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Formation d'une élite indigène

CHAPITRE 1. LA POLITIQUE LINGUISTIQUE DE LA FRANCE AU

1.1 La politique linguistique de la France en Algérie

1.1.2. Formation d'une élite indigène

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De 1830 à 1880, la France avait pour souci premier la formation d'une élite acquise à sa cause en vue d'en faire un corps intermédiaire pour faciliter la communication entre son administration locale et les sujets indigènes, sauf que la plupart de ces sujets refusaient la scolarisation française, en quoi ils voyaient une tentative d'évangélisation de leurs enfants, par le canal scolaire.

Une école dotée d'un système moderne et méthodique, aux structures de la Métropole (primaire, secondaire, supérieur), est venue rompre avec le système scolaire du pays colonisé, basé sur les structures classiques d'enseignement arabo-islamique: écoles coraniques, au degré primaire, installées dans les bâtiments d'une mosquée ou d'une zaouia, pour l'enseignement secondaire enfin, médersas ou universités étrangères.

1.1.2.1. Les écoles maures-françaises, 1836-1850

Dès les premières années de l’occupation de l’Algérie, des écoles maures-françaises ouvrent leurs portes à Alger et à Bône (Annaba aujourd'hui) afin d'accueillir les enfants arabo-berbères ; avec au programme 4 heures de langue française et 4 heures pour la lecture du Coran. En 1848, Alger comptait deux écoles maures-françaises, l'une pour les garçons et l'autre pour les filles tandis que la ville de Bône disposait d'une école pour les Maures et d'une autre pour les Juifs.

1.1.2.2. Les écoles arabes-françaises

Créées sous la seconde république, ces écoles publiques avaient pour rôle surtout de concurrencer les écoles privées musulmanes encore opérationnelles. Huit écoles arabes-françaises ont vu le jour en 1850, une année après, elles accueillaient, selon Smaali, 612 élèves répartis comme suit : 452 garçons et 160 filles.

Ces écoles sont dotées de programmes et des modalités pédagogiques différents des écoles maures- françaises. L'élève fréquente une classe d'arabe le matin et une de français l'après–midi, il y apprend la lecture et l'écriture des deux langues, le calcul durant 3 ans. Reste que ces écoles ne connaissent pas le succès attendu par l'administration coloniale. Devant le refus de l'éducation française par les autochtones, on décide même d'en supprimer quelques unes: sur les 39 écoles créées en 1870, 16 étaient encore ouvertes en 1882.

Cet échec n'est pas pour décourager les autorités coloniales en place, puisque des écoles spéciales pour les indigènes, avec des mesures discriminatoires, verront le jour. Un

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enseignement de masse guidé par des considérations politiques est derrière la création des écoles-auxiliaires appelées aussi écoles-gourbis, conçues pour accueillir les enfants arabophones et des écoles-kabyles destinées aux enfants de cette région berbérophone. Ces pratiques ont mis à jour la politique d'assimilation du peuple algérien savamment orchestrée par la France. Ainsi, le choix de la Kabylie n'est guère fortuit et les causes ne sont pas inconnues; Jules Ferry dans une correspondance datant du 11/10/1880 et adressée au Gouverneur général de l'Algérie le notifie : «la grande Kabylie est la mieux préparée à l'assimilation par le caractère, les mœurs et les coutumes de ses habitants » (Smaali: 2000 : 33). Ces écoles-kabyles étaient conçues pour être des écoles modèles dirigées par des maîtres français connaissant le kabyle et dont la langue arabe était proscrite de tout enseignement. Un système à deux niveaux a été mis en place avec des écoles élémentaires, pour les enfants de 4 à 7 ans et des écoles supérieures pour les plus de 7 ans. Cependant cette expérience, même bien réfléchie, fut abandonnée en 1887 et les écoles créées avec des budgets de l'Etat plus ou moins importants sont remises aux communes situées sur le territoire de la Kabylie.

Deux décrets ont fait date, celui du 13/02/ 1883 qui institue un double système: des écoles pour tous et un enseignement dispensé en langue française et en langue arabe dans les communes du pays.

L'autre du 18/10/1892 stipule que l'enseignement primaire, public et privé, placé sous l'autorité directe du Gouverneur général, est appelé à accorder en plus de l'enseignement de la langue française, une place privilégiée à l'agriculture pratique et aux travaux manuels. En fait, c'est le système scolaire mis déjà en place par J. Ferry en Métropole qui commençait à être appliqué en Algérie de 1890-1898 (avec en plus des plans d'études et des programmes de l'enseignement primaire adaptés aux enfants d'indigènes). Le but avoué était le rapprochement des Indigènes des Français par l'usage de la langue dans une perspective positive, à savoir l'amélioration de «leur bien-être, leur hygiène, leurs pratiques, leurs travaux industriels et leurs relations commerciales.11» Ces plans d'études et programmes, comme le souligne Smaali, « furent un projet audacieux, ambitieux, profondément novateur, en assignant à l'école, outre son rôle habituel d'éducation de l’enfant, celui d'un véritable centre élémentaire de civilisation moderne.» (2000 : 35).

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Insuccès patent de la politique de scolarisation prônée par l'administration coloniale, les Algériens voyaient en l'école la porte d'entrée de la campagne d'évangélisation des enfants. L'assimilation et l'acculturation vont faire l'objet d'un rejet consigné dans une pétition adressée au parlement français par un certain nombre de notables du constantinois qui exigent « l'organisation des écoles arabes et l'étude des voies et moyens de les mettre à la portée de tous les musulmans.» (Lacheraf cité dans Smaali, 2000 : 37).

En revanche, le début du XXème siècle consolidera le changement d'attitude des Algériens vis à vis de l'école coloniale qui est sentie comme facteur incontournable pour accéder au marché du travail. Les colonisés prennent donc conscience de l’importance de la scolarisation pour l’avenir de leurs enfants. Ils ont acquis par nécessité, une autre langue, en l’absence de la leur, reléguée à un statut de langue étrangère, et ce aussi parce qu’ils ne pouvaient tolérer le vide intellectuel imposé par l'administration coloniale en place. Bien après, K. Yacine cité dans Fitouri C. (1983 : 136) illustrera assez bien cette situation en affirmant « j’écris en français parce que la France a envahi mon pays et qu’elle s’y est taillé une position de force telle qu’il fallait écrire en français pour survivre, mais en écrivant français, j’ai mes racines arabes ou berbères qui sont encore vivantes».

Après maintes réformes de l'enseignement en Algérie et l'application du plan de scolarisation de 1944, le décret du 5 mars 1949 établit la fusion de l'enseignement des Indigènes avec celui des Européens. La langue arabe, qui connut la marginalisation par les différentes administrations françaises, se repositionne dans le paysage scolaire. Une des commissions du plan suggère même son introduction à tous les paliers du système scolaire et pour les enfants d'Indigènes et pour les enfants d'Européens. Pour réaliser cette recommandation ambitieuse, les responsables se sont heurtés à de multiples obstacles, parmi lesquels la carence d'enseignants bien formés. Reste qu'à partir de 1945 la prise de conscience politique s’affirme progressivement, à telle enseigne que pour les auteurs algériens de l’époque, Paris n’est plus le centre. Ils prennent conscience du drame de leur situation que l'écrivain tunisien Albert Memmi élucide bien : « Ils sont aux prises avec leur pays comme avec l’essentiel d’eux-mêmes. Autochtones, appartenant à ces populations qui n’ont pas d’autre pôle d’attraction, ils en partagent le drame.» (Benrabah, 1999: 61). Leurs écrits selon Benrabah «se caractérisent par une volonté d’expliquer, de témoigner et faire

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comprendre la société algérienne de l’intérieur.12» L’écrivain Mameri K. rappelle à son tour que: « Ce n’est pas parce qu’ils sont allés à l’école et ont appris le français que nos écrivains se sont mis à écrire dans cette langue des poèmes et des romans algériens. C’est parce qu’ils ont vécu leur vie d’Algériens dans les conditions algériennes du colonialisme.13»

Ce mode de vie ne va pas être sans conséquence pour les Algériens vivant sous la colonisation. Selon M. Benrabah, l’origine du conflit entre les deux peuples est à rechercher dans : « la rencontre violente et imprévisible des cultures algérienne et française, et en particulier dans l’intensité des contrastes entre une civilisation traditionnelle et l’autre moderne» (1999 : 62). Au point où Malek Haddad, écrivain algérien cité dans Benrabah (1999 : 66), reconnaît que l’arabe classique est la «langue dont nous avons été sevrés et dont nous sommes orphelins inconsolables.»

Après un temps, les Algériens admettent finalement qu’écrire en français peut éventuellement leur servir à libérer le pays. Un état de fait que K.Yacine illustre par ces propos : « C’est en français que nous proclamons notre appartenance à la communauté algérienne.[…] On ne se sert pas en vain d’une langue et d’une culture universelles pour humilier un peuple dans son âme. Tôt ou tard, le peuple s’empare de cette langue, de cette culture et il en fait les armes à longue portée de sa libération.» (Benrabah, 1999 : 66). Dès 1956, (deux ans après le déclenchement de la guerre de libération du pays), les thèmes prioritaires des écrivains algériens d’expression française sont pour Benrabah : la révolution et l’indépendance. Pour sa part l’écrivain Mourad Bourboune s’exprime sur l’utilité du français dans le contexte colonial. Dans un de ses romans, il fait dire à l’un de ses héros: « Le français, je ne l’ai pas appris dans le ventre de ma mère. Je ne l’ai pas trouvé comme cadeau dans son giron à ma naissance. Mot par mot, j’ai dû le disputer, l’arracher à ceux qui s’en disaient les dépositaires. Ce n’est pas avec vous mais contre vous que nous apprenons cette langue. Vous tendiez au-dessus de nos têtes vos classiques : étincelants et inaccessibles. Vous ne vouliez pas qu’on y mette la main. Nous y sommes parvenus et nous ne le devons qu’à nous-mêmes. Et les voici qui se retournent contre vous. Nous les manions comme des outils. Des outils qui peuvent devenir des armes. Pour comble

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M. Benrabah, op. cité 1999: 61.

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d’ironie, ils ne nous suffisent pas. C’est un vieil arbre mort et respectable. Respectable, mais mort. Alors quand je vous parle français, le français tel qu’on l’entend de ce côté de la Méditerranée : je ne me livre pas; je vous assiège dans votre dernier bastion.» (M. Benrabah, 1999 : 68).