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Compétition entre scribes-pharisiens et Jésus en vue d’acquérir l’honneur

Chapitre 3 Application du concept de l’honneur à Jn 7,53-8,11

3.2 Compétition entre scribes-pharisiens et Jésus en vue d’acquérir l’honneur

Dans ce récit, les scribes et les pharisiens apparaissent en compétition avec Jésus en vue d’acquérir l’honneur lié à son rôle de maître de la loi et à celui de chef du peuple. Cette compétition est du troisième degré, c’est-à-dire elle consiste en des interactions régulières et ordinaires, mais ayant un objectif négatif de déloger Jésus de son espace social soit temporairement soit de façon permanente433. Ces interactions obéissent aux critères d’une compétition en vue d’acquérir l’honneur : le statut de genre masculin des protagonistes ; l’égalité de leurs rôles comme des maîtres de la loi ou des chefs du peuple, prétendus ; leur appartenance aux groupes sociaux restreints différents et la présence d’un public434. La

compétition se déroule en quatre phases : la réclamation, le défi, la réponse ou la riposte et le verdict public435. Notons que la phase du défi en fait mention d’un autre du premier degré. Il s’agit de l’adultère d’une femme pouvant donner cours à une autre compétition qui sera également décrite436.

430 C’est du non-respect compris comme du sacrilège en cas de meurtre. B. J. Malina, The New…, p. 47. Voir

la section 3.3.3 du chapitre 2 de ce mémoire.

431 B. J. Malina, The New…, p. 46.

432 Comme mentionné précédemment, le mot « seigneur » peut désigner le titre de politesse « Monsieur » ou

faire allusion à une crainte révérencielle face à un personnage divin. Dans un cas ou dans l’autre, il est une marque de reconnaissance de Jésus comme un homme ayant une préséance sociale. De ce point de vue, Jésus et la femme sont les seuls personnages désignés clairement par leur statut de genre.

433 Ibid., p. 44-45. Les éléments de la compétition en vue d’acquérir l’honneur sont présentés en détail dans

les sections 2.4.2.1 et 2.4.2.2, chapitre 2 de ce mémoire.

434 B. J. Malina et Jerome H. Neyrey, « Honor… », p. 30. 435 Id.

3.2.1 Réclamation

Les scribes et les pharisiens affichent des attitudes, adoptent des comportements, posent des gestes et prononcent des paroles qui expriment une revendication de l’honneur lié aux rôles de maître de la loi et de chef du peuple que joue Jésus. Leur arrivée intempestive dans le temple est un geste qui interrompt Jésus en pleine activité d’enseignement et un comportement par lequel ils se font remarquer à lui comme des gens qui contrôlent ce lieu dont il a pris possession (Jn 8,2b-3). Ils y arrivent en traînant avec eux une femme, un geste par lequel ils se présentent comme ceux qui contrôlent le comportement des individus comme elle et surtout leur sexualité (8,3-4). À ce sujet, ils se donnent publiquement la parole par laquelle ils testent la connaissance et le pouvoir de Jésus. Ils font référence à Moïse comme celui qui leur donne autorité d’enseigner la loi au peuple et de contrôler celui-ci, notamment les femmes (8,5). Ainsi, ils affichent des attitudes de maîtres de la loi et de chefs du peuple indiquant à Jésus soit son usurpation de ces rôles, soit son incompétence. Ils semblent percevoir cette dernière dans l’attitude de silence que Jésus adopte au lieu de leur répondre. Ils saisissent cette sorte de faiblesse pour chercher à l’humilier et, de ce fait, le déloger de l’espace social qu’il occupe en lui posant continuellement des questions437. Leur préoccupation peut se résumer dans la question : comment déloger Jésus de cet espace social qu’il a usurpé ou dont il est incompétent et l’occuper seuls de manière permanente ?

3.2.2 Défi

Ils lui lancent un défi en lui adressant une question initialement comprise comme portant sur la loi à interpréter, mais où figure un test de compétence de chef du peuple : « Maître, cette femme a été prise en flagrant délit d’adultère. Dans la loi, Moïse nous a ordonné de lapider de telles femmes. Et toi, que dis-tu ? » (8,4-5).

Avant que Jésus ne réponde à ce défi du troisième degré, cela étant une obligation de peur de perdre son honneur et que ses adversaires l’acquièrent automatiquement, il le reçoit et

437 Rappelons que David Gilmore attend par espace social: « Three separate vectors of competition : first, for

wealth ; second, for status in the sense of respect ; and third, for a masculinity narrowly defined as virility »

l’examine438. L’attitude de silence qu’il adopte et le geste d’écriture qu’il pose apparaissent

comme sa manière de faire l’évaluation et de mesurer son potentiel en vue de répondre de manière proportionnelle au défi439. C’est un moment intense de discernement portant sur ses rôles de maître de la loi et de chef du peuple, mais aussi sur les conduites humaines, celles des protagonistes sur scène440.

Par le vocatif « maître » mentionné dans le défi, Jésus est assez clairement interpellé sur ce rôle, non seulement par rapport à ses adversaires, mais aussi à tout le peuple à qui il enseigne. Il se représente les attentes de ses adversaires concernant sa capacité d’interpréter la loi de Moïse au sujet de l’adultère commis par une femme et comment il va les convaincre en en discutant avec eux. Il envisagerait aussi d’autres attentes qui ne consistent pas simplement à faire preuve d’interprète de la loi, mais de l’autorité même de prophète à l’instar de Moïse dont ses adversaires se réclament441. En tant qu’homme méditerranéen, il

envisagerait une réponse proportionnelle au défi qui lui est lancé, c’est-à-dire faire preuve verbalement de sa capacité d’interprète de la loi et s’affirmer comme un chef du peuple face à l’outrage. En ce sens, il montrerait à ses adversaires qu’ils s’attachent à l’idée selon laquelle la femme adultère devrait se faire refuser la courtoisie au sein de son groupe voire en être exclue pour avoir « miné l’honneur familial442 ». Face à cette idée, il expliquerait que le mari de la femme et eux, à défaut de celui-ci qu’ils prétendent relayer comme des chefs du groupe large443, ont manqué au devoir de protéger la femme contre la transgression de son exclusivité sexuelle. Quant à Jésus, il se présenterait à eux comme le chef du peuple qui prend le relais du mari outragé, non pas pour se venger du partenaire adultère de la femme, mais pour tester, à son tour, la responsabilité de ses adversaires prétendus chefs du peuple en cas d’adultère de femme. Pour sa part, il choisit la conversion de sa préséance sociale en bonté éthique comme manière de répondre au défi de l’adultère

438 Comme récepteur, Jésus reçoit le défi compris comme un message qu’il examine. B. J. Malina, The New…,

p. 33.

439 George Aichele parle du pouvoir rhétorique du silence par l’écriture. Lire G. Aichele, « Reading… », p.

407.

440 J. Caillot, « L’espace… », p. 88.

441 Charles P. Baylis estime que Jésus est testé comme le véritable prophète. C. P. Baylis « The Woman… »,

p. 171-184.

442 Expression de Joan J. Mueller, « Throwing... », p. 222.

443 La femme adultère ne serait pas traînée en public ; son mari devrait plutôt se venger du partenaire fautif de

celle-là. À défaut du mari, c’est le chef du groupe social large qui se vengerait en commettant un outrage contre le partenaire adultère de la femme. J. Pitt-Rivers, « Honour and... », p. 28.

sans en être déshonoré, mais par laquelle l’honneur est réattribué à la femme et le sien réaffirmé. Comme c’est dans le premier temps de silence que Jésus s’imaginerait tout ce scénario (8,6b), Leticia A. Guardiola-Sáenz suggère qu’il adopte cette attitude de silence intensifié en vue de confronter ses adversaires à la validité du système d’honneur auquel fait référence le défi qu’ils lui adressent444.

3.2.3 Réponse

La réponse de Jésus à ce défi confronte ses adversaires à eux-mêmes, les prétendus chefs du peuple qui se déshonorent en exposant au public leur irresponsabilité à l’égard de la chasteté des femmes. Voici ladite réponse : « Que le non-pécheur d’entre vous lui jette le premier une pierre » (8,7b).

Par cette expression verbale, Jésus répond de manière proportionnelle au défi du troisième degré qui lui a été lancé, mais lui-même en mentionne un autre du premier degré, à savoir le meurtre. À proprement parler, il ne s’agirait pas de défi, car ses adversaires devant commettre ce meurtre prétendent assumer le rôle de chef du groupe social large auquel appartient la femme adultère. Ils auraient pu en commettre dans celui du complice adultère de cette dernière445. En tuant la femme appartenant à leur propre groupe social, ils n’auraient acquis l’honneur de personne. Alan Watson explique ce propos en montrant que le singulier grec άναμάρτητος, traduit en français par « celui qui n’a jamais péché », est une formule ironique employée par Jésus pour dénoncer le traitement injuste des femmes par les pharisiens et leurs lois446. Par la même formule, Jésus invite une personne parmi ses adversaires à s’affirmer comme l’unique chef du peuple en vertu de la vision selon laquelle le chef est implicitement bon, au-dessus de toute critique ; il est le non-pécheur tout en ayant le pouvoir de mort sur les membres de son groupe qui le déshonorent extrêmement447.

444 L. A. Guardiola-Sáenz, « Border-Crossing... », p. 285-289.

445 L’absence de mention du partenaire adultère de la femme ne permet pas d’identifier son groupe social,

mais la mention de l’adultère porte à croire qu’il est du groupe social différent de celui de la femme. L’absence de mention du mari de celle-ci ne permet pas non plus d’affirmer que le groupe restreint du partenaire adultère de sa femme et le sien font partie du même groupe large pour que le chef de celui-ci forme une cour publique de réputation (J. Pitt-Rivers, « Honour and... », p. 23). Nous proposons de considérer que la femme et son chef appartiennent au groupe social large différent de celui de son partenaire adultère pour qu’il y ait adultère rigoureusement parlant et non pas inceste.

446 A. Watson, « Jesus and… », p. 103. 447 B. J. Malina, The New…, p. 46.

À ses yeux, les prétendus chefs du peuple sont tout simplement irrespectueux par leur abus d’autorité et de pouvoir à l’égard de la femme accusée comme à l’égard de plusieurs autres448. De ce point de vue, la réponse de Jésus met les scribes et les pharisiens devant leur irresponsabilité et leur déshonneur, car ils abusent des femmes, se préoccupent de leur refuser la courtoisie ou de les exclure du groupe social au lieu de les protéger et d’affronter leurs complices adultères.

En répondant ainsi à ses adversaires, à son tour, Jésus leur lance un défi du troisième degré compris comme une adresse verbale les invitant à poser un geste en tant que chef ayant le pouvoir de vie et de mort sur les membres de son groupe. Il se baisse de nouveau et écrit sur le sol (8,8), une manière de leur accorder du temps de réception et d’examen de ce défi avant d’y répondre à leur tour. Quant à eux, ils « se retirèrent l’un après l’autre, en commençant par les anciens » (8,9).

3.2.4 Verdict public

Le public constitué de tout le peuple évalue le défi lancé par les scribes et les pharisiens, la réponse donnée par Jésus et la réaction à celle-ci par les premiers. Il s’aperçoit, non seulement de la proportionnalité entre la réponse et le défi, mais surtout de l’incapacité des scribes et des pharisiens de réagir, à leur tour, au défi lancé en dernier lieu par Jésus en réponse au leur. Pourtant ce défi suggère aux adversaires de Jésus que l’un d’entre eux agisse comme le chef du peuple en tant qu’il incarne la bonté, est garanti contre le déshonneur par son éminence sociale449. Comme le public semble plus lié à eux qu’à Jésus, son retrait de la scène symbolise le verdict prononcé comme la reconnaissance de la victoire et de l’honneur de Jésus face aux scribes et aux pharisiens, les vaincus de la compétition. En ce sens, Jésus est reconnu comme le véritable chef du peuple qui réussit à être implicitement bon, convertit son éminence sociale le garantissant contre le déshonneur en bonté éthique, réattribue l’honneur aux membres de son groupe, en particulier à la femme accusée d’adultère. Celle-ci, faisant partie du public, prononce aussi le verdict reconnaissant la victoire et l’honneur de Jésus face aux scribes et aux pharisiens. Ce verdict

448 A. S. Carman aborde ces abus d’autorité, de pouvoir, voire des abus sexuels des chefs religieux juifs à

l’égard des femmes. A. S. Carman, « The Abusive Religious... », p. 8-11. Dans ce mémoire, voir la section 1.3.2.

est symbolisé par le mot « seigneur » (8,11). L’emploi de ce mot est une manière pour la femme, qui a suivi toute la compétition et la façon dont Jésus se tire d'affaire, de reconnaître celui-ci comme l’homme faisant preuve de sa préséance sociale, c’est-à-dire le chef du peuple ayant la plénitude de l’honneur et l’attribuant à quiconque fait allégeance à lui.

3.3 Transformation de la compétition en relations maître-disciple et patron-courtier-