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Les enjeux de leadership

Pour décrire et analyser ces partenariats, et la manière dont se choisissent les partenaires, nous avons établi une distinction forte entre les opérations dans lesquelles le groupe d’habitants est à l’initiative du projet et va chercher des appuis de diverses natures pour mener à bien son objectif, et les opérations dans lesquelles l’initiative est externe et qui reposent sur des partenariats constitués de manière plus conventionnelle, même s’ils accordent un statut spécifique aux habitants-usagers. La question de l’origine de l’initiative se cumule avec celle, très cruciale dans ces opérations, du leadership sur l’opération.

Trois facteurs interviennent principalement sur l’établissement du leadership :

- le fait, pour le groupe d’habitants de disposer ou non des savoirs et savoir-faire qui vont permettre de convaincre les partenaires lors des négociations

- le fait d’être en position de choisir les principaux partenaires institutionnels et professionnels du projet et d’en gérer les interfaces, ou du moins d’y être présent.

- le fait d’être le principal référent du projet dans la communication et/ou la médiatisation sur le projet et son image.

34 http://www.beatricevessiller.fr/

35 En particulier dans « Essays : On Entrepreneurs, Innovations, Business Cycles, and the Evolution of

1. L’acquisition et le maniement de connaissances opérationnelles

On le verra plus en détail au chapitre 4, l’acquisition et le maniement de connaissances opérationnelles est un enjeu capital pour le groupe d’habitants, s’il veut être pris au sérieux dans ses rapports avec ses partenaires institutionnels et professionnels. Dans ces dispositifs plus que dans la production ordinaire, les partenaires professionnels et institutionnels sont pourtant disposés à reconnaître aux habitants des compétences propres : capacité ordinaire de jugement, sens pratique manuel, savoirs professionnels réappropriés. Les travaux sur la démocratie participative et le projet urbain36 montrent bien comment les acteurs politiques et

administratifs perçoivent ces compétences et leur accordent plus ou moins de légitimité selon l’étape d’avancement du projet, son échelle, les cercles dans lesquels ils se discutent, etc. Il apparaît dans les cas étudiés ici que le leadership des habitants au sein du dispositif partenarial tient beaucoup à trois conditions :

- la compétence individuelle des membres du groupe à se situer dans un collectif. Elle suppose diverses qualités relationnelles : l’explicitation des positions relatives, la recherche du consensus, la perception des éléments de tension inter-personnelle, … Cette compétence, souvent forgée dans des trajectoires de militantisme, de cohabitations estudiantines, des expériences familiales ou associatives, permet au groupe d’agir dans une certaine cohésion et de s’exprimer de manière argumentée et en nom collectif face à ses partenaires.

- les savoir-faire d'organisation de l'action collective. Dans l’apprentissage du rôle de maître d’ouvrage qui est celui du groupe, la capacité à organiser des réunions, à en établir les compte-rendus, à travailler en commissions sur des sujets à approfondir, à établir des documents d'argumentation et de communication, à interpeler les instances de pouvoir, sont extrêmement opérantes. Ces savoir-faire peuvent avoir deux origines différentes : ils peuvent provenir d’un transfert des savoir-faire professionnels pour une large partie des habitants investis dans ces opérations ; ils sont aussi, pour certains, un acquis de l’engagement politique ou associatif qui constitue une bonne école à cet égard.

- les savoirs professionnels spécifiques : connaître les rôles et les mécanismes de l’aménagement, de la production de logement social ou de la promotion immobilière et savoir s’y situer, disposer d’un certain vocabulaire technique (la technique du montage d’opération puis la conception et la technique de la construction), savoir lire des plans, savoir mettre en forme des documents graphiques élaborés, savoir éventuellement installer une plateforme de réflexion et de conception collaborative de type wiki, …

Chacun des groupes, selon l’importance qu’il accorde à sa place dans le dispositif décisionnel de l’opération, gère à sa manière les atouts qu’il peut rassembler sur ces divers

36 Bacqué, M.-H., Sintomer, Y., Flamand, A., Nez, H. (2010), La démocratie participative inachevée : genèse,

adaptations et diffusions. Paris, éd. Y. Michel ; Carrel, M., Neveu, C. Ion, J. (2009), Les intermittences de la démocratie : formes d’action et visibilités citoyennes dans la ville. Paris, L’Harmattan. Bacqué, M.-H., Rey, H.,

Sintomer, Y. (2005), Gestion de proximité et démocratie participative ; une perspective comparative. Paris, La Découverte.

facteurs : formation, répartition des tâches, mécanismes plus ou moins formels de régulation, etc. On y reviendra.

2. Le choix des partenaires du projet

La position du groupe d’habitants au sein des partenariats relève de deux logiques différentes : soit les habitants placent leur confiance dans l’un des acteurs (l’AMO, en général) et le laissent constituer le partenariat autour de lui selon ses réseaux, ses critères, ses formes contractuelles ; soit il tente de se maintenir au cœur du système d’acteurs en « recrutant » ses partenaires sur la foi des réputations, en fonction des réseaux personnels, en s’appuyant sur les affinités politico-idéologiques.

Les cas dans lesquels l’initiative est extérieure au groupe d’habitants relèvent bien sûr davantage de processus habituels, dans lesquels se combinent les interdépendances institutionnelles inscrites dans des mouvances locales (relations entre collectivités locales, relations entre Ville, SEM, organismes de logement social) et les procédures de mises en concurrence de type marchés publics. Dans le cas du Grand Portail à Nanterre par exemple, ce sont ainsi l’AMO, la ville et l’Epasa qui sélectionnent les promoteurs à auditionner, organisent cette audition et rédigent le cahier des charges de l’appel d’offres aux promoteurs. Mieux, la ville et l’Epasa choisissent l’architecte de l’opération, sans qu’une mise en concurrence n’ait été franchement mise en œuvre.

Parmi les opérations relevant de l’initiative habitante stricto sensu, l’opposition la plus forte divise Lo Paratge et Diapason. A Saint-Julien de Lampon, le choix de l’AMO est présenté comme très intuitif, évident : « Un jour, deux femmes sont venues me voir en me disant : ‘On nous a dit que tu pourrais nous aider à monter notre projet’ » L. Battais (AMO), qui garde un poids très fort tout au long des décisions, après même que ces deux femmes aient ensuite quitté le groupe … Les partenariats se dessinent ensuite autour d’elle : c’est elle qui sollicite le maire du village de Saint-Julien et les diverses instances de financement, c’est aussi sur ses conseils qu’interviennent l’ingénieur thermicien (qui est son conjoint) et les architectes : « Ça s’est décidé sur le fait que c’était des personnes qui avait déjà travaillé sur des projets à haute qualité environnementale et pour lesquels on avait pas besoin d’expliquer les choses… parce que le problème souvent avec les architectes, c’est que, en France, les architectes ont souvent une approche très esthétisante et pas toujours très technique… Et donc, quand on parle énergie renouvelable, haute qualité environnementale… ils vont souvent « verdir » leur projet pour faire bien, mais ils n’ont pas compris vraiment que la haute qualité environnementale… Enfin ça ne veut rien dire non plus la haute qualité environnementale, c’est du bon sens pur, mais bon... Ils n’ont pas toujours compris l’approche globale qui oblige à prendre en compte les aspects thermiques, même assainissement… Donc des fois, ils proposent des choses totalement aberrantes, même si c’est beau. Donc là, l’avantage de l’équipe qui a été retenue, ils ont terminé leurs études en Allemagne, et donc les architectes, ils sont aussi ingénieurs. Et donc là, on n’a pas besoin de passer des heures à expliquer et à dire ‘Mais non ce n’est pas ça !’(…). On avait déjà

travaillé ensemble, moi et eux [les architectes], avec le thermicien d’ailleurs sur des logements à haute qualité environnementale, des logements communaux, donc, on avait déjà tout un cheminement ensemble, donc on se connaît bien… c’est pour ça que c’est assez facile de travailler ensemble » L. Battais à propos des architectes.

A l’opposé, le groupe Diapason est fortement pourvu en compétences spécifiques de par le profil professionnel d’un certain nombre de ses membres. Il organise lui-même et avec une certaine maestria le système d’acteurs complexe qui va engendrer l’opération : sur la base d’un descriptif très « professionnel » des intentionnalités du projet, ils sollicitent la mairie du 19ème arrondissement et la Semavip puis participent au concours inter-promoteurs pour

l’acquisition du lot qu’ils convoitent dans la ZAC Ourcq-Jaurès. Ils y arrivent appuyés par un notaire spécialisé sur les questions coopératives, et en association avec Commerce et

Développement pour les parties commerciales du programme37. Et si la première procédure

de choix d’une équipe d’architectes a tourné court, ils réitèrent leur sélection en organisant, aux côtés de la Semavip, un concours d’idées dont la rigueur méthodologique et le professionnalisme ont été remarqués. Les négociations financières, le recrutement d’un maître d’ouvrage délégué pour les phases chantier sont aussi de leur fait. Le cas du Village Vertical présente encore un aspect différent, dans la mesure où le groupe parvient à rester le pivot de son projet, y compris dans les dimensions techniques, alors que ses membres n’ont pas de compétences professionnelles initiales comme à Diapason. Il ne délègue pas le projet à un AMO unique mais la fonction d’assistance à la maîtrise d’ouvrage a plutôt tendance à s’organiser, au fil des étapes, entre différents partenaires qui –au titre de l’expérimentation- coopèrent pour trouver des solutions (intervention croisée entre Habicoop, l’OPAC, RSH et des techniciens des collectivités.

3. La gestion de la communication sur le projet

Dans la mise en place des partenariats, et de manière plus sensible pour les contacts pris avec le monde politique, les groupes ont à gérer la dimension distinctive de l’expérimentation que constitue leur démarche. D’une part il est utile d’avoir le soutien idéologique et opérationnel des élus locaux (pour des raisons matérielles que l’on a analysées plus haut), d’autre part il est quasiment inévitable que l’initiative issue des habitants soit reprise à son compte par la collectivité locale qui l’héberge. Par ailleurs, les concepteurs, selon leur rapport aux médias et leurs stratégies personnelles, peuvent ravir aux groupes d’habitants tout ou partie de la paternité du projet.

37 On notera qu’Olivier Laffon, PDG de cette société commerciale hors du commun, fait peu après sa prise de

contacts avec Diapason l’objet d’un long article dans Le Monde (« Un promoteur au service des autres », Le Monde du 5 novembre 2009).

Figure 2: Illustration extraite de la plaquette de l’AERA « Programme expérimental d’habitat coopératif »

Les groupes gèrent chacun à leur façon leur rôle d’auteur de l’opération placée sous les feux de la rampe : les Babayagas, en la personne de Thérèse Clerc, ont ordonnancé elles- mêmes la médiatisation de l’idée et du projet de maison pour le troisième âge. Communiqués de presse, émissions de radio, articles dans les magazines, conférences- débats ont fait exister le projet avant même qu’il ne soit matérialisé, l’ont clairement attribué à ce groupe de vieilles dames énergiques, même si l’appui de Jean-Pierre Brard, maire de Montreuil, et la compétence de Jade et Samy Tabet, architectes, n’ont pas été omis.

Figure 3 : affiche de présentation de la rencontre-débat organisée par Polimorph avec les Babayagas le 14 mai 2009

A Villeurbanne, le groupe Village Vertical définit une position pour affronter cette « célébrité » non désirée. Voici ce qui en transparaît sur leur site web, à la rubrique « Pour les journalistes, étudiants, chercheurs, porteurs de projet »38 :

« Nous sommes particulièrement attentifs aux sollicitations extérieures, qui sont déjà trop nombreuses pour que nous puissions les honorer toutes, dans le cadre d'un engagement bénévole. Soucieux de la qualité du travail, nous préférons refuser plutôt que de ne pas pouvoir dégager l'énergie et la disponibilité nécessaires à une collaboration fructueuse. Une thèse de sociologie se prépare déjà sur le Village Vertical. Il s'agit du doctorat de l'urbaniste Marie-Pierre Marchand, qui entre dans le cadre du PUCA39. Nous souhaitons développer des partenariats durables de qualité avec la presse locale, pour accompagner l'émergence du mouvement des coopératives d'habitants dans le Grand Lyon. En ce qui concerne la presse nationale, nous privilégions les médias alternatifs, et nous étudions les demandes au cas par cas. Toutes nos décisions se prennent au consensus : pour qu'une demande d'entrevue soit acceptée, elle doit faire l'unanimité. Nous ne collaborons pas avec les télévisions commerciales. En tout état de cause, nous refusons de travailler dans l'urgence, et nous souhaitons des entrevues collectives, qui rendent mieux compte de notre diversité et de notre démarche de coopération. Une réalisatrice indépendante, Géraldine Boudot, travaille avec nous à la réalisation d'un documentaire. Une équipe de France 3 suit notre projet sur la durée. Pour les autres groupes qui cherchent de l'aide ou des conseils, nous faisons le maximum avec les groupes que nous connaissons déjà, mais nous savons que notre meilleur moyen de vous aider est, paradoxalement, de déjà réussir un premier projet qui ouvrira la voie à d'autres. »

Il sera intéressant de voir, pour les opérations de Toulouse et de Nanterre, dans lesquelles le groupe se constitue au cours de l’opération si la communication est prise en charge par le groupe d’habitants lui-même à une certaine étape du processus, ce qui attesterait l’idée d’un certain (selon une mesure à évaluer) déplacement du leadership.

38 http://www.village-vertical.org/

39 Nous précisons cette assertion : Marie-Pierre Marchand, urbaniste, réalise en effet une thèse sur l’habitat

Chapitre 3

Le montage des opérations : épreuves et aléas

L’une des caractéristiques des opérations coopératives ou autogérées est de relever de processus de montage et de conception particulièrement longs, complexes et ayant à se positionner dans un cadre juridique, réglementaire et procédural mal adapté. Les acteurs impliqués sont nombreux, les exigences à satisfaire nombreuses aussi et parfois antagonistes. De ce fait, beaucoup de projets n’aboutissent pas, d’autres subissent des retournements, des interruptions ou des tensions préjudiciables à leur déroulement. Ces aléas sont aggravés par le fait qu’en mettant à mal la motivation de certains des habitants concernés, ils engendrent des abandons et contraignent le groupe à « recruter » de nouveaux ménages au moment même où il traverse une crise.

Les différents cas étudiés, même s’ils se situent tous en phase de conception au moment où ce rapport est rédigé, permettent d’identifier un certain nombre de ces "moments critiques"40,

ces points de passage auxquels les projets ont failli se dissoudre et ont engendré des moments particulièrement intenses de coopération et de négociation. On verra aussi un deuxième type de moments critiques : ceux qui, sans attenter à la poursuite du processus, remettent violemment en cause le sens et les valeurs attachés au projet.