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Le couple dans les factums d’avocat : quel rôle pour l’épouse ?

CHAPITRE 2 : LE COUPLE UNI FACE A LA JUSTICE LA JUSTICE

B. Face à l’héritage

B. Face à l’héritage

La solidarité des deux membres du couple se manifeste aussi face à l’héritage. L’accord est recherché entre mari et femme dans les stratégies de transmission. La survie de l’époux survivant est aussi prise en compte.

Les factums se réfèrent souvent à des héritages transmis par des couples. Il n’est pas fait de différence entre le mari et la femme. Ainsi, on peut lire dans un factum daté de 1774 : « Depuis nombre d’années les intimés sont chargés de faire les ouvrages de maçonnerie qui sont nécessaires aux bâtiments dépendans des successions du sieur Louis Leblanc & de Marie-Magdelaine Duru, sa femme. »85 et dans un autre daté de 1778 : « Nicolas & Marin Crouzet exposèrent que leurs maisons & héritages avoient appartenu à Jean Crouzet & Jacqueline Coqu sa femme, leurs ayeuls »86. De nombreux factums montrent les époux déterminer ensemble les modalités de répartition de l’héritage entre les enfants.

Les rares citations d’exhérédations montrent aussi le couple uni dans ce choix. Nicolas Lemonde et Marie-Anne Lonchamp déshéritent ainsi leur fille, Marguerite, car elle s’est

83Ibid., p. 12.

84 Sur le projet de Cambacérès proposé à la Convention le 22 août 1793, on peut lire BURGUIÈRE André, Le

Mariage et l’Amour,… op. cit., p. 213-215. Il cite le Moniteur, t. XVII, séance du 22 août 1793. 85

Berchet, Précis sur délibéré pour la veuve Tessier, Michel et Bernard Tessier, maçons associés, intimés, contre Etienne-Denis Chalot, charpentier à Villiers-le-Bel, appelant, P.-G. Simon, 1774, p. 2-3.

86 Cothereau, Mémoire pour Marguerite Crouzet, veuve d'Antoine Lemaire, parente du côté paternel et héritière de Catherine-Françoise-Reine Crouzet, veuve d'Antoine Vasse, contre François Lemercier, se disant parent maternel et héritier de ladite veuve Vasse, Louis Joron... Pierre Leval et Louis Leval... et Jean Chantrelle et Marguerite Vaudré, sa femme..., imp. de P.-M. Delaguette, 1778, p. 3.

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remariée sans leur consentement. Pour cela ils font une déclaration conjointe devant un notaire de Bar : « Ce mariage étant une injure sensible audit Lemonde & sa femme […] déclarent qu’ils exhéredent leur fille, & la privent de tout droit, part & portion qu’elle pourroit prétendre dans leurs biens & successions. »87. Pour invalider l’exhérédation, la fille remariée doit montrer qu’il n’y a pas de réelle unanimité, que sa mère a été contrainte par son père et qu’elle lui a pardonné lors d’une cérémonie informelle qui annule l’exhérédation :

« Il a contraint Marie-Anne Longchamp sa femme de déshériter, conjointement avec lui, Marguerite Lemonde leur fille. Mais bientôt la nature plus puissante a repris tous ses droits dans le cœur de la mère, qui a rendu toute sa tendresse à sa fille. La réconciliation suffiroit seule pour anéantir, au moins à son égard, un acte toujours odieux, lors même que la peine est justement méritée»88.

Le consentement des deux parents est donc fondamental. On ignore l’état véritable des relations entre la fille et la mère car le factum est rédigé pour défendre la fille alors même que la mère est décédée et ne peut donc plus témoigner.

L’idée que les époux doivent décider ensemble de la transmission des biens du couple peut conduire à laisser une place importante à la femme. Il peut arriver qu’une femme soit autorisée à tester à la place de son mari si celui-ci est menacé de sénilité. C’est le cas de Marie-Marguerite Desseinges en Artois en 1773 :

« Le sieur Carlier parvenu au plus grand âge, étoit devenu imbécile, lorsque sa femme, pour satisfaire à la coutume, requit son autorisation à l’effet de tester. La réponse de ce vieillard, consignée dans le procès-verbal du 11 mars 1772, fut que sa femme croyoit apparemment qu’il alloit mourir. La Dame Carlier, autorisée par Justice, a fait son testament le 20 Mars 1773. »89.

87 Lafores, Mémoire pour Antoine Bonet et Marguerite Lemonde, sa femme, appellans contre Nicolas et

Marie-Anne Gagneux, mineurs émancipés, procédant sous l'autorité du nommé Drouin, leur curateur, contre ledit Drouin, audit nom, et curateur à la prétendue substitution, contre Paul Mourot, et Marie-Anne Lemonde, sa femme, Jean-Baptiste Bedou et Thérèse Lemonde, sa femme, Antoine Estribaut et Anne Lemonde, sa femme, intimés, de l'imp. de L. Cellot, 1777, p. 4-5.

88Ibid., p. 2.

89 Belot, Précis pour M. Nicolas Prevot, notaire à Arras, et dlle Caroline Camus, sa femme, et pour Marie Boniface Camus, procédant sous l'autorité de M. Camus Prevot, prêtre, bénéficier de la cathédrale d'Arras, son curateur, appelants, contre Pierre-Louis Caplain et Catherine Le Cocq, sa femme, Joseph Dubus et Marie-Joseph Le Cocq, sa femme,... intimés, imp. de L. Cellot, 1779, p. 2.

99 C’est parce que ce testament est contesté par les neveux et nièces de la dame Carlier qu’un

factum est rédigé. C’est bien le contenu du testament qui est discuté et non pas l’autorité de l’épouse.

La solidarité du couple face à l’héritage se voit aussi lors des donations entre époux. C’est la démarche que suivent Jean-Baptiste Brisson et Élisabeth Soucat, conformément à la coutume du Poitou :

« lesquels étant en parfaite santé, n’ayant point d’enfans de leur mariage, & voulant procurer au survivant d’eux le moyen de passer ses jours avec plus d’aisance & de commodité, se sont fait don mutuel égal & réciproque au survivant d’eux, de tous les biens meubles qui formeront la communauté dentr’eux, au décès du prémourant, & ceux qui sont réputés tels par la Coutume qui régit les Parties, & les acquêts & conquêts immeubles de ladite communauté ; pour jouir par le survivant desdits meubles & effets réputés tels, en tous droits de propriété, & desdits acquêts & conquêts immeubles, la vie durant du survivant […] Brisson & sa femme étoient l’un & l’autre dans la confiance que ce qu’ils acquerroient alors ensemble appartiendroit au survivant. »90.

Ce don mutuel n’aurait pas donné lieu à un factum si la famille ne l’avait contesté en demandant sa nullité pour n’avoir pas été insinué dans les temps. Ces donations ne sont cependant pas toujours légales et admises de manière coutumière. Dans la pièce de Molière,

Le Malade imaginaire, écrite en 1673, le notaire auquel s’adresse Argan pour léguer ses biens à sa femme Béline s’oppose à sa volonté : « La coutume y résiste. Si vous étiez en pays de droit écrit, cela se pourrait faire ; mais à Paris, et dans les pays coutumiers, au moins dans la plupart, c’est ce qui ne se peut, et la disposition serait nulle »91

. La coutume de Paris accepte le principe des dons mutuels en usufruit : « La femme douée du douaire préfix d’une somme de deniers pour une fois, ou d’une rente, si, durant le mariage, est fait don mutuel, jouit après le trépas de son mari, par usufruit de la part des meubles et conquêts de son dit mari ; et sur le

90 de La Fournière, Insinuation des dons mutuels usufructuaires. Un don mutuel fait pendant le mariage entre mari et femme, dans une coutume où le don mutuel ne comprend que la propriété des meubles et l'usufruit des conquêts, est-il nul faute d'insinuation dans le bureau établi près le siège qui a la connaissance des cas royaux ? (Mémoire pour Jean-Baptiste Brisson, laboureur à Soudey-Sainte-Croix en Champagne, contre Jacques Le Clerc et consorts, intimés, en présence de Martin Brisson, imp. de Chardon, 1776, p. 4-5.

91 Molière, Le Malade imaginaire, 1673, acte I, scène VII. Cité par BARBICHE Bernard, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, 1999, p. 62

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surplus des biens dudit mari, prend sondit Douaire, sans distinction ni confusion »92. On retrouve une trace d’un don de ce type entre Antoinette-Claude Bordet et Michel-Léonard Croisnu dans un factum daté de 177993. Si le principe de ces donations semble très réglementé, Scarlett Beauvalet-Boutouyrie souligne que l’analyse de la pratique notariale témoigne d’une importante souplesse. Les donations entre époux suivent des combinaisons diverses et sont plus courantes que ce qui est prévu par les coutumes. A la même époque on assiste à une augmentation des sommes versées aux veuves par augment de dot ou préciput94. La pratique du don mutuel progresse pendant la Révolution. Philippe Daumas, dans son étude sur les relations familiales à l’époque révolutionnaire, remarque une multiplication importante dans les donations entre vifs, plus particulièrement entre époux, dans les archives notariales d’Île-de-France à partir de 1790-179495

.

Lorsque cela est possible, l’épouse peut aussi être avantagée par testament96. C’est le cas de la dame Martin, en Franche-Comté :

« Son fils mourut au berceau. Le père, en 1770, fit un testament ; il institua sa fille pour son héritière. Sa femme lui avoit toujours donné trop de marques de tendresse, pour qu’il ne songeât point à elle. Il l’institua son usufruitière ; mais ce qui prouve le plus d’estime qu’un mari doit à une femme vertueuse, c’est que le sieur Martin laissa à la sienne un empire presque absolu sur sa fille ; il voulut que si elle se marioit contre le gré de sa mère, elle ne pût prétendre que sa légitime, & que sa mère disposât du surplus des biens. »97.

92Coutume de Paris, t. III, art. 256, Cité par BEAUVALET-BOUTOUYRIE Scarlett, Être veuve sous l’Ancien Régime, Paris, Belin, 2001, p. 206-207.

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Delafortelle, Mémoire pour Pierre-François Calais… op. cit., p. 2-3 : « Pour cause d’estime & de singuliere considération, ledit sieur futur époux fait donation entre-vifs à la demoiselle future épouse, de tous les biens, meubles & immeubles, propres, acquêts & conquêts, qui se trouveront appartenir audit sieur futur époux lors de son décès, pour ladite future épouse en jouir en usufruit sa vie durant seulement […] Sous l’autorisation de ses père & mere, la future épouse fait pareille donation universelle en usufruit au profit du sieur Croisnu. ».

94 Voir BEAUVALET-BOUTOUYRIE Scarlett, Être veuve sous l’Ancien Régimeop. cit., p. 206-207 et p. 258, 266. Elle ajoute que « la question de savoir si la veuve est en droit de cumuler douaire et don mutuel a été longuement discutée, mais jamais tranchée. ».

95 DAUMAS Philippe, Familles en révolution. Vie et relations familiales en Île-de-France, changements et continuités (1775-1825), PUR, 2003, p. 269.

96 Dans la région de Montpellier, presque tous les testaments comportent des clauses avantageuses pour les veuves. Voir HILAIRE Jean, La Vie du droit, Paris, PUF, 1994, p. 80 et « L’Évolution des régimes matrimoniaux dans la région de Montpellier au XVIIe et XVIIIe siècles », Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 1966, fasc. 27, p. 13-194. Voir

aussi BEAUVALET-BOUTOUYRIE Scarlett, Être veuve sous l’Ancien Régime… op. cit…, p. 216.

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Du Tillet de Loinville, Mémoire pour le sieur Jean-Etienne Roi, avocat en parlement, et demoiselle Jeanne Noirot, sa femme, avant veuve du sieur Mathieu Martin,... contre les nommés Courderot, Barbier et autres. Accusation de suppression de part, (Paris) : imp. de Demonville, 1787, p. 6-7.

101 Là encore, c’est le désaccord de la famille du sieur Martin qui conduit au procès. Ces pratiques vont à l’encontre de toutes les coutumes qui témoignent de la hantise de voir les biens transportés d’une famille à l’autre. Il s’agit de contrer « les excès du mutuel amour » dénoncés par Cujas98. Les conflits représentés dans les factums voient s’affronter des discours sur la force des liens du sang et la force du lien conjugal. Un tel débat n’est pas propre à la fin du XVIIIe siècle. Il se retrouve dans des factums du XVIIe siècle, rédigés dans le cadre d’un appel devant le Conseil du Roi, que Marion Lemaignan a étudiés99. Néanmoins, la pratique accrue des donations entre époux semble aller de pair avec une valorisation de la relation de couple au XVIIIe siècle, déjà mise en avant par les historiens100. Elle témoigne du caractère central que prend le couple dans la hiérarchie familiale et dans le modèle des relations sociales101.