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CHAPITRE 3. LES LANGUES EN PRESENCE AU MAGHREB ET LEURS

3.1. Algérie

3.1.2. Le bilinguisme

Bilinguisme un mot difficile à définir vu qu’il a toujours été approché en tant que phénomène purement linguistique et que la toile de fond, qui lui donne son relief, est tissée à partir « des composantes sociales, culturelles, politiques, économiques, psychologiques, religieuses...» (W. F. Mackey, cité par C. Fitouri, 1983 :115). Sans nous appesantir sur les diverses définitions du bilinguisme, nous retiendrons pour sa simplicité celle proposée par W.F Mackey: «par bilinguisme, j’entends la pratique de

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deux langues ou davantage par qui que ce soit à quelque moment que ce soit.» (C. Fitouri, 1983 : 121). En ce sens, le bilinguisme ne peut être décrit en restant à l’intérieur de la linguistique pure, « il faut en sortir » note W.F. Mackey.

L’Algérie recouvre son indépendance après 132 ans passés sous le joug du colonialisme français avec comme tribut, à l’instar des pays occupés par la France, la langue française et une minorité bilingue «dans une situation de diglossie [alors que] la grande masse ignore la langue du colonisateur. » (L.Calvet, cité dans J. F Hamers / M. Blanc, 1983 : 250). Et dès cet instant, le problème du bilinguisme a commencé à préoccuper les responsables et intellectuels de l’époque. Il y avait, chez ces décideurs, ce désir de continuer à parler aux autres avec leurs langues, tout comme l’avaient si bien fait durant la période coloniale, journalistes, écrivains et hommes politiques algériens. C’est sans aucun doute dans ce but que les responsables dès la libération du pays ont choisi de maintenir au côté d’une presse arabe, une presse française.

De 1962 à 1980 : En dépit d’une présence effective de la langue française à l’école, dans l’administration et aux divers niveaux de l’activité sociale la volonté de recouvrer le véhicule de la culture nationale (l’arabe) a été le premier acte de l’Algérie indépendante. Ceci ne pouvait se réaliser sans heurts car deux cultures représentées par deux langues concurrentes dans le paysage linguistique algérien étaient appelées à se confronter. En effet, le débat entre arabisation et bilinguisme atténuait la lutte menée contre la dépendance culturelle. Cette lutte est un prolongement de celle « contre la dépendance politique et économique.» (Chikh, 1994 : 17). Ce qui donne des positions opposées : les uns acceptent de recourir à un «bilinguisme consenti » et « durable à même de permettre de bénéficier des expériences pédagogiques extérieures et de la production scientifique des autres sociétés », et les autres jugent plutôt nécessaire de «préserver l’identité nationale et de renforcer l’intégration de la société par l’unité de formation.» (1994 : 17).

L’arabisation a consisté à introduire dans le système scolaire national la langue arabe comme langue d’enseignement dans les trois cycles (primaire, moyen et secondaire). Elle est donc enseignée comme langue officielle, un statut qu’elle n’avait pas durant la présence française sur le sol algérien. Le Président Boumediène déclarait en son temps : « L’enseignement, même s’il est d’un haut niveau, ne peut être réel que lorsqu’il est national, la formation fût-elle supérieure, demeure incomplète, si elle

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n’est pas acquise dans la langue du pays. Il peut même constituer un danger pour l’équilibre de la nation et l’épanouissement de sa personnalité. Il peut également engendrer des déviations qui risquent d’entraver une saine et valable orientation» (Benrabah M., 1999 : 102). Dès cette époque, la langue arabe entre en concurrence avec la langue française, ce qui impose un «bilinguisme circonstanciel [qui] doit à terme céder la place à une arabisation assumant à la fois l’identité nationale et le développement ; une arabisation qui peut dialoguer à égalité avec les autres langues.» (Chikh, 1994 : 17). Mais pour en arriver là, il était encore prématuré de se débarrasser de la langue de l’autre, le français, et ce comme l’avait souligné T. Ibrahimi dans une conférence donnée aux cadres syndicaux en février 1972: « Pendant une longue phase, nous avons besoin de la langue française comme une fenêtre ouverte sur la civilisation technicienne en attendant que la langue arabe s’adapte au monde moderne et l’adopte et que l’Algérie forme ses propres cadres arabisants.» (cité dans S. Chikh, 1994 : 17). Ainsi, en plus des stigmates du passé d’appartenance à la langue française restaient vivaces dans la mémoire collective. Deux langues (arabe et française) symboliquement conflictuelles coexistent dans le paysage linguistique algérien.

De 1981 à 1998 : Les responsables algériens voulaient certes que «le français ou tout autre langue étrangère soit enseignée en tant que langue [mais] que toutes les autres matières soient enseignées en arabe sans aucune restriction.» (Cheriet, A., 1983 : 56). En 1980, les francophones représentaient selon les estimations de Saadi (1995 : 131) 51% de la population. A ce chiffre, il faut ajouter les 800.000 émigrés algériens sur le sol français qui contribuaient un tant soit peu à la diffusion du français parmi les membres de leurs familles respectives.

La presse, l’édition et diffusion du livre, la radio, les émissions de télévision (longs métrages de fiction, séries américaines, documentaires) utilisent la langue française. S’y ajoutent, au début des années 90, les chaînes françaises diffusées par satellite dont les émissions sont passionnément suivies par les téléspectateurs algériens. Toutes ces données nous permettent de voir sans conteste la place privilégiée assignée à cette langue. Dans ces conditions, l’arabisation, serait selon G. Grandguillaume, le cheval de Troie de la francisation. En effet, tandis que «la société s’arabise officiellement depuis l’indépendance [et] par divers mécanismes» et que l’arabe, langue officielle, est désormais la langue d’enseignement de l’école fondamentale à l’université,

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paradoxalement le français «se répand davantage que pendant la colonisation. » (Saadi, 1995 :132).

Démocratisation de l’enseignement aidant et au vu des bilans quantitatifs établis par l’UNESCO pour 1989, sur 84% «des enfants scolarisés de 6 à 15 ans, un dixième accédera à l’université» rapporte Saadi (1995). Nombreux donc sont ceux qui pour Saadi accèdent «à l’écrit en arabe et en français.» A l’écrit donc, le bilinguisme se manifeste par une complémentarité entre la langue française et la langue arabe en tant que langues de prestige d’où est bannie l’alternance codique propre à l’oral. Néanmoins, les spécialistes que Saadi citent, analyses qualitatives à l’appui, sont moins optimistes puisqu’ils déplorent sans conteste «la dégradation, autant en arabe qu’en français» (1995 :132) du système éducatif algérien.

On est en voie de passer ainsi d’un bilinguisme reconnu à un monolinguisme où l’arabisant monolingue selon Saadi «doit se franciser pour accéder» à la science, la technologie, la technique etc. Entreprise difficilement réalisable quand on sait la situation dans laquelle se trouve cette langue en Algérie. Oukaci Lounis illustre parfaitement l’état de cette langue en déclarant que « le français s’éteint d’année en année.» (Liberté du 10-11/07/1998). Les difficultés scolaires en cours de français sont vraisemblablement un facteur de rejet de cette langue et de ce qu’elle véhicule. C’est pourquoi, il est impératif de veiller à un enseignement du français langue étrangère de qualité, de manière à ce que les jeunes puissent penser qu’«être ou ne pas être francophone ne signifie pas parler ou ne pas parler « bien » mais surtout se l’approprier.» (Laroussi in H. Naffati, 2000 : 123).