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Chapitre 2 L’honneur dans l’univers socioculturel méditerranéen du Nouveau Testament

2.5 Mécanismes de préservation de l’honneur dans les interactions sociales

2.5.4 La grâce de Dieu

La grâce de Dieu comme posture préserverait l’honneur de chaque individu dans les interactions sociales, et même en cas d’outrage comme l’adultère mentionné en Jn 7,53- 8,11, un récit qui sera analysé dans le chapitre suivant celui-ci. Selon Julian Pitt-Rivers, « la grâce est toujours quelque chose de plus, au-delà de “ce qui compte”, de ce qui est obligatoire ou prévisible ; elle appartient au registre de l’extraordinaire (d’où son association avec le sacré)350 ». Elle est positive et se distingue de la grâce négative liée aux

pratiques maléfiques cachées. La grâce négative désigne les moyens surnaturels, cachés, déshonorants et utilisés pour tenter de se venger de manière cachée351 ; tandis que la grâce

positive « est un don gratuit de Dieu, imprévisible, arbitraire et mystérieux352 ».

En lien avec l’honneur, « la grâce est plutôt l’inverse de l’honneur masculin qui dépend de la volonté et de l’ambition individuelles, ce qui l’aligne sur l’honneur féminin353 ». En ce

sens, la grâce est comprise comme bienfaisance, bienveillance, pardon, indulgence. Disons plus distinctement :

La grâce s’inspire de la notion de quelque chose au-delà de ce qui est dû, économiquement, légalement ou moralement ; elle n’est ni prévisible, prévisible par le raisonnement, ni soumise à garantie. Elle se situe en dehors du système de services réciproques. Elle ne peut être ni due ni gagnée, ni spécifiée à l’avance ou méritée. Par conséquent, cela peut signifier la remise d’un péché

349 « The roles of host and guest have territorial limitations. A host is host only on the territory over which on

a particular occasion he claims authority. Outside it he cannot maintain the role. A guest cannot be guest on ground where he has rights and responsibilities » Ibid., p. 180.

350 « Grace is always something extra, over and above “what counts”, what is obligatory or predictable ; it

belongs on the register of the extraordinary (hence its association with the sacred) » Julian Pitt-Rivers, « The

Place of Grace in Anthropology », in HAU : Journal of Ethnographic Theory, 1/1 (2011), p. 425.

351 Ibid., p. 434.

352 « Grace is a free gift of God, unpredictable, arbitrary and mysterious » Ibid., p. 431.

353 « Grace is rather the reverse of masculine honor which depends upon individual will and ambition and

ou d’une dette, la miséricorde, les excuses ou le pardon et donc elle est opposée à la justice et à la loi354.

Cette grâce apparaît plus chez la femme que chez l’homme. Par exemple, une sage-femme en Andalousie qui « accepte le cadeau en récompense de la guérison qu’elle a effectuée, elle perd immédiatement sa grâce, car cette grâce appartient à Dieu et elle serait retirée si la sage-femme l’utilisait pour obtenir un gain matériel355 ». Ce refus de récompense ne

déshonore pas la personne qui l’aurait offerte. Par contre, la sage-femme peut accepter seulement des symboles de la grâce, par exemple un objet simple comme un cierge qui symbolise la lumière et le don de soi. Il apparaît que « les femmes guérissent par leur grâce qui vient de Dieu356 ». Cette grâce comprend le caractère féminin de séduction lié à l’honneur de la femme comme bonté éthique. Quant aux hommes, ils « n’ont aucune grâce en ce sens ; ils guérissent et envoûtent non pas par le mystérieux pouvoir de la grâce, mais par des techniques supposées rationnelles et dépendant de la connaissance357 ».

Les hommes apparaissent comme n’ayant pas de grâce à cause de la rationalisation et de l’arrogance liées à leur honneur compris comme préséance. Ils apparaissent comme étant même sans honneur qu’ils prétendent préserver en justifiant rationnellement la violence par l’appel à la loi. En effet, « tenter de répondre à la violence en invoquant les sanctions de la loi est un comportement non approuvé par le code de l’honneur358 ». Les hommes

préserveraient leur honneur dans des interactions en adoptant des attitudes liées à la grâce divine, en particulier la paix : « La grâce ignore les qualités morales et sociales. C’est arbitraire comme le caprice divin. L’honneur implique le combat, la rivalité et le triomphe ;

354 Grace is inspired by the notion of something over and above what is due, economically, legally, or

morally; it is neither foreseeable, predicable by reasoning, nor subject to guarantee. It stands outside the system of reciprocal services. It cannot be owed or won, specified in advance or merited. Hence it can mean remission of a sin or a debt, mercy, pardon, or forgiveness and thus it is opposed to justice and law. Ibid., p.

437.

355 « Where a sabia to accept a gift of money in recompense for the cure she had performed, she would

immediately lose her grace, for it belongs to God and would be withdrawn if she were to use it to obtain material gain » Ibid., p. 434.

356 « Women cure by their grace which comes from God » Id.

357 « Men have no grace in this sense; they cure and they bewitch not by the mysterious power of grace but by

techniques which are supposedly rational and depend upon knowledge » Id.

358 « To attempt to reply to violence by invoking the sanctions of the law is behavior not approved by the code

tandis que la grâce signifie la paix359. » Les hommes seraient capables de la grâce de Dieu à l’instar du chef dont l’éminence sociale se convertit facilement en bonté éthique.

2.6 Conclusion

Ce chapitre a tenté de présenter la conception de l’honneur dans l’univers socioculturel méditerranéen du Nouveau Testament. Il a commencé par décrire brièvement l’univers méditerranéen comprenant celui du Nouveau Testament. Cette description a été suivie par celle de trois modèles par lesquels l’anthropologie culturelle étudie les groupes sociaux de cet univers et qui sont utilisés comme approches en études bibliques. Ces éléments servent de base à une double compréhension de l’honneur dans cet univers : générale et plus détaillée.

La compréhension générale a porté sur la définition de l’honneur, ses caractéristiques et ses composantes. La définition formulée par le socio-anthropologue J. Pitt-Rivers et reprise par plusieurs auteurs en études bibliques peut être résumée en ces mots : « L’honneur est la prétention personnelle à la fierté et la reconnaissance sociale de celle-ci. » Il a été montré que de cette définition ressortent deux caractéristiques de l’honneur. La première nommée « le sentiment personnel » a été présentée comme ce qu’est la valeur pour un individu, son succès, sa réussite, sa fierté, etc. Il a été remarqué que ce sentiment personnel devrait correspondre au système des valeurs du groupe social auquel appartient l’individu. C’est ainsi que la seconde caractéristique de l’honneur a été présentée comme « la reconnaissance sociale » et elle consiste en une sorte d’évaluation des valeurs individuelles par le groupe social. Par cette reconnaissance, le groupe social donne signification au sentiment individuel de fierté. Ce sentiment et sa signification sont mis en scène par les attitudes et les comportements aussi bien de l’individu que de son groupe social liés aux symboles de statut de genre, d’autorité et de respect. Ces trois éléments constituent les composantes de l’honneur.

Le statut de genre désigne le rôle ou les devoirs de l’individu selon qu’il est un homme ou une femme. Le rôle de l’homme consiste globalement dans sa préséance sociale, ce fait

359 « Grace ignores moral and social qualities. It is arbitrary as the divine whim. Honor implies combat,

d’être au-dessus des autres. En d’autres termes, l’honneur d’un homme consiste dans tous ses devoirs contribuant à sa préséance sociale, parmi lesquels la protection de l’exclusivité sexuelle ou de la chasteté de son épouse ainsi que d’autres femmes de son groupe social. Cette chasteté est associée à la modestie ou la bonté éthique comme rôle global féminin. La défaillance du rôle est comprise comme déshonneur ou honte. La transgression de l’exclusivité sexuelle de la femme est une honte de cette dernière rejaillissant sur son mari qui, de ce fait, a défailli dans son devoir de la protéger. Par ce devoir, l’homme perçoit la femme comme une potentielle source de honte. C’est pour éviter celle-ci que l’honneur de la femme est compris comme modestie ou bonté éthique dite aussi la honte. Celle-ci est positive et elle signifie bien son honneur, tandis que celle mentionnée auparavant est négative et veut dire déshonneur. Le manque de honte positive est dit sin vergüenza, c’est- à-dire sans vergogne. C’est le fait d’une femme comme d’un homme non sensible à sa propre réputation et à l’opinion des autres. Par ce fait, un individu peut se faire exclure de son groupe social.

L’autorité est la deuxième composante de l’honneur. Elle désigne le fait d’être chef ou tête du groupe et consiste à contrôler les membres dudit groupe sans la force. Elle comprend également la richesse par laquelle l’individu exerce une certaine domination aussi sur d’autres groupes. Par l’autorité, l’individu symbolise l’honneur de son groupe et est garanti contre le déshonneur. Ainsi, il peut facilement convertir son éminence sociale en bonté éthique sans en être déshonoré. Toutefois, les membres de son groupe lui doivent du respect. Celui-ci est la troisième composante de l’honneur. Il s’agit de l’adhésion des membres à l’autorité de leur chef. Bien que celui-ci soit garanti contre le déshonneur, le respect entérine en quelque sorte son autorité. Le non-respect ou le refus d’adhésion à cette autorité la rendrait vaine.

De manière plus détaillée, la compréhension de l’honneur a porté sur ses deux formes ou manières de l’obtenir. La première, dite « l’honneur attribué », désigne les manières de son obtention comprises comme naturelles, notamment par l’appartenance aux groupes dits naturels. Il s’agit d’abord de l’appartenance, dès la naissance, à une famille. L’honneur y est symbolisé par le nom du père, s’il en a, ou de l’un des ancêtres hommes dans la lignée de celui-ci pour l’enfant mâle et du sang de la mère pour les enfants aussi bien mâles que

femelles. Ensuite, l’honneur est attribué par l’appartenance aux groupes naturels larges, s’ils en ont, tels que le clan, la tribu, la nation, le lieu de naissance et la région de résidence. Enfin, il est attribué par la relation patron-client et il est compris comme la loyauté que ce dernier doit au premier. Toutefois, cette relation est aussi une certaine manière d’acquérir l’honneur par les contrats et les quasi-contrats entre le patron et le client.

La seconde forme, dite « l’honneur acquis », désigne la victoire dans une compétition. Cette dernière consiste dans des interactions sociales entre les individus mâles, ayant les statuts sociaux égaux et appartenant à différents groupes. L’un lance un défi à l’honneur de l’autre en envahissant son espace social. Celui qui répond en dernier lieu est reconnu vainqueur et, ainsi, il acquiert l’honneur du vaincu ayant été incapable de répondre. Le public prononce symboliquement le verdict reconnaissant l’honneur du premier et le déshonneur du dernier.

Il a été noté que par les compétitions, les individus sont constamment confrontés au risque du déshonneur. Celui-ci est pallié par au moins quatre mécanismes. Il s’agit notamment de se définir par une famille fictive comme disciple dont celle de Jésus est le modèle. À ce mécanisme est lié un autre, dit l’analogie dominante, où le disciple considère Jésus comme courtier de Dieu qui lui attribue l’honneur de la part de ce dernier. Un autre mécanisme consiste dans l’hospitalité par laquelle l’autre n’est pas vu comme un adversaire, mais un hôte soit un invité. Ainsi, tous les deux protagonistes s’honorent mutuellement. Enfin, la grâce de Dieu est un mécanisme qui désigne la bonté éthique comme conversion de l’éminence sociale et de l’arrogance liée à la compétition comme mode d’acquérir l’honneur. Le récit de la femme adultère (Jn 7,53-8,11) a été mentionné au sujet de cette grâce de Dieu et il a été indiqué qu’il sera analysé dans le chapitre qui suit celui-ci. De fait, il sera analysé à partir de la conception de l’honneur en Méditerranée présentée dans ce chapitre qui se conclut.