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Acteurs-relais, acteurs militants

Dans tous les cas étudiés et quelle que soit la configuration du système d’acteurs, le dispositif repose fortement sur un petit nombre d’individus-clés dont l’investissement professionnel et/ou personnel est garant de l’impulsion et du déroulement du processus et dont le départ peut mettre en danger la poursuite du projet. Ces « entrepreneurs en innovation », comme les désignerait J. Schumpeter, interviennent de deux manières. Le plus

souvent ce sont des acteurs-militants, qui vont au-delà de leurs tâches instituées pour faire aboutir les processus, conformément à un engagement, une idéologie qui a déjà orienté leurs parcours. C’est très clair pour les architectes qui, dans des opérations de ce type, courent un risque élevé et s’apprêtent à engager beaucoup plus de temps de travail que dans une opération ordinaire (voir chapitre 5). Mais on trouve des acteurs-militants dans toutes les positions concernées par les partenariats. Dans les services municipaux, en relais des intentions politiques mais confrontés aux entraves juridico-administratives, on trouve, à Montreuil, à Nanterre, deux personnes qui ont usé de toutes leurs ressources pour sortir l’opération de moments difficiles.

1. Un sur-investissement des acteurs-clés

A Montreuil, c’est Véronique Vergès, qui a développé une expertise sur l’habitat des personnes âgées au cours de son parcours professionnel et universitaire à l’occasion de travaux d’études à l’étranger, en particulier aux Pays-Bas. Elle intervient, au titre du service Etudes-Habitat de la Ville à la demande conjointe de l’OPHLM et de l’architecte Samy Tabet à un moment d’enlisement du projet du fait de la difficulté qu’il pose à l’OPHLM, mieux rôdé sur des interventions « classiques ». Elle re-situe ce projet à son échelle et dans ses ambitions, élabore un dossier de présentation du projet dans la multiplicité de ses dimensions et engage une série de réunions, en particulier auprès des acteurs politiques (élus de la ville de Montreuil, élus du conseil général et du conseil régional). Questionnée sur la dimension spécifique que ce dossier pouvait avoir par rapport à ses missions traditionnelles, elle répond : « Mes missions, c’était quand même de faire sortir certains projets et notamment celui-là, j’étais quand même payée pour ça. Ensuite, là où effectivement… entre guillemets ça m’a demandé un effort supplémentaire… je ne sais pas si je peux le dire comme ça… C’était effectivement toute la partie de faire monter les Babayagas vraiment sur le projet en tant que maîtres d’ouvrage, en se posant les bonnes questions » (entretien avec V. Vergès).

A Nanterre, Delphine Molénat a un rôle comparable, chargée d’opération du service municipal de l’habitat chargée du suivi de l’opération, dans son étroite collaboration avec la chargée d’opération pour l’EPASA. L’idée de créer une coopérative d’accession sociale à Nanterre peut d’ailleurs lui être attribuée. Elle a été sensibilisée aux expériences coopératives sud-américaines au cours de ses études universitaires et déclare : « Cette

opération, je voulais la faire depuis plus de dix ans ! ». Outre les tâches de montage

classiques de l’opération, elle s’engage tout particulièrement en septembre 2009 quand le groupe manque de membres et que tout repose sur une ultime campagne de recrutement : elle mobilise ses connaissances locales, contacte directement des candidats potentiels, recrute un de ses interlocuteurs professionnels.

Leur départ crée d’ailleurs de fortes turbulences dans le système d’acteurs. A Nanterre, les deux chargées d’opération (mairie et EPASA) quittent leur poste en même temps, pour des raisons personnelles et des motifs liés aux changements politiques et institutionnels en cours

dans le contexte actuel. Leur remplacement partiel bouscule toutefois la donne, mettant l’équipe AMO seule en première ligne. A Montreuil, c’est un défaut de transmission qui apparaît, dans lequel se combinent des aspects « techniques » et documentaires mais surtout la nature de l’engagement : « Je suis partie en imaginant que la personne qui reprenait le projet derrière moi, était tout aussi motivée que moi. C'est-à-dire que j’avais la conscience que les personnes âgées étaient particulièrement mal traitées en France. C’est peut-être un grand mot, mais quand même c’est un sacré sujet de société … et que l’on ne va pas le résoudre chacun dans son petit coin, ou chaque collectivité dans son petit coin et que ce projet des Babayagas, ce n’était quand même pas anodin. Et j’ai eu le sentiment moi, que la personne qui voulait reprendre derrière, qui était très motivée soi-disant… à qui j’ai tout bien expliqué… Enfin, j’ai eu l’impression de bien tout expliquer et de bien transmettre… En fait, je pense… je ne sais pas. Elle n’a peut-être pas compris tous les ressorts, tous les leviers… ou elle était peut-être trop jeune sur la question » (entretien avec V. Vergès).

A Saint-Julien de Lampon, Liliane Battais, dans sa position d’AMO apparaît clairement aussi comme une actrice-militante. C’est elle qui assure la continuité, tellement ancrée dans le processus qu’elle le porte parfois pour le groupe d’habitants au-delà de ce que suppose son rôle : « A la limite je suis la plus vieille du groupe maintenant, puisque j’étais à l’origine et les deux premières n’y sont plus… Et du coup, je les ai vu arriver les unes après les autres…et comme, comment te dire… comme j’ai à la fois la connaissance du groupe et de l’histoire du groupe, même si c’est une courte histoire quand même, et aussi un peu la connaissance technique, du coup, il faut pas tout mélanger, il faut faire attention de ne pas décider pour les autres déjà et de garder une distance malgré tout… ». Le groupe d’habitants concourt d’ailleurs à la mettre dans tous les rôles à la fois et, envisageant un accompagnement social du groupe dès la mise en service des locaux32, lui a proposé, plus ou moins sérieusement,

d’assurer ce rôle de médiation et de suivi. « Il y en a une ou deux qui ont dit : ’Mais c’est toi notre médiatrice !’… mais bon, moi je ne sais pas, on verra… Mais bon c’est vrai que moi je fais ça naturellement on va dire… » (entretien avec L. Battais)

2. L’importance de « passeurs »

On approche là du "profil de marginal-sécant"33, ce type d’acteur qui, agissant dans plusieurs

mondes, a l’occasion d’importer ou d’exporter de l’un à l’autre une autorité, une compétence, un réseau relationnel, etc. Cette position est très bien illustrée par le cas de Stéphane Gruet à Toulouse, architecte ayant abandonné son activité d’agence pour développer des réseaux tentant d’allier l’activité intellectuelle (revue Poïésis, débats, séminaires) et une forme de recherche-action dans un statut mi-professionnel mi-public, au sein de l’Association AERA qu’il décrit de la manière suivante : « En gros on a deux axes, il y a l’axe qui est de lier la recherche, donc globale on va dire, avec des expériences de terrain locales sans subordonner l’une à l’autre. Mais évidemment les choses enrichissent l’autre de manière très

32 Il s’agit, selon les recommandations des associations canadiennes reprises dans la charte de Lo Paratge,

d’instaurer des séances mensuelles avec un tiers extérieur (en principe psychologue ou animateur social) pour prévenir et gérer les conflits, organiser la vie collective, dynamiser le groupe.

importante. Et puis horizontalement toutes les problématiques, culturelles, artistiques, formelles, si vous voulez, en relation avec des problématiques de morphogenèses urbaines, sociales, politiques, comment se produisent les choses. Comment une ville est l’expression d’une société. »

Le rôle qu’il tient, à titre personnel, et sous la double étiquette de l’AERA et du Centre Méridional de l’Architecture et de la Ville, dans le débat politique urbain entretient une confusion dont il a pleinement conscience : « C’est vrai qu’on a un peu un statut ovni pour les politiques, ils ne savent pas trop heu… où on est, où nous situer depuis toujours, avec les problèmes que ça suppose. Un politique quand il repère une corporation, il sait comment la tenir, il sait ce que c’est… bon, mais des gens comme nous. Moi je me suis fait accuser déjà par des élus, de préparer les élections ou voire des manœuvres, bon. Et pour la profession, on est un peu un ovni aussi, … » (entretien avec S. Gruet). Et l’opération de la Reynerie est directement issue de cette hybridation.

Stéphane Gruet, une figure de « passeur »

« On avait monté un réseau inter-associatif de développement local sur l’instigation, enfin presque l’appel de la Fondation de France et au sein de ce réseau, on développait des projets de développement local participatif. Dès la création du centre [le Centre Méridional de l’Architecture et de la Ville], il a été dédié à la participation des habitants. Donc l’esprit, ce qu’on appelle le ‘bottom up’, c’est vraiment absolument la clé de toutes nos démarches. Donc au sein de ces réseaux d’échanges on multipliait les idées et nous avions… en tant que secrétaire du réseau, dès que trois structures associatives et une cinquantaine d’associations signataires de la charte, se rejoignaient sur une idée, on disait bon on va la développer ensemble, on va trouver les moyens qu’il faut au devant des politiques publiques des collectivités pour mettre en œuvre ces idées, mais c’est des idées très larges qui relevaient globalement de ce qu’on appelle le développement local, la politique de la ville. Et à un moment donné, on a évoqué les questions de coopération dans l’habitat en parlant de ce qui se passait notamment au Québec dans les années 70, en disant mais pourquoi ça n’existe pas en France (…). Et donc à partir de là, l’idée est venue de dire bon… est- ce qu’on ne pourrait pas réfléchir à une formule spécifiquement adaptée au contexte culturel français, au contexte juridique français, de coopératives d’habitat inspirées certes de ce qui se passe ailleurs, au Québec, mais…un genre de choses qui soit proprement… Et à partir de là, donc c’est l’été 2003, premières idées et puis moi ça a mûri et puis j’ai commencé à être très motivé, très engagé en 2004, je ne me souviens plus exactement…Mais je me souviens par contre précisément que dès 2004, j’étais déterminé, j’étais allé voir le ministère, donc j’ai été voir le PUCA et je leur ai dit : « Ecoutez, voilà ce que l’on veut développer… ». (Entretien avec S. Gruet)

A Villeurbanne, Béatrice Vessiller illustre d’une autre manière cette position d’acteur-relais ou d’acteur-militant. Comme le rappelle la présentation de son parcours sur sa page web34,

elle est urbaniste de formation, est fonctionnaire au Ministère de l’Equipement-Ecologie (DDE, CERTU), en poste à l’ENTPE. Au moment du démarrage de l’opération, elle était présidente-élue du conseil de quartier Maisons Neuves-Ferrandière à Villeurbanne, élue des Verts à Villeurbanne et vice-présidente du Grand Lyon. Contactée à titre personnel par le principal initiateur de l’opération Village Vertical, elle est le parfait relais pour parrainer le projet auprès du Maire de Villeurbanne, des services de l’Etat et de la communauté urbaine. Elle est d’ailleurs un des leviers qui permettent au groupe d’obtenir un terrain, précisément dans la ZAC des Maisons Neuves (voir la monographie).

On connaît ces processus dans la plupart des démarches innovantes. J. Schumpeter propose d’ailleurs de désigner ces postures du terme « d’entrepreneur en innovation »35. On

reviendra au cinquième chapitre sur la question principale que pose cette particularité : celle de la diffusion, voire de la routinisation de la pratique en-dehors de ces environnements très favorables … et fragiles, dès lors qu’ils reposent sur l’implication bénévole d’une poignée d’acteurs convaincus de l’intérêt de la démarche et munis d’une certaine capacité à la promouvoir.