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Le don comme action politique

Chapitre 5. Hiérarchie sociale, Hiérarchie sociale, honneur et don au ser vice du pouvoir

II. Le don et l'honneur dans l'espace public

2. Le don comme action politique

Comme le considèrent certains anthropologues, le don a un langage multiple, c'est un principe fondateur du lien social (Mauss 1924). Parce qu'il s'accompagne de l'obligation de rendre, il crée l'endettement du receveur, qui se retrouve soumis au donneur. En cela le don exprime le lien hiérarchique ou le consolide. Cette interprétation ancienne (mais toujours d'actualité) de Marcel Mauss concernant la pratique du don offre un angle de vue intéressant pour analyser la réunion. Il faut insister sur la dimension politique du don qui apparaît en deux temps lors de la réunion : le don est d'abord la contribution collective des membres de la société et ensuite un instrument de rivalité entre les groupes peuls. Nous sommes dans le double rapport que crée le don : il est à la fois rapport de solidarité et rapport de supériorité. C'est un partage qui rapproche les protagonistes en même temps qu'il les éloigne parce qu'il fait de celui qui reçoit l'obligé de l'autre (Godelier 1996). En d'autres termes, le don apparaît comme un élément structurant les rapports hiérarchiques entre les différentes catégories sociales. C'est aussi pour le chef, une manière de se faire plébiciter des siens et de mettre à épreuve la rivalité implicite des chefs peuls.

Analysant d'une manière empirique le don11, nous sommes tentés de décomposer son processus comme une action. Pour que les dons aux chefs peuls se fassent, il faut qu'il y ait préalablement contribution des rimbe. Le chef ne peut assumer à lui seul autant de présents, c'est pourquoi la générosité des "nobles" et par là même, leur solidarité à l'égard du chef, est sollicitée.

"Le bienfait que le Peul puisse faire, c'est de donner un bœuf. Si le bœuf protège de la honte, c'est un bœuf. S'il donne un bœuf, c'est le maximum de son bienfait."

Si les Peuls proprement dit contribuent par des dons de taureaux, les autres catégories sociales (laobe et rimaïbe) contribuent également. Ce que donnent les rimaïbe et les laobe correspond à un processus identique, même s'il ne s'agit pas d'un bien mais plutôt de service : la force de travail pour les premiers et la parole de persuasion pour les seconds. C'est un peu un "discours coutumier", pour reprendre l'expression de notre informateur. Il s'agit d'un discours public qui vise à attribuer à chacun les tâches correspondant à son rang.

En tant que "gens de la parole", les griots occupent une place importante dans le jeu du pouvoir et des dons qui en sont indissociables. Ils se mettent au centre du dispositif politique : ils sont là pour faire des louanges, ils sont là pour dire ce que le chef pense, ils sont là pour convaincre et rappeler à chacun ses fonctions. Comme les

Gens de la parole étudiés par Sory Camara (1992) en pays malinké, les griots ont une

fonction de médiation sociale et surtout politique. Selon l'auteur, aujourd'hui encore, un chef s'adresse très peu directement au peuple. C'est au griot que revient la tâche de le faire. En pays malinké, ce sont les griots qui transmettaient le discours de leur chef. "Dans les conseils qu'ils tenaient au palais, ils ne s'adressaient aux ministres et à leurs commandants que par la voix des gens de la parole "(Camara 1992 : 214). N'a-t-on pas vu lors de cette réunion un vieillard, dont les paroles exprimées à voix basse, étaient reprises à haute-voix par le griot ? Le noble, rimbe, en théorie, ne parle pas trop et ceci coïncide d'ailleurs avec les règles de bienséances. Il ne faut pas être bavard, "on trouve qu’il y a des gens à qui ça revient comme les griots", nous confie le chef.

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Que l'autorité du chef s'érige comme telle face à sa population ne coule pas de source, c'est l'objet d'un travail de persuasion, dans lequel, on le voit, le griot a un rôle essentiel de transmission. Le griot provoque l'approbation populaire, mais celle-ci n'est semble-t-il pas gagnée d'avance. Pour cela, son argumentaire s’appuie sur plusieurs registres : le passé, l'honneur et le devoir d'éviter la honte.

"L'homme libre, les rimaïbe et les griots doivent s'associer comme d'habitude. Il ne faut pas se dissocier en disant : "j'avais fait ceci ou cela et je ne ferai plus rien", parce que si tu dis que tu aimes le chef, il faut donner des preuves. Soit, tu parles bien et tu l'aides avec la parole, maintenant, si tu as le physique, tu es fort, tu travailles pour lui ou tu as la fortune et tu l'aides avec ta fortune"

Que les convives reçoivent des taureaux est la condition sine qua non pour que la fête soit réussie. Le chef qui reçoit un tel don y comprendra que le chef de Thiou est capable de mobiliser les siens. Son obligation de rendre n'en sera que plus forte. Lorsque le griot affirme que "beaucoup seront là pour voir ce qui ne va pas", il évoque l'envie inavouée des convives de voir que le chef de Thiou ne rivalise pas, parce qu'il n'aura pas su organiser la fête, parce qu'il n'aura pas fait autorité sur les siens. Le chef, par l’influence qu’il exerce sur les siens, assoit son pouvoir face à ses pairs et se ménage une place de choix dans une future association de chefs peuls.

Le caractère ostentatoire de la fête qui s'organise est anticipé. A cette occasion le chef doit montrer sa générosité. Nous avions vu par ailleurs que cette qualité est presque intrinsèque au statut de chef (Clastres 1974). Selon cet auteur, le chef doit être généreux de ses biens et ne peut se permettre de repousser les incessantes demandes de ses administrés. "Avarice et pouvoir ne sont pas compatibles". Les chefs sont soumis au devoir d’hospitalité et de générosité. Ils ne peuvent déroger à cette règle. Il y va de l’honneur du groupe et surtout du chef qui se doit de tenir son rang par ses largesses.

Qu'en a-t-il finalement été du rassemblement des chefs Peuls du Burkina, objet de toutes les paroles et conjectures échangées lors de la réunion ? Nous n'avons pas été présente le 13 mars 2004, jour de l'événement, mais, de retour sur le terrain au mois de juin de la même année, nous avons pu néanmoins prendre la mesure de l'échec : le rassemblement n'a visiblement pas été à la hauteur de ce qui était prévu. Un des "organisateurs" nous avoue à demi-mot la triste réalité :

"Tous ne sont pas venus parce qu’il s’est trouvé qu’il y a eu un empêchement. Je crois que ça coïncidait avec l’anniversaire de l’intronisation du chef de Lankoy et je crois qu’il y a eu un décès quelque part qui a fait que le gens ne sont pas venus. Mais la réunion a quand même eu lieu, l’assemblée générale a eu lieu" (Diallo S., rimaïbe, Thiou, juin 2004)

Tous les chefs peuls du pays étaient prévus et finalement, seul celui de Barani a répondu à l'appel. L'initiative du chef de Thiou, qui a tenté de donner une grande réception où devaient s'élaborer des stratégies politiques, n'a reçu qu'un écho timide. Pourquoi un tel échec ? Il nous semble que ce fiasco est la preuve que des enjeux de pouvoir se font sentir dans le champ des chefs "traditionnels" et qu'il n'est pas aisé pour un chef de se hisser au devant de la scène. Participer à la cérémonie et répondre à l'invitation aurait été pour les chefs peuls une forme d'approbation au leadership du chef de Thiou dans l'association.

Chapitre 6.

Chapitre 6. Du cour tage à l'ombre Du cour tage à l'ombre