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Chapitre 6. Du cour tage à l'ombre Du cour tage à l'ombre d

I. La chefferie entre développement et politique

2. Un courtier enturbanné

a. Un chef formé loin de chez lui

Jibril Diallo, l'actuel chef des Diallube, a passé son enfance à Thiou d'où il part en 1975 pour entrer en classe de 6ème. Cette année marque le début d'une longue expérience hors de Thiou, il n'y reviendra définitivement qu'en 1997. Son parcours

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scolaire l'emmène jusqu'en terminale A, après quoi il se rend à Banfora. Là-bas, il est embauché comme électricien à la SOSUCO, principale société de fabrication de sucre du pays. Il y reste trois ans. En 1984, il part pour Abidjan, ses premières expériences de vendeur ambulant de poisson au port de pêche l'ouvrent à toute la Côte-d'Ivoire. Sa découverte du pays est riche d'enseignements : commerce, dédouanement et transit de voitures en provenance d'Europe pour la sous-région, assurances pour le dédommagement des victimes d'accidents de la circulation, sont ses principaux domaines d'activité. Il démissionne pour se rendre à Lomé où il rencontre des Français pour lesquels il devient intermédiaire dans la vente de tambours fabriqués au Burkina. Cette expérience le propulse en France où il fait un bref séjour : Bordeaux et Poitiers sont ses principales destinations. Il rentre à Thiou quelques mois avant son intronisation en 1997. Il affirme ne pas avoir tenu à être chef : c'est plutôt un devoir auquel il a été préparé toute sa vie sans le savoir. Etre chef change radicalement la vie. Il faut troquer le jean contre le grand boubou, les souliers contre les babouches et comme l'affirme le chef, "ça n'a pas été facile de s'adapter". Lors de son intronisation, "les Diallube" lui proposent 48 femmes, il en choisi une, Awa avec qui il a deux enfants (Ousseni dit vieux et Bouba), son second mariage ne se fera qu'en 2001 avec une Peule mauritanienne née au Burkina, de cette union naît Sambo, en août 2002. Le chef a fait le pèlerinage à La Mecque mais dit ne pas vouloir porter le titre de El Hajj parce que pouvoir religieux et politique doivent être distingués.

Le chef est instruit et parle plusieurs langues, il est jeune et s'est beaucoup "baladé", il a côtoyé des milieux culturels différents. C'est un homme de réseau qui cumule ses propres relations et celles de son défunt père. Comme le courtier en développement typique, le chef a acquis une expérience "ailleurs", ainsi qu'"un savoir-faire, un savoir-parler ou un savoir-vivre s'accommodant en partie de cultures hétérogènes" (Bierschenk et al. 2000). Nous sommes donc dans l'univers de ce chef, loin des chefferies rétrorades cultivant l'illetrisme afin de conserver ses privilèges (Hahonou 2002). Ici un grand attachement est accordé à l'école. L'expérience acquise hors de chez lui va contraster avec sa nouvelle vie de chef qui exige de s'ancrer dans un univers villageois.

b. L'intronisation : "le jeu du pouvoir"

Généralement, la cérémonie d’intronisation d’un nouveau chef, fijirde laamu2

s’organise une semaine après le décès du chef précédent. Lors de l’enterrement, on s’informe déjà des éventuels prétendants à la chefferie :

"Tout commence le jour des funérailles du chef défunt. On remercie les gens qui sont venus, puis on se donne rendez-vous peut-être une semaine après, on se retrouve avec toute la famille et tous ceux qui peuvent ; et on dit : "il est temps maintenant que l’on trouve quelqu’un pour succéder au défunt chef". Chez moi, sur 106 personnes qui étaient réunies, il y en avait au moins cent une qui avaient dit de faire comme d’habitude, c’est-à-dire de remettre ça au premier fils du chef" (Chef de Thiou, Thiou, juillet 2002).

Entre l'enterrement d'un chef et la désignation officielle de son successeur, les candidats mettent en place des tactiques politiques, la première étant de rechercher le soutien du Yatenga Naaba. Les rivaux du chef, ses oncles, se rendent alors à Ouahigouya pour obtenir le soutien du Yatenga Naaba Gigma :

"Ils sont allés voir Naaba Gigma pour la chefferie. C’est comme un coup bas. Ils y sont allés à l’avance sans que nous sachions. Quand on a appris cela, on est allé voir le Rasam Naaba chez lui, l’informer du décès du chef peul. Nous voulions suivre la hiérarchie Le Rasam Naaba s’était plaint que les oncles aient informé Naaba Gigma du décès du chef de Thiou sans passer par lui. Il nous a proposé de nous accompagner chez le Naaba Gigma. Il y avait moi, un oncle du chef, le bijoutier et un des ses petits frères. Le chef ne pouvait pas bouger d’ici, mais c’est lui qui nous a dit d’y aller. Quand on est arrivé, on lui a expliqué le problème. On lui a dit : "nous ne sommes pas venus te demander la chefferie à Thiou, nous en savons et toi aussi tu en sais". Il nous a dit que n’importe quelle personne qui viendrait ici pour lui donner quelque chose pour avoir la chefferie, qu’il le prendrait, mais qu’il ne s’en mêlerait pas. Il a dit que ça ne le regardait pas. Depuis la bataille de Thiou, il y a une alliance qui continue encore, c’est pour cela que Naaba Gigma a dit qu’il ne voulait pas s’en mêler" (S. Diallo, rimaïbe, août 2004).

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L'épisode de la bataille de Thiou (cf. chapitre 4) et l'aide que les Diallube ont apporté à Naaba Bulli a scellé l'alliance entre le chef des Diallube et le Yatenga Naaba, tant que seront intronisés des descendants de Naaba Bulli. Les paroles de ce partisan du chef montrent que cet épisode de l'histoire est convoqué pour convaincre le Yatenga Naaba de ne pas intervenir dans la vie politique de Thiou. Finalement Jibril Diallo est désigné et son intronisation est célèbrée en avril 1998.

L'événement3 s’est déroulé dans la cour royale. Les premières images nous offrent le portrait du debere naaba avec sa lance, dans un après-midi déjà animé par la musique du hoddu et des calebasses. Les griots s’en donnent à cœur joie pour accomplir leur rôle : louer les nantis, les combler de flatteries en rappelant à l'assemblée les épopées de leurs vaillants ancêtres. Le nouveau chef est vêtu d’un grand boubou blanc et coiffé du turban noir, symbole de la chefferie. Ses lunettes, tout en le voilant, accentuent un regard sérieux. Bientôt l’ambiance musicale va laisser la place aux benda4

puis aux Dogons. Soudain un griot déchaîné prend la parole au micro pour faire les louanges du chef peul de Djibo. Beaucoup de personnalités sont venues de loin et le moment est arrivé pour "les représentants de Thiou" de leur souhaiter la bienvenue dans une succession de discours protocolaires.

C’est El Hajj Ousman Diallo qui va commencer. Celui-là même qui assurait l’intérim du chef défunt dont la fonction de préfet ne laissait guère le temps de résider à Thiou. "C’est toute la famille des Kabakoy5 qui m’a donné la parole pour remercier ceux qui sont venus : les délégations de Yamasoukro, Abidjan, Bobo Dioulasso, Ouahigouya, Koudougou, Djibo, Tondomayel et le représentant de Baraboulle… ". D’autres personnalités prennent le relais comme le chef coutumier de Kalo. Après avoir salué avec ferveur les autorités administratives, le notable fait remarquer qu'il entend assumer son rôle de représentant du Yatenga Naaba en rappelant que la cérémonie a réuni tous ces gens "pour la tradition". Ponctuées par les tambours des

benda, les déclarations se relaient et enfin, le représentant du chef de Thiou s’exprime

en son nom. Le message insiste sur la nécessité de promouvoir l’association des autorités "traditionnelles" aux autorités "modernes" : "le chef coutumier est autant au

3 Nous avons observé la cérémonie grâce au film amateur fait à cette occasion à la demande du chef. Nous avons conscience qu'une telle source n'est que partiellement satisfaisante, mais elle nous informe sur les acteurs présents et le discours officiel du nouveau chef.

4 Bendre (mor., Plur. Benda) : tambourinaires moose.

service de sa population qu’un service public". Il manifeste ainsi son désir de "collaborer avec les autorités administratives pour un développement durable". Le discours, traduit ensuite en fulfulde puis en moore, donne les lignes directrices d'une action tournée vers l'Etat et le développement sans omettre le maintien des "valeurs traditionnelles". D’ailleurs, les gens présents à la cérémonie sont autant de chefs (chefs peuls de Djibo, Tondomayel, Baraboulle, Yatenga Naaba…), que de personnalités administratives (préfet, haut commissaires, maires, directeur général de l’environnement et de l’eau, l'adjudant major de l'armée), en passant par quelques personnages dont la réussite sociale ne manque pas d’agrémenter le réseau de relations qu’un chef "coutumier" ambitieux se doit d’avoir : députés, docteurs, et le patron de l’hôtel restaurant dancing radio de Ouahigouya, "L’Amitié". Les remerciements et présentations alternent avec les danses des rimaïbe rythmées par les guitares des griots6

et des Moose7, les sons des calebasses et des kema. Alors que le nouveau chef trône comme un roi, les artistes le saluent, d'abord engoncés dans des attitudes protocolaires puis, emportés par le rythme, ils poursuivent en dansant. La nuit tombe sur la musique des griots de Thiou et de Bahn. Le chef ressort avec une nouvelle tenue : un grand boubou bleu et sa chéchia sur la tête remplaçant un turban maintenant tombé sur les épaules. Les effets des invités sont mûrement réfléchis, chaque délégation étant parée de la couleur qui la représente. Les chants et les danses deviennent la principale source d’attraction des invités qui se plaisent à regarder les griots exhiber leurs billets fraîchement gagnés. Le film de la cérémonie du fijirde laamu s’achève sur le discours du porte-parole de la délégation d’Abidjan dans une ambiance de fin de soirée.

Cette brève description de la cérémonie d'intronisation montre que cet instant est l'occasion pour le chef de diffuser une certaine image de lui : celle d'un homme associant avec succès tradition et modernité, développement et politique. Le chef se met en scène comme un dépositaire de la tradition, un représentant des Diallube, c'est d'ailleurs ainsi qu'il est considéré ; mais il se montre aussi comme un homme capable de mobiliser des réseaux issus de la bourgeoisie urbaine, des affaires et du monde politique. Son discours est d'ailleurs semblable à celui d'un homme politique : consensuel et développementaliste. La cérémonie d'intronisation est un moment qui permet au chef de renvoyer à la collectivité une certaine image de lui, une certaine

6 Hoddu (ful.) 7 Kunde (mor.)

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conception de son rôle de chef. La présence de personnalités issues du monde politique montre qu'avant d'être un médiateur du développement, le chef est un courtier politique.