu comme celui-ci… que d’avoir des espèces de trucs complètement vides, où il y a deux, trois chaises, deux trois tables qui traînent…donc ça ne m’a jamais fait peur d’essayer de regarder ces choses avec un peu de pragmatisme… mais également avec une certaine vision et une visibilité un peu du futur. » (entretien avec S. Tabet, architecte).

Il semble qu’à la fois la grande confiance que les Babayagas accordaient à un architecte dont elles savaient partager les valeurs, et l’expérience que celui-ci a pu acquérir dans des opérations où cette réflexion est présente, aient permis que ce processus douloureux d’abandon d’une partie des souhaits formulés se fasse sans conflit grave.

Les conflits se font jour quand les arguments techniques paraissent masquer le refus de prendre en compte un souhait ou qu’ils constituent une mauvaise réponse à une question mal posée. C’est par exemple le ‘non » de l’architecte initial de Diapason face à la demande de plusieurs ménages de disposer d’une cheminée dans leur appartement : « Les cheminées sont de véritables puits à courants d’air froid, c’est incompatible avec les performances énergétiques que vous souhaitez. Et puis le chauffage au bois est interdit à Paris ». Ou le « non » de L. Battais au souci des habitants de Lo Paratge d’avoir des appartements différents : « ‘Ça va être des appartements tous très différents ?’ ‘Non. Ah non parce qu’alors là, au niveau coût, ce serait impossible. Ce qu’on a proposé, c’est que les architectes, à partir de notre cahier des charges, commencent à faire une espèce d’esquisse… Parce que c’est beaucoup plus facile de critiquer quelque chose, que de concevoir tout de but en blanc.» (entretien avec L. Battais, AMO,du groupe Lo Paratge). Ce qu’une membre du groupe Diapason exprimait aussi à propos des hypothèses budgétaires : « Penser Rolls Royce … et finir 2CV » !

Chapitre 5

Les architectes de l’habitat coopératif ou alternatif

Face à des collectifs d’habitants qui s’érigent en maîtres d’ouvrage quasi-professionnels et se situent dans un cadre opérationnel très particulier, les concepteurs sont décalés par rapport à leur pratique habituelle. Pour certains, cette posture professionnelle s’inscrit dans un parcours, une continuité avec des choix personnels ayant pu s’exprimer, par exemple, par un militantisme politique ou associatif ; pour d’autres, il s’agit plus ponctuellement d’une occasion de participer à un processus expérimental, formateur et susceptible d’avoir des retombées en termes d’image et de commande. La particularité du dispositif d’action amène nécessairement les architectes à s’interroger d’une part sur la délimitation entre sa tâche de conception et celle du groupe des habitants, ce qui va de pair avec des questions de méthodes, d’autre part sur les formes contractuelles qui vont permettre la prise en compte d’un travail de nature différente des missions traditionnelles de maîtrise d’œuvre. Nous terminerons en ouvrant deux questions, prégnantes pour les architectes investis dans des opérations alternatives de logement : celle de l’expression (ou de la non-expression) architecturale du caractère coopératif de l’immeuble ; celle de la réplicabilité de ces démarches expérimentales et de la manière dont la diffusion des savoirs et expériences s’organise.

Dans le document Habitats alternatifs: des projets négociés ? (Page 102-107)