• Aucun résultat trouvé

Des femmes à la périphérie des factums ?

CHAPITRE INTRODUCTIF : Présentation des sources et de la méthode

B. Des factums pour réfléchir à la place des femmes dans la société

2. Des femmes à la périphérie des factums ?

Plusieurs choix s’offrent à l’historien qui cherche à rassembler un corpus de factums

comprenant des personnages féminins. Il peut rechercher les factums rédigés à la demande de femmes ou pour défendre des femmes. Ce type de document est-il fréquent ? La place des femmes devant la justice est théoriquement limitée. Les femmes mariées sont en effet soumises à la puissance maritale et ne sont pas aptes à défendre leurs droits seules face à la justice. Les mineures sont, elles, sous puissance paternelle. Veuves et filles majeures sont néanmoins amenées à se défendre seules. En outre, de nombreux couples plaident conjointement. L’époux et l’épouse apparaissent alors dans l’intitulé du factum. Une femme peut être aussi autorisée par son mari à plaider seule. On admet qu’une femme défende son mari emprisonné85… Les femmes séparées plaident également sans leurs époux. Malgré la norme, qui limite la place des femmes face à la justice, de nombreux factums sont ainsi rédigés pour elles.

Si l’on considère un échantillon de factums où des femmes sont présentes dans l’intitulé, on observe qu’elles sont plus souvent actives que passives. En effet, sur un échantillon de 179 factums, 103 sont rédigés pour défendre des femmes, mais elles ne sont présentes dans la partie adverse que dans 86 cas. Les femmes sont néanmoins le plus souvent accompagnées que le factum soit rédigé en leur faveur ou contre elles.

85 On peut citer un factum daté de 1773 : Mille, de La Morandière, Bailleux, Mémoire à consulter et consultation pour madame de Montieu, femme du sieur de Bellegarde, stipulante... pour son mari..., S. l. n. d.

45

Tableau 1 : Les femmes dans les intitulés de factums (179 documents étudiés)

Femmes présentes dans l’intitulé

Nombre de factums Part des factums

consultés (%) Mémoire pour 103 57,5 Femme seule 34 19 Femme accompagnée 69 38,5 Mémoire contre 86 48 Femme seule 18 10,1 Femme accompagnée 68 38

Nous pouvons aussi étudier les factums où les femmes ne sont pas les actrices principales mais des personnages secondaires… Elles peuvent être des témoins de l’affaire ou simplement évoquées. L’étude du récit des factums permet ainsi de repérer de nouveaux personnages féminins dont on peut analyser la place dans la procédure judiciaire et la société. La prise en compte de l’ensemble des personnages féminins permet de considérer un éventail social plus large en incluant par exemple nourrices, mendiantes ou sages-femmes,…

Les femmes n’interviennent cependant pas à la première personne. Les factums étudiés, s’ils peuvent défendre des femmes, ne sont pas écrits par elles. Les avocats les représentent comme des personnages d’un récit. Un seul factum utilise la première personne dans la première partie. Il s’agit d’un factum daté de 1773 rédigé pour la dame de Montieu qui défend son frère et son mari : « Je suis bien sûr qu’il n’en est aucun qui ne se dise à lui-même : « Si mon fils, ou moi-même, nous étions accusés comme son mari, jugés comme lui, nous bénirions le Ciel d’avoir une femme ou une fille qui tint ce langage. »86

. On perçoit néanmoins la présence de l’avocat et rien ne permet d’envisager que ce texte est réellement écrit par l’intéressée. La présence d’écriture à la première personne tend à se développer dans les années 1780 sous l’influence de la confession rousseauiste87

. Le sujet insiste sur son

86Ibid., p. 52-53. 87

MAZA Sarah, Vies privées,… op. cit., p. 287-289. L’écriture à la première personne est cependant présente dès les années 1730. Un mémoire pour la demoiselle Cadière contre le père Girard est ainsi entièrement rédigé à la première personne et signé par elle en 1730-31. Je remercie Jack Thomas de m’avoir communiqué cette

information. Voir aussi LAMOTTE Stéphane, L'affaire Girard-Cadière : un fait divers à l'épreuve du temps, de

1728 à nos jours, Montpellier, 2011. Université de Montpellier 3 : thèse de doctorat, Histoire, sous la direction de Michel Henri .

46

innocence et sa sincérité. Mais là encore, nous avons à faire à un procédé rhétorique. Il peut d’ailleurs être dénoncé par l’adversaire. C’est ce que fait l’avocat du curé Sauvageot dans un

factum daté de 1786 : « Dans ce mémoire qui paroît être signé de la fille Pautigni, (quoiqu’elle ne sache pas écrire, & que ce soit par conséquent un faux) on débute par insinuer que le sieur Sauvageot a été soupçonné d’un vol »88. Hervé Leuwers souligne que ce procédé est aussi employé par Robespierre dans un factum rédigé en 1786 pour la veuve Mercer. Le mémoire est signé de la veuve et la parole passe sans cesse de l’avocat à sa cliente. Robespierre se charge de la démonstration juridique et sa cliente insiste sur ses souffrances89. Si nous étudions la place des femmes dans les factums, il faut le faire à travers l’analyse d’une écriture masculine. La licence de droit qui permet d’exercer l’activité d’avocat ne peut être attribuée qu’aux hommes catholiques. La possession du titre d’avocat n’entraîne pas nécessairement l’exercice d’une profession d’avocat au palais de justice ou au cabinet. Il permet d’exercer des fonctions publiques. Des avocats ad honorem vivent de leurs rentes ou exercent une activité sans rapport avec le barreau90. Par contre, certaines écritures et plaidoyers peuvent être confiés à des procureurs. S’il n’y a donc pas d’avocats féminins, la présence d’un discours féminin représenté dans les factums conduit à s’interroger sur leur impact sur les lecteurs. Dans quelle mesure légitiment-ils une éventuelle participation des femmes aux fonctions publiques ? Tracey Rizzo, pense que la mise en scène de femmes agissantes dans les Causes célèbres (qui sont des réécritures de factums) prépare les mentalités à une revendication d’une parcelle de pouvoir civique plus importante par les femmes lors de la Révolution91.

[en ligne sur Internet]. Disponible sur http://www.biu-montpellier.fr/florabium/jsp/nnt.jsp?nnt=2011MON30053. 88 Robert, Mémoire pour Jean-Baptiste-Louis-Etienne Sauvageot, curé du bourg et paroisse de Monceaux-le-Comte, défendeur, contre François Pautigni, garde-forestier, et Jeanne Pautigni, sa fille, demandeurs, Moulins, imp. De E. Vidalin, 1786, p. 7. Voir aussi p. 19 : « elle fait trophée de son mémoire, il est dès-lors de toute justice que l’offense, à laquelle elle se livre, sous prétexte de demander elle-même raison d’une offense, soit punie ; & cette punition est d’autant plus juste que cet écrit à le caractère du faux le plus manifeste, puisqu’il fait mention de la signature de la fille Pautigni qui ne sait même pas signer, & que par conséquent c’est un libelle imprimé & distribué sous son nom par un ennemi secret ».

89 Réplique pour dame Marie Sommerville, veuve de M. George Mercer, colonel au service de la Grande-Bretagne, & lieutenant-gouverneur de la Caroline-Sud. Contre Louis Buffin, George Panot, marchands, Thomas Boursier, cordonnier, Claire Herbert, veuve Göemaert, & Laurence Wallet, marchandes de modes, demeurans à Saint-Omer, Arras, imp. De la vve Michel Nicolas, 1786, AD Pas-de-Calais, Barbier C 1695, cité par LEUWERS Hervé, « Les factums de l’avocat Robespierre. Les choix d’une défense par l’imprimé. », AHRF n°1-2013, p. 10. 90 LEUWERS Hervé, L’invention du Barreau Français… op. cit., p. 17 et 21.

47 Un autre biais à prendre en compte pour analyser la place des femmes dans les factums est la place du stéréotype. Le récit des factums est « fictionnalisé » et influencé par les genres littéraires à la mode, en particulier le théâtre et le mélodrame. Sarah Maza a souligné cette porosité entre les manières d’écrire les factums et les autres formes de littérature92. Les personnages présentés sont stéréotypés. L’auteur cherche à faire entrer ses clients et ses adversaires dans des stéréotypes sociaux appréciés du public : l’aristocrate débauché, l’héroïne virginale, l’homme sensible harcelé par ses ennemis… Dans ce contexte, on peut s’attendre à ce que les factums rendent compte de différences dans les représentations des hommes et des femmes. Qu’est-il attendu en fonction des sexes ? Y a-t-il des différences en fonction des milieux sociaux ? Contrairement à l’auteur de roman, l’auteur du factum doit toujours partir de faits réels. L’écriture du factum s’élabore dans une tension entre faits réels et nécessité d’en présenter une image valorisable devant la justice. Les factums permettent ainsi de repérer quelles valeurs et qualités sont perçues comme positives ou négatives par la société, et à l’inverse ce qui est perçu comme le plus négatif. Maurice Daumas a montré que la mesure et la modération doivent être alliées à la fermeté dans la défense de l’honneur tandis que la colère, l’ambition, la démesure sont très négativement connotées93

. Quelles stratégies l’avocat peut-il employer lorsque les faits ne correspondent pas avec l’image qu’il souhaite donner de ses clients ? L’étude des factums peut contribuer à l’histoire des femmes en s’interrogeant sur l’écart entre représentations des femmes et réalités, entre les normes et les pratiques. Pour cela, je m’autoriserai à citer abondamment des extraits des mémoires judiciaires étudiés tout au long du développement de la thèse94. La spécificité de la source et son mode d’écriture particulier doivent pouvoir être bien appréhendés par le lecteur afin qu’il se fasse une idée plus précise de la manière dont on peut exploiter ce type de source. C’est bien souvent en prêtant attention aux détails et à la mise en avant d’arguments qui peuvent sembler superflus par les avocats, que l’on peut se poser des questions nouvelles sur l’évolution des mentalités.

92 MAZA Sarah, Vies privées,… op. cit., p. 60-62.

93 DAUMAS Maurice, L’Affaire d’Esclans… op. cit., p. 40. 94

J’ai choisi de ne pas modifier les extraits de factums reproduits en conservant l’orthographe de l’époque. Lorsque l’italique est employé, il est employé aussi dans le factum d’origine. J’ai parfois souligné certains éléments des citations. Je le précise à chaque fois en note infra-paginale.

48

II. CONSTITUER UN CORPUS : PROBLEMES ET

METHODE

Les femmes sont bien présentes dans les factums, encore faut-il être en mesure de les trouver. Elles sont absentes de l’introduction du catalogue des factums de la Bibliothèque nationale de France rédigée par Augustin Corda :

« Artisans, bourgeois, gentilshommes, aventuriers, prélats, gens de robe et d’épée, tous pressés et confondus, y défilent sous nos yeux. Avec ces pièces, nous pénétrons dans le secret de la vie intime de nos pères : nous assistons à leurs luttes, à leurs souffrances, à leurs misères. Ce spectacle, si humain et si vrai, ne saurait nous laisser indifférents, et il mérite en particulier toute l’attention de l’historien. »95.

Il met certes en avant l’intérêt des factums ou mémoires judiciaires, pour qui s’intéresse à l’histoire sociale de l’Ancien Régime, mais il souligne aussi l’importance de la présence masculine dans ces documents, que ces derniers en soient les auteurs, les destinataires ou les commanditaires. Les factums traduiraient « les inégalités de type juridique, civil, social et la dépendance totale du féminin au masculin » propres à cette époque96. Il convient de s’interroger plus avant sur l’impression d’invisibilité des femmes dans les factums qui se dégage du catalogage et la manière dont on peut y pallier pour constituer un corpus de documents à étudier cohérent.