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Les "frontières ethniques" entre les Moose et les autres

politiques dans le Yatenga. politiques dans le Yatenga

II. Les Peuls dans le royaume du Yatenga

1. Les "frontières ethniques" entre les Moose et les autres

L’ethnonyme "Moose", désigne d’une manière générale l’ensemble des habitants du Moogo. Il y a cependant deux degrés d’appartenance à distinguer. Au sens strict et historique du terme, les Moose sont censés être les descendants en ligne agnatique d'un héros fondateur, Naaba Wedraogo. Deux générations après lui, dans la deuxième moitié du XVè siècle, commence l'histoire des Moose. Ce groupe de descendance patrilinéaire d’une profondeur généalogique de plus d’une vingtaine de générations s’appelle le moos buudu. Le terme buudu est polysémique et désigne autant le groupe de descendance patrilinéaire à ancêtre unique que le patrilignage exogame minimal qui intervient dans les échanges matrimoniaux. Pour simplifier, les Moose au sens strict,

nakombse9, sont les descendants des "conquérants" détenteurs du pouvoir, naam10.

8 Bien que les Peuls soient sédentaires et pratiquent pour la plupart une économie couplée sur l'agriculture et l'élevage, ils se perçoivent et sont perçus comme des nomades.

9 Les Nakombse (sing. nakombga) signifie littéralement,"ceux qui ont raté le pouvoir". Ce sont les Moose au sens strict, ceux qui se considèrent comme les descendants en ligne agnatique d'un ancêtre unique,

Naaba Wedraogo.

Envisagé au sens large, l’ethnonyme "moose"11 désigne les membres de la société à laquelle se sont agrégés plusieurs groupes autochtones ou étrangers. Les autochtones sont les "gens de la terre" (tengdemba) ou "fils de la terre" (tengbiise). Ils ont reçu ce titre des Moose et, par le biais de leurs compétences religieuses, ils confortent le pouvoir des

nakombse. En effet, la terre est une instance de légitimation du pouvoir politique, mais

aussi de contrôle social : le rôle du maître de la terre (tengsoaba), en matière de régulation de l'accès à des parcelles cultivables, est primordial. Ces "maîtres de la terre" ne forment pas pour autant un univers homogène car ceux qui çà et là dans le Yatenga, ont reçu ce titre appartiennent à des groupes autochtones d'origines multiples (Izard 1985b : 350)12. La distinction entre gens du pouvoir et gens de la terre laisse à l’écart deux fractions de la population moaga, au sens large : les forgerons et les artisans-commerçants marãse et yarse13. Les Marãse, qui sont supposés être des Songhay, ont une histoire très mal connue. Cependant, on sait qu'ils étaient spécialisés dans le commerce du sel saharien et dans la teinture à l’indigo. Les Marãse du Yatenga semblent être venus de Hombori (Mali actuel). Beaucoup d'entre eux ont été assimilés aux populations Fulse qui dominaient le royaume du Loroum14 avant l'arrivée des "conquérants" (à la fin du XVè siècle). Ceux qui s'en sont démarqués forment aujourd'hui le groupe des Marãse. Les Yarse, d'origine sarakolle (venus eux aussi du Mali actuel), étaient non seulement des commerçants caravaniers pratiquant le négoce à longue distance, mais aussi des tisserands. Dans un univers où le commerce est synonyme d'islam, les deux groupes se distinguaient des Moose par leur affiliation à la religion du prophète. En ce qui concerne les forgerons, dans le Yatenga, ils forment un groupe strictement endogame contrairement à ceux du Moogo central qui pratiquent le mariage exogame.

Ces différentes composantes de la population une fois identifiées, il convient d’indiquer qu’en matière de système social, la société relève d’un mode d’organisation unique. Les Moose au sens large sont patrilinéaires et patrilocaux, mais la parenté utérine revêt une grande importance à travers le caractère privilégié de la relation oncle maternel/neveu utérin. Le mariage est proscrit à l'intérieur du lignage minimal.

11 Dans les pages qui suivent nous employons systématiquement le terme "Moose" le groupe au sens large. S'agissant des Moose au sens strict nous utiliserons le terme "nakombse".

12 Michel Izard montre que si les "autochtones" ont fourni une grande proportion des maîtres de la terre, les Moose au sens strict en ont fourni près de 35 %.

13 Marãse (sing. marãga), Yarse (sing. yarga). 14 Ou Lurum

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L’alliance avec les quatre lignages des grands-parents est proscrite. Le lignage minimal est généralement divisé en un petit nombre de fractions localisées qui forment les quartiers de village. Autrefois, la seule subdivision du quartier correspondait à la grande famille étendue qui a désormais cédé la place au ménage polygame, seule véritable unité de production. Cet ensemble laisse à l'écart les membres de la société peule qui ont conservé certaines caractéristiques culturelles (langue, système matrimonial) et affirment encore aujourd'hui leur identité. Ce maintien des "frontières ethniques" (Barth 1969/1995) ne s'observe pas à quelques kilomètres au Sud-Ouest du Yatenga. En effet, dans les chefferies de Dokwe, chez les Bwa ou de Lankoy chez les Samo, les Peuls sont totalement intégrés. Ainsi, Youssouf Diallo15 remarque-t-il que dans ces sociétés peu hiérarchisées, les Peuls ont adopté la langue des agriculteurs bwa et samo, ainsi que le système matrimonial. Force est de constater que dans le Yatenga, il n'en est pas ainsi : Peuls et Moose ont maintenu des "frontières ethniques". La notion d'ethnic

boundary16 élaborée par Fredrik Barth (1969/1995) marque un tournant important pour la compréhension des phénomènes liés à l'ethnicité puisqu'il considère que les interactions sociales sont au fondement des distinctions ethniques. Si les différences culturelles persistent entre deux groupes, c'est grâce au contact interethnique et à leurs relations d'interdépendance et non du fait d'un isolement géographique ou social. Pour l'auteur de Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference, ce n'est pas le contenu culturel interne mais la volonté de marquer sa différence qui définit le groupe ethnique.

Dans le Yatenga, la population peule, loin d'être homogène, est composée de plusieurs groupes d'origine différente dont les principaux sont les Foynabe, les Diallube et les Tooroobe. Si chacun d'entre eux se définit comme Peul lorsqu'il se réfère à ses voisins moose, l'appartenance lignagère devient une trame de référence à l'intérieur du monde peul. Cette diversité interne s'affirme sur des registres politiques, historiques ou religieux. Néanmoins, prise dans sa globalité, la société peule admet plusieurs distinctions qui prévalent en fonction des contextes locaux. L'intensité des rapports de domination entre "hommes libres", rimbe, et anciens "captifs", rimaïbe, est variable d'un

15 D'après l'intervention de Youssouf Diallo lors d'un séminaire du Groupe de Recherches sur les Sociétés Peules de février 2005.

16 Le texte Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference a été traduit par J. Bardolph, Ph. Poutignat et J. Streiff-Fenart en français par "Les groupes ethniques et leurs frontières" (Poutignat et Streiff-Fenart 1995 : 203-249).

groupe à l'autre. De même, si les Diallube et les Foynabe admettent en leur sein des castes d'artisans, tels que les forgerons-bijoutiers, les boisseliers ou les tanneurs, il n'en est pas de même chez les Tooroobe. En effet, ces derniers se hiérarchisent essentiellement à travers la distinction entre hommes libres et anciens captifs, et principalement dans les localités où résident les chefs. A Todiam et Bosomnore, les quartiers de rimaïbe ont fourni la main d'œuvre servile indispensable aux familles de chefs ou de marabouts et aux plus nantis. Les artisans présents à Banh et à Thiou pouvaient posséder eux-mêmes des captifs selon les rapports qu'ils entretenaient avec la chefferie17. D'une région à l'autre, la société s'organise en fonction de l'environnement humain et des aléas de l'histoire.

Contrairement à la région du Jelgooji (située au nord du Yatenga) où les Peuls sont majoritaires et ont imposé partout leur langue fulfulde, dans le Yatenga il n'en est pas ainsi. Les Peuls s'adressent aux Moose dans un moore qu'ils maîtrisent souvent très bien. Chacun sait que jamais un moaga ne ferait, dans le Yatenga, l'effort de s'exprimer en fulfulde alors qu'il reconnaîtrait volontiers y être obligé dans le Jelgooji. Le choix d'une langue est bien souvent l'expression de la domination régionale. On peut également constater que le lexique politique des Peuls du Yatenga compte de nombreux emprunts au moore. "Naaba", que l'on traduit en moore par "chef", est employé parfois pour désigner le chef peul, l'équivalence en fulfulde, "amiru" ou "kananke", étant également utilisée. Quant au chef des captifs, il porte le nom de "debere

naaba", et à Bosomnore, le chef est entouré de certains captifs portant les titres de togo naaba18 et de kamba naaba19. Bien que l'on désigne généralement les Peuls du Yatenga

par l'expression "les Peuls des Moose", ceux-ci se distinguent nettement entre eux. Ils forment des entités politiques précoloniales distinctes, chacune ayant son ancêtre de référence.

Les logiques de différenciation entre Peuls et Moose s'affirment par la pratique stricte du mariage endogame. Ce constat est mis en évidence par Marguerite Dupire dans son Organisation sociale des Peuls (1970). L'auteur, qui a observé la pratique de l'endogamie chez les Bororo du Niger, met cette caractéristique à l'épreuve de la

17 Nous aborderons cette configuration sociale commune aux Foynabe et aux Diallube dans le chapitre 5. 18 Le togo naaba est un dignitaire du Yatenga Naaba.

19 Signifie littéralement le "chef des enfants", à Bosomnore ce dernier était chargé de récolter les impôts auprès des rimaïbe.

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comparaison dans tous les genres de vie allant du nomadisme à la sédentarité. Elle remarque rapidement que l'endogamie chez les Peuls sédentaires de Guinée est aussi forte que chez les Bororo (Dupire 1970 : 15). Comme l'affirment Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart (1995 : 167), "l'entretien des frontières ethniques nécessite l'organisation des échanges entre les groupes et la mise en œuvre d'une série de proscriptions et de prescriptions réglementant leurs interactions". Dans le Yatenga, hier comme aujourd'hui, il est très rare d'observer des unions avec des Moose et la préférence reste celle du mariage avec la cousine croisée ou parallèle. Face à ce que certains jeunes estiment être un immobilisme social, les aînés sont encore ceux qui peuvent imposer une alliance. Alors, dans la vie de tous les jours les situations sont aux yeux de l'étranger parfois étonnantes. Une petite-fille est promise à son cousin vivant dans la même cour. Le mariage n'est pas encore consommé, mais les deux enfants savent qu'au demeurant rien n'empêchera cette alliance. Ils s'évitent et baissent la tête quand au détour d'une phrase, un de leur frère vient à leur adresser une petite moquerie. Les mariages entre groupes peuls sont aussi pratiqués, mais dans la vie maritale d'un homme polygame, la première épouse est généralement choisie parmi les cousines. Cette forme de mariage contribue largement au maintien des frontières ethniques. L'union entre une femme peule et un homme moaga (et inversement) est présentée comme une alliance prohibée : "les Moose ne veulent pas d'une femme qui ne cultive pas", pour reprendre les paroles du chef de Diouma.

De loin en loin on entrevoit les groupes issus de cette union : les Silmimoose. Selon Michel Izard, à côté de la société moaga et de la société peule, "une place à part doit être faite aux Silmimoose" (Izard 1985b : 5) qui forment la troisième société présente dans le Yatenga. Comme le propose Michel Benoît (1982 : 53), "il est douteux que cette population ait un ancêtre commun". Ceci nous invite à relativiser l'interprétation du Capitaine Noiré (1903) pour qui les Silmimoose sont issus de l'union d'un Peul de Banh et d'une femme moaga. Selon l'auteur, un Peul aurait quitté Banh pour la région de Téma. Sa femme étant morte sans laisser d'enfant, le roi de Téma lui aurait offert une de ses filles, leurs descendants formant la "couche des Silmi-mossis". La réalité est certainement plus complexe et il nous semble qu'au détour de l'histoire se sont créées çà et là des alliances entre Peuls et Moose grâce auxquelles des groupes Silmimoose ont vu le jour. Etudiant leur ethnogenèse, Zakaria Lingane (2001) définit les Silmimoose comme une "ethnie prohibée". Le mode de vie qu'ils adoptent, ainsi que certains traits

culturels, semblent être néanmoins déterminés par les populations qu'ils côtoient. Les

Silmimoose de Todiam sont totalement "fulanisés", alors que ceux de Diouma ont

adopté la langue et le système matrimonial des Moose et pratiquent autant l'agriculture que le pastoralisme20. La réalité est donc plus nuancée qu'une représentation de l'univers social selon laquelle "la double activité économique des Silmimoose (agriculture + élevage) n'est que la conséquence de leur double origine historique (Moose + Silmiise)" (Izard 1985 b : 67).