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Changements nationaux et réalités locales

politiques dans le Yatenga. politiques dans le Yatenga

Chapitre 3. La chefferie, du général La chefferie, du général au particulier

III. L'évolution postcoloniale

3. Changements nationaux et réalités locales

a. Les chefs et le découpage administratif, un goût de déjà vu ?

En 1960, le territoire du pays se divise en 17 cercles, 34 subdivisions, 13 postes administratifs et communes auxquels il faut ajouter les cantons et villages qui n'ont pas de personnalité juridique (Blundo et Jacob 1997 : 37). Bien qu'une première expérience de décentralisation soit tentée au lendemain des Indépendances, des années 60 à 80, la tendance est plutôt à la déconcentration. A partir de 1981, un effort est particulièrement fait dans ce sens. De nombreux arrondissements sont créés, souvent à la demande de la population, qui se charge parfois de construire des bâtiments (op.cit : 38). Si dans aucune des localités peules, nous n'avons eu l'occasion d'analyser le processus de décentralisation, les rivalités politiques s'expriment également lors du processus de déconcentration politique. Selon le debere naaba de Banh, le découpage administratif du cercle en subdivisions a créé, dans les années soixante, sous le régime de Maurice Yaméogo, des discussions entre notables. Chez les Peuls de Banh, l'enjeu est double : obtenir à terme une préfecture et éviter d'être sous l'autorité d'une autre localité peule :

"On nous avait proposé d'être avec Thiou, mais on a refusé catégoriquement et on a choisi d'être avec ceux de Titao pour avoir un jour un préfet. Comme ceux de Titao sont loin, on était sûr d'avoir un préfet un jour, alors qu'avec Thiou et Koumbri, on aurait jamais eu de préfet. C'est à cause de la rivalité entre Diallube et Foynabe. Si on avait été avec ceux de Koumbri, Banh aurait eu un préfet tardivement ou jamais car Koumbri n'est pas loin. Alors que là on a eu un préfet parce que Titao et Banh sont éloignés[ …].

"On voulait un préfet pour l'évolution de Banh. Les Djelgôbe ont eu un préfet, ceux de Thiou ont eu un préfet et maintenant Banh a un préfet. Donc nous sommes sur le même pied d'égalité. Avec Titao on peut s'entendre parce qu'avec les Tooroobe [qui dépendent aussi de Titao], il y a une entente entre nous depuis nos ancêtres. Il n'y a pas de rivalité entre nous" (debere naaba de Banh, janvier 2003).

Le refus "catégorique" fait écho avec les rivalités qui se sont jouées à la période coloniale lors de la création des cantons. Pour les notables de la chefferie foynabe, leur localité ne doit pas être intégrée au département de Thiou ; ceci équivaudrait à être mis sous l'autorité d'un homologue et donc à un déclassement. La compétition administrative puise ses sources de légitimité dans le rapport hiérarchique façonné au cour de l'histoire. Ces logiques se répètent presque inévitablement à chaque fois que le territoire se recompose10.

b. Les chefs et les élections.

Après les Indépendances de nombreux privilèges détenus par les chefs sont discutés. De même que leur rémunération est une question qui ne cesse d'être posée à chaque changement de régime, leur mode de nomination est régulièrement interrogé. Le pouvoir des chefs répond à des règles de transmissions souvent floues, autant chez les Peuls que chez les Moose, mais la chefferie est généralement transmise à un descendant masculin de chef. Plus ce dernier est généalogiquement proche d'un ancien chef, plus il a de chances d'obtenir le turban. Chez les Moose du Yatenga, les chefs locaux sont désignés par le Yatenga Naaba et chez les Peuls, le chef, laamido est nommé par les jooro qui forment sa clientèle politique. Comme nous l'avons vu, la préférence est généralement donnée au premier fils. Les chefs peuls du Yatenga intronisés reçoivent hier comme aujourd'hui, l'approbation du Yatenga Naaba. Ce principe de succession héréditaire est fermement décrié un peu partout en Afrique post-indépendance, et particulièrement en Haute-Volta sous le régime de Maurice Yaméogo. Sur une proposition formulée au IVè congrès du R.D.A, le principe d'élection des chefs de village au suffrage universel direct par les habitants inscrits sur les listes électorales est instauré (Savonnet-Guyot 1986 : 153). Avec l'avènement du général Lamizana qui gouverne de 1966 à 1980, les chefferies sont réhabilitées. Néanmoins, comme l'affirme Claudette Savonnet Guyot, les chefferies sont rétablies car le régime en a besoin. A Banh, entre 1967 et 1975, la chefferie est vacante parce que les candidats ne sont pas issus du R.D.A., qui malgré l'expérience multipartite que connaît le pays, domine la scène politique de l'époque :

10 On peut supposer que la création récente (1996) des provinces du Loroum et du Zondoma a été le résultat d'une argumentation fondée sur une légitimité historique puisque ces territoire portent les noms des royaumes datant du XVè siècle.

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"[La vacance de la chefferie] c’est la politique qui a fait ça. Chacun veut nommer son candidat. S’ils trouvent des candidats appartenant au pouvoir, ça va, mais s’il n’y en a pas, ils partent voir le préfet. Ça a duré de 1967 à 1975. Moi je n’étais pas au R.D.A, en ce moment, j’étais au parti de Bougourawa, les Indépendants du Yatenga [l'Union Nationale des Indépendants]. Le parti au pouvoir a son candidat ; ils sondent la population et s’ils constatent que la population ne veut pas de lui, ils empêchent de faire la nomination" (A. Barry, chef de Banh, janvier 2003).

Entre 1974 et 1976, les institutions de l'Etat sont remilitarisées et les pouvoirs se concentrent entre les mains du Général Lamizana qui cumule les fonctions de Président de la République et de Président du Conseil des Ministres. Bien que la présence militaire soit renforcée, les civils ne sont pas exclus du gouvernement qui se partage entre quatre principaux Partis politiques (Savonnet-Guyot 1986) : R.D.A., P.R.A. (Parti du Regroupement Africain), le M.L.N. (Mouvement de Libération Nationale) et l'U.N.I (l'Union Nationale des Indépendants). C'est à ce dernier parti qu'appartient le chef de Banh à l'époque. Répondant désormais aux exigences politiques, il est élu chef en 1975. Certes, le principe électif est nouveau, mais dans les faits, il ne change pas la règle de succession : les candidats à la chefferie restent des prétendants légitimes (premier fils ou frère puîné) :

"Si les candidats sont nombreux, chacun cherchait un endroit convenable avec ses partisans, comme ça ils font l'estimation de celui qui a le plus de partisans et c'est celui qui est proclamé chef. Chaque candidat a ses proches qui vont en campagne pour lui. Il y avait deux candidats [pour l'élection de l'actuel chef]. A ce moment c'était différent des autres années. Avant on cherchait un lieu mais les dernières élections on cherchait des petits cailloux que l'on peignait en rouge ou blanc et chaque couleur correspondait à un candidat. Les partisans prenaient le caillou qu'ils voulaient et allaient le mettre dans le canari11. Avant ce n'était pas par vote, le chef le plus courageux s'imposait. C'est au temps de ce chef que les vrais votes ont commencé. Dans les années 1972-73" (S. Barry, Foynabe, Banh, mars 2003).

c. L'époque révolutionnaire, la disparition des chefferies ?

L'histoire contemporaine montre que dans les Indépendances, les régimes révolutionnaires marquent pour les chefferies des ruptures radicales dans leur relation à l'Etat. L'attitude parfois violente des régimes dits révolutionnaires vis-à-vis de la chefferie correspond à ce que Nassirou Bako-Arifari et Pierre-Yves Le Meur (2003) nomment le modèle de l'exclusion. Il convient néanmoins de se demander si de telles ruptures ont pu s'observer à l'échelle locale.

Au Burkina, entre 1983 et 1987, sous le régime révolutionnaire du capitaine Thomas Sankara, les prérogatives des chefs sont supprimées au profit des délégués administratifs qui deviennent désormais les interlocuteurs de la population. Dans les campagnes, c'est le délégué qui est censé détenir le pouvoir, l'objectif étant d'abolir toute forme de privilège et de donner aux groupes dominés l'accès au pouvoir (anciens captifs, jeunes, femmes). Les analyses rétrospectives sur cette période de l'histoire du pays déclarent son échec relatif tout en reconnaissant le C.N.R. (Conseil National de la Révolution) comme un véritable moteur de changement. Par des stratégies de subversion et de détournement des structures révolutionnaires, par le biais de ses cohortes de dépendants, la chefferie réussit à vider de sa substance le projet révolutionnaire (Guingané, Otayek et Sawadogo 1996 : 10-11). A cet échec s'ajoute celui de la réforme agraire qui, donnant à l'Etat la totalité du pouvoir sur les terres, doit être un instrument de démantèlement des rapports de domination. Là encore, c'est sous-estimer la capacité de résistance du pouvoir traditionnel. Quant aux autorités religieuses, leur attitude est marquée du "sceau de l'ambiguïté". D'un point de vue macroéconomique, on reconnaît au C.N.R. sa gestion des finances publiques d'une "grande orthodoxie". Il s'agit bien de rétablir les grands équilibres économiques, une "réduction drastique du train de vie de l'Etat". Le régime révolutionnaire n'est pas un bon élève pour la Banque Mondiale, non pas pour sa logique économique essentiellement fondée sur une meilleure maîtrise budgétaire, mais parce qu'il n'est pas "politiquement correct" (Zagré 1994 : 172)12. En effet, comme l'a largement montré Issa Cissé (1996), le Burkina entre 1983 et 1987 a troqué une politique de développement sous la férule du F.M.I. contre celle des pays arabo-islamiques.

12 Cité par Guingané, Otayek et Sawadogo (1996) : Zagré, P., In : Les politiques économiques du Burkina Faso.

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Les effets de la Révolution sur le pouvoir des notables et précisément des chefs "traditionnels" semblent, à l'échelle locale, très variables d'une région à l'autre et même d'un village à l'autre. Les changements imposés d'en haut, font ici l'objet de résistance, là de recomposition. Dans certains cas de figures, les délégués issus des couches sociales défavorisées profitent de leur nouveau statut pour s'élever contre l'ordre social fraîchement aboli. Le chef de Banh, intronisé en 1975, évoque, en 2003, le souvenir pénible de la période révolutionnaire :

"Ça nous a fatigués. Sankara a pas trop embêté, mais il a dit qu'il ne voulait pas travailler avec les chefs. Il voulait travailler avec les jeunes du village. Alors on a choisi des délinquants pour embêter le monde C'est ce qui a fatigué la population. Il a choisi des jeunes, il ne voulait même pas des fils de chefs. Ça a duré quatre ans, on a souffert ici quatre ans. Le délégué faisait tout, il dépassait même le chef" (chef de Banh, Banh, janvier 2003).

A Bosomnore, le délégué désigné parmi les groupes d'anciens captifs, rimaïbe, est en 2001, le même qu'en 1984. Son discours, très réservé, révèle que la rupture a été effective. Il considère que ce changement n’a "pas causé de problèmes à dabere13", mais il précise :

"Au temps de Sankara, le délégué se foutait du chef, mais maintenant on a l’habitude de demander conseils aux sages, sinon on ne peut pas arriver à faire quelque chose" (O. Tall, délégué administratif, rimaïbe, septembre 2001).

Dans d'autres situations (du moins dans les chefferies peules du Yatenga), le délégué administratif est choisi parmi les dépendants (griots, descendants de captifs), mais il n'est pas rare que ces derniers n'envisagent, ni ne souhaitent prendre la place de leur chef. Voici comment le chef de Diouma parle de cet épisode de l'histoire :

"Il y avait une entente entre le délégué et moi. Je sais qu'il y a certains chefs qui ne se sont pas entendu avec les délégués. Le délégué était un rimaïbe nommé Saado. Il y a eut aussi un autre jeune à Bascouda, il s'appelait Hassane. Ces deux là étaient les délégués, chaque fois qu'ils faisaient

13 Dabere est le quartier des rimaïbe où résident le chef peul de Bosomnore et le "grand imam". Dans d'autres villages, on appelle ce quartier debere.

quelque chose, ils me faisaient un compte rendu et on prenait les décisions ensemble pour régler les affaires. Certains ont été délégués et ont eu tellement de problèmes que quand on a redonné le pouvoir aux chefs traditionnels, ils ont quitté leur propre village" (Barry A., Chef de Diouma, Diouma, février 2003).

Le cas de Diouma montre que l'abolition de la chefferie n'est que formelle. Il en est de même à Todiam, où le chef Souahibou Tall (1965-1998), désigne son premier fils pour être délégué administratif. Ceci nous invite, comme les auteurs de l'ouvrage Le

Burkina entre révolution et démocratie (1983-1993), à relativiser la supposée rupture du

régime révolutionnaire. Certes à l'échelle globale, le régime marque nettement, au nom de la modernité politique, son désir d'émanciper les "masses" des formes politiques considérées comme rétrogrades. Ces extraits d'entretiens montrent que les conséquences à l'échelle locale ne sont pas toujours aussi violentes qu'elles sont supposées l'être. Certains chefs ont continué à exercer leur pouvoir par l'intermédiaire du délégué. Comme le rapellent Jean-Pierre Guingané, René Otayek et Filiga Michel Sawadogo (1996 : 10) : "le projet révolutionnaire échouera en son point névralgique : la transformation des rapports sociaux organisant le monde paysan. Reposant sur la marginalisation du pouvoir traditionnel au bénéfice des C.D.R. (Comités de défense de la Révolution), bras séculier du régime, il achoppera décisivement sur la capacité de "ruse" de la chefferie, cible désignée des CDR."

Le décalage entre le discours du régime révolutionnaire et les réalités observées varie d'une localité à l'autre. On peut émettre l'hypothèse que l'échec des C.D.R. est en lien étroit avec le rapport que les chefs entretiennent avec leurs dépendants. Là où des relations d'interdépendance commencent à se substituer à la domination d'autrefois, la marge de manœuvre et de "ruse" des chefs se fait plus grande. En revanche, là où des relations de domination des maîtres sur les "anciens" captifs sont fortes, ces derniers ont saisi l'opportunité que leur offrait le régime révolutionnaire. Bien que la chefferie ait été en péril à l'époque du régime révolutionnaire, il faut garder à l'esprit que ses capacités de recomposition politique ont été importantes dans la mesure où elle disposait de dépendants et d'une clientèle politique. En outre, cette exclusion déclarée de l'époque révolutionnaire n'a pas empêché qu'à l'échelle locale, cette institution à continuer d'exister. Comme l'observent Nassirou Bako Arifari et Pierre-Yves Le Meur

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s'agissant du Bénin, "l'exclusion de la chefferie n'est pas synonyme de suppression" (Bako Arifari et Le Meur : 130).

Conclusion : des dynamiques sociales a priori exclusives les