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Des architectes militants

Dans le document Habitats alternatifs: des projets négociés ? (Page 107-111)

1. Une profonde adhésion aux valeurs du projet des habitants

Dans l’état actuel des choses, les architectes qui s’investissent dans ces opérations ont un profil de militants : leur investissement est beaucoup plus important pour ce type de projet que pour une opération « ordinaire », notamment en temps de travail. Les réunions avec les habitants sont nombreuses, ont souvent lieu le soir ou le week-end et s’accompagnent souvent de démarches complémentaires et bénévoles des architectes pour faciliter les diverses étapes de l’opération.

Pour certains, cet engagement est cohérent avec leur trajectoire de vie, professionnelle ou personnelle. Pour Liliane Battais, AMO de Lo Paratge, par exemple : « J’ai toujours privilégié les projets collectifs aux projets individuels. D’abord parce que c’était une manière de faire avancer les choses beaucoup plus efficacement, plus vite. Et puis, parce que je sais que l’on peut utiliser le groupe pour faire avancer le groupe mieux (…). C’est toujours mieux de travailler en groupe parce qu’on a forcément la stimulation du groupe, chacun reprend les choses à sa façon, le redit différemment, s’approprie le discours et on peut … En fait c’est traduit, comme une traduction, par plusieurs personnes et du coup le message passe bien mieux et du coup on a des retours beaucoup plus intéressants… donc on peut affiner non seulement le discours, mais aussi l’approche… donc c’est toujours mieux de travailler en groupe, enfin pour moi ». Et il apparaît à un autre moment de l’entretien qu’elle a elle-même vécu 10 ans en communauté après 1968. Claudine Pialat, architecte du même groupe inscrit le projet pour Lo Paratge dans la filiation de son expérience berlinoise : un projet d’étudiant à l’Ecole des Beaux-Arts « en vraie grandeur », visant à réhabiliter un immeuble à bas coûts pour une association qui souhaitait y installer des adolescents en réinsertion sociale, projet réalisé avec les destinataires finaux ; elle évoque aussi sa participation au mouvement des squats : « Nous les étudiants on était très impliqués dans ce mouvement, j’avais beaucoup d’amis qui faisaient partie de groupes de jeunes qui avaient squatté des maisons et qui entretemps sont devenus des coopératives d’habitants ». A Toulouse, Stéphane Gruet est aussi un architecte intéressé aux questions politiques et de société. La revue Poïesis qu’il fonde en 1994 s’élargit rapidement des questions de conception architecturale et de philosophie de la création vers des questions urbaines et sociétales. Chacun à leur manière, Hervé Saillet, Yves de Lagausie, Florence Coderc, Claudine Pialat, Samy Tabet, Dominique Tessier articulent, au cours des entretiens, la démarche qu’ils ont en faveur de l’habitat coopératif ou autogéré avec un parcours militant, des expériences étudiantes, des options politiques ou sociales. Ils sont en cohérence avec les principales valeurs portées par les groupes dans les opérations : valorisation des échanges et des solidarités, souci de mixité, distance par rapport au modèle consumériste en général, à ses implications dans l’immobilier et le logement en particulier, valorisation de l’expérimentation. Les relations des habitants et des architectes sont souvent qualifiées d’évidentes, comme s’il y avait « une consonance idéologique », des « liens très forts ». Samy Tabet exprime bien cette proximité et cette confiance réciproque liées à la communauté de valeurs : « Très vite, … sans vouloir faire de face-à-face idiot, mais c’est comme ça… Thérèse Clerc et moi-même, on s’est reconnu quelques sensibilités communes, anciennes mais toujours très présentes, très latentes. D’il y a 25 ans, 30 ans, 40 ans… que sais-je ?… Mais des sensibilités réelles, c'est- à-dire des sensibilités sociétales, d’engagement politique, d’engagement philosophique… qui sont très présentes dans ce projet et que bien sûr nous accompagnons … Donc, je pense que c’est ça qui a permis d’établir un peu cette relation de confiance. Je crois qu’elles savaient que je ne leur ferais pas de sale coup, en quelque sorte ». A cette pratique engagée politiquement et socialement, « colle » d’ailleurs une image qui renvoie l’architecte à un rôle de médiateur, de travailleur social, qui n’est pas actuellement celle qui est valorisée dans le milieu. On pense à ce propos aux travaux d’I. Benjamin et F. Aballéa sur la professionnalité des architectes qui valorisaient ces fonctions de médiation, mais en 199050

50 Benjamin I., Aballéa F., (1990), L’évolution de la professionnalité des architectes, Recherches Sociales n°113-

« Ceux qui sont méchants avec notre métier nous accusent d’être des ‘assistantes sociales de l’urbanisme’… Bon, c’est mignon, ça nous fait d’autant plus sourire sur des opérations comme ça où bon on se dit quelque part, s’il y a une troisième voie sur l’habitat alternatif rira bien qui rira le dernier quoi ! Etant donné qu’on a essayé depuis des années dans l’enseignement des écoles d’architecture, on faisait des interventions, des propositions, c’est encore pas rentré dans les mœurs on va dire. Nous on se définit plutôt comme des facilitateurs, accompagnateurs dans le cadre de mon métier, voilà. Ça reste suffisamment… médiation j’aime pas trop parce que ça renvoie beaucoup au conflit, alors que nous on travaille avec le conflit, tout le temps, dans nos approches de concertation, participation, coproduction et heu…en fait on s’est un peu spécialisé dans l’approche coproduction urbaine de plus en plus » (H. Saillet, CUADD).

La dimension militante de cette pratique réside aussi dans le fait qu’elle engage l’architecte dans des opérations complexes, risquées, longues, dans des missions supposant beaucoup de disponibilité et de temps à passer en réunions, en discussions, en démarches plus ou moins rétribuées pour faire émerger le projet. « C’est beaucoup plus long, c’est des projets pour lesquels on ne regarde pas. On ne peut pas se permettre de regarder le temps qu’on y passe et l’argent qu’on y met. C’est pas possible. Donc, on le fait parce qu’on a envie, parce que ça nous plait, c’est uniquement pour ça. De temps en temps, c’est mon comptable qui me dit qu’il faudrait faire quand même un peu plus attention, c’est vrai qu’on est pas des…On aime notre boulot, on y passe du temps. C’est de plus en plus difficile de faire ça. Mais on le fait quand même et puis après bah c’est…moi je le fais à titre personnel donc c’est indépendant de… bon c’est sûr que les employés ils font beaucoup plus attention à combien de temps ils y passent, mais nous c’est un investissement, une telle richesse que, … » (entretien avec F. Coderc, première architecte de la coopérative Arbram, La Reynerie). Sur le plan contractuel, l’un des points débattus très en amont est la prise en compte de ce temps. Il semble que de manière générale, les agences ne décomptent pas ce temps mais adoptent le principe d’un forfait horaire par type de mission, avec l’accord tacite qu’une alarme est déclenchée par les concepteurs vis-à-vis des habitants quand le temps qu’ils ont prévu d’octroyer à celle-ci est sur le point d’être écoulé.

2. Un moment dans des trajectoires professionnelles

Dans un contexte où la pratique de conception pour un collectif d’habitants est extrêmement marginale, on ne peut évidemment pas évoquer une voie de spécialisation au sein des cabinets d’architectes. Tout au plus ceux-ci revendiquent-ils des dispositions à l’écoute, à la prise en compte des besoins et des usages, au travail sur le détail, au pragmatisme et encore cela n’apparaît que peu dans leurs sites web par exemple. Détry-Lévy, architectes du Village Vertical à Villeurbanne écrivent ainsi à la page « portrait » de leur site Internet : « Notre méthode de travail est particulièrement attentive à l’écoute des personnes et des utilisateurs de l’architecture, à sa réalité économique et à sa durabilité au sens large.51 ».

Ces cabinets d’architectes ne sont pas là par hasard : impliqués sur la construction

écologique, en relation avec un architecte allemand spécialiste des Baugruppen, intéressés par la question de la programmation participative et l’habitat groupé (M. Lévy avait essayé à titre personnel de monter un projet similaire qui n’a pas pu se faire), ils sont extrêmement motivés par le projet du Village Vertical et prêts à travailler « autrement », notamment autour du principe de coopération puisque les 2 cabinets (Détry-Lévy et Arbor&Sens) ont eux- même proposé de s’associer alors qu’ils étaient en concurrence…

Sur le petit nombre de trajectoires que nous avons pu connaître, il semble que les antécédents au travail sur l’habitat coopératif soient de trois types :

- certains architectes du logement coopératif ou alternatif sont avant tout des architectes du logement collectif social (y compris en matière de logement pour étudiants, jeunes travailleurs, migrants, maisons de retraite, …) avec un souci manifeste de concilier qualité et budgets serrés, de tenir compte des perceptions et des pratiques des habitants. Pour certains, la filiation avec les acquis de la recherche en socio-anthropologie de l’habitat et de la famille est explicite et directe. Certains aussi ont pu développer, par exemple dans le cadre des PAN (Programmes d’Architecture Nouvelle) ou des REX (Réalisations Expérimentales), des expériences antérieures de concertation avec les futurs locataires. C’est le cas de L. Battais, par exemple, qui rappelle sa participation à un PAN à Poitiers, réalisé en collaboration avec un Office HLM, qui prévoyait à chaque étage des espaces non attribués dénommés « surfaces d’activités partagées », et un budget à gérer entre ménages pour l’aménagement définitif de l’espace.

- une deuxième filiation, proche de la précédente, est celle du travail sur le projet urbain dans des dispositifs de concertation. Cela est très clair pour les architectes investis dans l’habitat autogéré ou participatif de la première génération (années 75-80) : Bernard Kohn, Dominique Tessier, Yves de Lagausie se sont intéressés à la participation dans la conception de l’habitat à partir de démarches d’ateliers publics et sur la base de coopérations avec des organismes innovants de logement social. On verra dans les années à venir si les dispositifs plus récents de démocratie participative font eux aussi émerger un groupe d’architectes investis dans la conception partagée de logement, le développement de l’initiative citoyenne, le travail avec les associations de quartier.

- la troisième filiation a une histoire beaucoup plus courte. C’est celle qui, selon un rapprochement auquel conduisent les éco-quartiers, associe dispositifs coopératifs et intérêt pour les questions environnementales. Ici, le rôle de modèle des pays comme l’Allemagne, la Suisse, le Danemark, la Grande-Bretagne, et d’opérations comme Bedzed à Londres ou le quartier Vauban à Fribourg est déterminant. Et les architectes de l’habitat coopératif sont souvent ceux qui ont eu l’opportunité de se situer en « passeurs » de cette expérience européenne : en Dordogne, Claudine Pialat mobilise son expérience berlinoise, pour Diapason, les architectes retenus sont d’origine autrichienne, à Strasbourg, Michael Gies, architecte à Fribourg est le concepteur d’Eco-Logis, etc.

Dans le document Habitats alternatifs: des projets négociés ? (Page 107-111)