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Emprunts ou xénismes

CHAPITRE 2. L’EMPRUNT LEXICAL ET LE FRANÇAIS AU MAGHREB

2.3. Emprunts ou xénismes

L’un des problèmes fondamentaux liés à la notion de l’emprunt est la délimitation formelle entre emprunt véritable et la citation, xénisme dans la conscience des usagers de la langue. Cette distinction importante permettra à terme de déterminer la configuration du dictionnaire des usages du français au Maghreb. Il n’est pas évident à ce jour pour tout le monde que la totalité des maghrébismes figurant dans les inventaires publiés soient considérés comme des emprunts établis. G. Ndaye Corréard en parlant du Sénégal relève en 1983 que, lorsque deux locuteurs wolophones s’expriment en français, ils peuvent puiser abondamment dans le stock lexical du wolof commun sans rompre l’intercompréhension7

. On peut donc considérer que la fréquence dans les discours écrits ou oraux ne peut pas constituer un critère suffisant pour différencier l’emprunt par rapport au xénisme. Chériguen pour sa part trouve que « la distinction n’apparaît qu’en fonction de celui qui écoute le discours : si le xénisme est compris, il fonctionne comme un emprunt. Inversement, si un emprunt même intégré de longue date n’est pas connu de l’auditeur, il lui arrive de fonctionner comme un xénisme en ce sens qu’il peut nécessiter un complément d’explication» (2002 : 68).

Même si cette distinction n’est pas satisfaisante, elle soulève tout au moins un point crucial, à savoir que des facteurs extralinguistiques doivent être pris en compte. Dans la conception traditionnelle de l’emprunt et du xénisme, Deroy reconnaît la difficulté de tracer les lignes de partage entre les deux: « il n’est pas possible de tracer une limite précise entre les deux catégories. Non seulement l’usage varie selon les époques, mais, à tout moment il comporte un certain flou, que ne supprime pas la tyrannie de la grammaire normative.» (1986 : 224).

Il existe selon l’auteur des degrés d’intégration plus ou moins grands qui permettent de distinguer ces deux catégories en termes « qui gardent leur air étranger » dans son usage par les locuteurs, xénismes, et ceux définitivement adoptés, les 7

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emprunts. En revanche, dans le cas du Maghreb, le statut de locuteur natif de langue française ou non natif fait que l’emprunt est emprunt ou xénisme.

Le lexicographe maghrébin devant la contrainte de classer les « mots voyageurs » en fonction de leur degré d’intégration, opte pour la proposition de Queffélec. Ce dernier propose des critères de classement pratiques qui permettent de les différencier. De ce fait, il rigidifie les oppositions et introduit « une dichotomie brutale entre ces deux catégories qui constituent en fait les deux pôles du continuum.» (A. Queffélec, 2000 : 284).

Les descripteurs ont décidé de différencier les deux notions sur des critères de fréquence d’emploi, seuls à leurs yeux valables pour les lexiques régionaux du Maghreb ou d’Afrique. Ce qui a rendu difficile cette opération, c’est le fait que l’emprunt conserve une partie des traits qui le caractérisaient dans sa langue d’origine. 2.3.1. L'emprunt de nécessité ou dénotatif

On emprunte ce dont on manque. L’emprunt se justifie donc par un besoin; la réalité et la force du besoin linguistique sont à l’origine de tout emprunt. Il s’agit donc de rendre compte ici des lexies utilisées pour pallier les lacunes dans la langue d’accueil. Ces emprunts sont nombreux et couvrent essentiellement les champs sémantiques des traditions. Diffusés par les médias et parfois même par l’école, ils sont représentatifs du fonds commun du français local, relevant de la compétence passive et active de l’ensemble des locuteurs maghrébins.

Ainsi, l'arabe, apparaît aussi bien dans la presse que dans la littérature, sans aucune glose. L’emprunt de nécessité ou nécessaire signifie que la communauté linguistique accepte la notion ou l’objet avec le nom étranger qui l’accompagne. A cette fin, il permet aux usagers de communiquer et parallèlement ne suscite aucune passion. Dans le cas contraire, le sujet parlant recourt à un procédé périphrastique ou à une traduction ou à un procédé de simplification.

L’emprunt devient ainsi nécessité quand il désigne des réalités culturelles maghrébines que le français standard ignore. Les locuteurs francophones au besoin empruntent des termes ou concepts en lieu et place d’une périphrase. Ce procédé, qui se justifie soit par «un souci de clarté [soit par] paresse de l’écrit.» (L. Deroy, 1956 : 139). D’ailleurs même les puristes de l’hexagone reconnaissent avec raison le besoin

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que le système linguistique manifeste en présence d’un emprunt lexical quand il «remplace [selon Deroy] une périphrase gauche et lourde.»

En résumé, un emprunt justifié, c’est-à-dire un terme local utilisé pour désigner les objets de la vie courante, l’alimentation, la faune et la flore possède de fortes chances d’être intégré dans le système linguistique français pareillement aux autres français régionaux ou endolingues.

Ainsi nous citerons comme exemples : Degla : « datte molle ». (Algérie)

Si la campagne précédente a été désastreuse et a vu près de 80% de la production de la Deglet-nour détruite par les pluies… (El Watan, 11/01/1996).

Aïta : « type de musique et de chants arabes populaires ». (Maroc)

Le duo Naïma Bouhmala et Redouane Kinana dans la aïta, un voyage à travers les temps. (Le Matin du Sahara. Magazine, 13/12/1992).

Blah : « dattes encore insuffisamment mûres ». (Mauritanie)

On nous sert d’emblée de bonnes dattes rouges : « blah », mais les dattes nous dit-on, c’est une autre histoire. (Mauritanie Nouvelles, 2/08/ 1992).

Haleb : « gobelet, récipient utilisé pour boire ». (Tunisie)

On mura Habiba, ne lui laissant qu’un trou pour respirer et pour lui faire passer un morceau de pain ou un halleb d’eau. (Guellouz, 1982 : 133).

2.3.2. L'emprunt facultatif

Les linguistes considèrent ce type d’emprunt «facultatif» ou «de luxe », comme des emprunts lexicaux inutiles parce qu’une «désignation existe ou est possible dans la langue emprunteuse.» (L.Deroy, 1956 : 172). Dans ce cas, il n’y a pas un besoin matériel d’emprunter des mots ou concepts aux langues concurrentes dans le champ linguistique vu que ces lexèmes ont des équivalents en français de référence. Mais Y. Derradji remarque que dans certains cas « l’équivalent de langue française ne reflète que de manière très imparfaite la réalité désignée ou le référent dénoté.» (1991 : 72). Pour illustrer son assertion, il cite l’exemple de moussebel qui a comme équivalent dans la langue française: maquisard, alors que pour un sujet algérien on est en présence de deux sèmes: «don de soi» et «sacrifice» pour une cause noble. Derradji estime aussi que s’il n’y avait pas nécessité de désigner « l’élément référentiel par le mot arabe,

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l’emprunt n’existerait pas.8» En revanche, un autre besoin, affectif constate Deroy, est aussi à prendre en considération. Ce besoin englobe «certains cas d’emprunts très près de l’utilité matérielle et d’autres qui en sont aussi éloignés.» (1956 : 172).

L. H. Gray, cité par L. Deroy9, explique cette attitude par le fait « que tout mot emprunté l’est pour une raison qui semble bonne et suffisante à l’emprunteur.»

Ainsi les signifiés employés possèdent chacun un signifiant en français standard ; au lieu de l’employer, les locuteurs bilingues empruntent le signifiant arabe.

Plus pragmatique D. Gaadi (1995 : 134-135) qui a travaillé sur le français en usage au Maroc explique ce comportement par :

a) une économie dans la communication:

L’équivalent français est composé de 2 mots et plus, le sujet emprunte alors le signifiant composé d’un mot simple comme :

Sni au lieu de: plateau en cuivre. (Français en Algérie, 2002, 507).

Haïk au lieu de: longue pièce d’étoffe rectangulaire dans laquelle se drapent les femmes musulmanes.

b) une nuance de sens :

Le mot en langue française n’a pas exactement le même sens que celui de la langue arabe, ce que Y. Derradji a développé dans son article sur le français en Algérie cité supra.

Ex: Hogra: «iniquité, humiliation».

Ouma: «ensemble de la communauté musulmane».

L’emploi donc de ces lexèmes empruntés aux langues locales en lieu et place de leurs équivalents en français sert à notre sens à renvoyer peu ou prou à la réalité maghrébine que tout emprunteur potentiel tente de dénoter avec pour seul souci de pénétrer dans l’esprit de l’auditeur ou du lecteur, lui aussi maghrébin.

8 Y. Derradji, op.cité, 1999 : 73. 9

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PARTIE: ETUDE HISTORIQUE, LINGUISTIQUE ET

SOCIOLINGUISTIQUE

CHAPITRE 1. LA POLITIQUE LINGUISTIQUE DE LA FRANCE