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Le couple dans les factums d’avocat : quel rôle pour l’épouse ?

CHAPITRE 2 : LE COUPLE UNI FACE A LA JUSTICE LA JUSTICE

D. Couples criminels

« Les époux sont plus solidaires qu’antagonistes et le crime, quand il a lieu, les rassemble plus qu’il ne les oppose »110

. Cette phrase de Claude Gauvard s’applique à son étude des lettres de rémission de la fin du Moyen-Âge mais elle semble tout aussi valable pour la société d’Ancien Régime. On retrouve ainsi des couples de voleurs :

« Il est vrai que l’homme et la femme en question ont été retenus, quelques mois, ès prisons de Pinon, en 1784, pour avoir été accusés de vol ; qu’ils y ont été jugés & bannis pour neuf ans, &, après le jugement, conduits par la maréchaussée hors du terroir ; qu’ils se sont ensuite refugiés à Chivy-Beaune dont on m’a dit qu’ils avoient été transportés ès prisons de Laon, en 1785, parce qu’on les avoit encore accusés de vols. »111.

Il n’y a pas de hiérarchie dans la culpabilité ni de distinction dans les rôles des deux époux : ils partagent la même responsabilité face au vol. Pourtant, on sait que cette représentation peut cacher le poids de l’autorité maritale. Nicole Castan souligne que les femmes peuvent néanmoins être mises en avant lors d’un crime car leur honneur, centré sur la sexualité, leur permet de prendre des libertés dans la vie sociale que l’époux ne peut s’octroyer112

. La mise en avant de l’épouse n’est cependant pas sans danger. Les peines rendues en première instance peuvent établir une échelle de responsabilité adaptée aux faits. La responsabilité des femmes n’est pas systématiquement écartée. Ainsi dans un factum qui concerne le couple Couland, accusé du meurtre d’un curé, c’est l’épouse et le domestique qui « sont condamnés aux peines que les Loix prononcent contre les assassins » tandis que l’on sursoit au jugement

110 GAUVARD Claude, « De Grace Especial » …op. cit., p. 612

111 Lebée de Bélicourt, Mémoire pour le sieur Jean-Antoine Lebée de Bélicourt, curé de Bourg, accusé,... contre M. le promoteur, contre M. le procureur du roi, et encore contre Antoine Lefèvre, dit Barret, manouvrier à Bourg, sa femme et sa fille..., Laon : imp. de A.-P. Courtois, 1787, p. 44.

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CASTAN Nicole, « La criminalité familiale dans le ressort du parlement de Toulouse (1690-1730) », Crime

et criminalités en France sous l’Ancien Régime, XVIIe-XVIIIe siècle, paris, Armand Colin, 1971, p. 106 : « L’attitude et le rôle de chacun dépend de la place qui lui est assignée dans la, hiérarchie familiale et l’ont peut se permettre d’autant plus qu’on est moins responsable : femmes, enfants, vieillards, sont souvent les instruments impudents et bruyants d’une politique menée par les hommes, ainsi protégés de toute responsabilité personnelle ».

105 de l’époux lors du premier jugement rendu par le Bailliage de Bourbon-Lancy113. L’époux n’a en effet pas participé au crime et est simplement accusé de l’avoir prémédité et approuvé114

. Malgré les nombreuses allusions aux conflits à l’intérieur du couple et les procès en séparation, aucun factum ne met en scène un membre du couple tuant son mari ou sa femme. En revanche on retrouve des couples complices dans des cas de parricide115. Dans les deux cas évoqués, le couple vit avec la mère ou le père du mari. La complicité de l’épouse a été entérinée par le jugement en première instance. Pourtant, si les responsabilités sont partagées, le récit des factums entretient le doute. Le couple Monbailly est jugé également responsable car il était menacé d’expulsion par la mère (et belle-mère) et dormait dans la chambre limitrophe à celle de la victime. Seule la grossesse de la femme Monbailly sursoit à son exécution. Les époux ont été présentés comme complices avant que l’erreur judiciaire soit reconnue, la femme acquittée et le mari réhabilité116. Cependant, l’entente n’a pas toujours régnée dans le couple puisqu’il a été temporairement séparé avant le meurtre présumé117

. Dans le factum lu, les parents de l’épouse tentent de convaincre une dernière fois les juges de son ignorance de l’acte du mari. Ils prétendent qu’elle était avec eux le soir du crime à la demande de ce dernier118. Ce factum admet comme possible la culpabilité du mari mais essaie d’obtenir l’acquittement de l’épouse. Le rôle que joue la femme Laverney dans le meurtre de son beau-père est lui aussi embrouillé par les témoignages contradictoires. Certains montrent le couple commettre l’assassinat ensemble : « Thomas Chambon, dit ce second témoin, m’a déclaré qu’il a vu le fils Chassagneux étrangler son père, tandis que sa femme l’achevoit avec

113 Morin, Mémoire pour Jacques Couland,… Anne Mochanin, sa femme op. cit., Dijon : Causse, 1771, p. 16. 114Ibid., p. 14 et 61.

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Sur le crime de parricide au XVIIIe siècle, on peut lire DOYON Julie, « Des coupables absolus ? Les parricides dans le système judiciaire parisien (vers 1680-vers 1760) », dans GARNOT Benoît (dir.), Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen Âge à la fin de l'époque contemporaine, Dijon, EUD, 2007, p. 191-202. Voir aussi DOYON Julie, « Des secrets de famille aux archives de l'effraction : violences intra-familiales et ordre judiciaire au XVIIIe siècle », dans FOLLAIN Antoine etalii (dir.), La Violence et le judiciaire du Moyen Âge à nos jours : discours, perceptions, pratiques, Rennes, PUR, 2008, p. 209-222.

116 Voir GARNOT Benoît, C’est la faute à Voltaire… Une imposture intellectuelle ?, Paris, Belin, 2009, p. 51. 117Mémoire et consultation pour le sieur Jean-Baptiste Danel, bourgeois de Saint-Omer, et Marie-Aldegonde de Larre, sa femme, agissant pour Anne-Thérèse Danel, leur fille,... et poursuivant la réhabilitation de la mémoire de François-Joseph Monbailli, leur gendre. (10 janvier 1771.), imp. de A. Boudet, 1771, p. 62 : « Or, dans le temps où l’on accuse Monbailly & sa femme d’avoir assassiné leur mere, il est constant qu’il regnoit entre ces deux époux la plus grande mésintelligence. ».

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Ibid., p. 67 : « ne seroit-il pas possible que Monbailly eut consommé le forfait, tandis que son épouse étoit absente ; c’est-à-dire, dans l’’intervalle où elle étoit allée chez ses parens, pour les engager à prévenir, par leurs bons offices, les effets de la sommation ? ».

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une pierre dont elle le frappoit avec rage. »119. Le récit fournit par le couple est très différent. Le père de Laverney est accusé d’avoir attaqué le couple et de s’être tué en tombant sur une pierre. Le récit du rôle de l’épouse est alors très différent. Elle ne s’approche de son beau-père que pour protéger son époux :

« Il est constant qu’il lui restoit à peine la force de se soutenir ; & que si elle s’est traînée jusqu’au lieu où son beau-père a rendu la vie, c’est par l’effet de la tendresse qui l’animoit pour son mari ; elle connoissoit la fureur de son père, elle savoit combien il étoit violent, emporté, & elle ne vouloit pas que son mari s’en approchât120. »

Ce cliché est conforme à ce que l’on attend du rôle de l’épouse. Claude Gauvard le retrouve dans les lettres de rémission de la fin du Moyen Âge121. Au XVIe siècle, Natalie Zemon Davis montre aussi l’épouse du faux Martin Guerre défendre son mari en faisant barrage de son corps face à ses assaillants122. Confrontée à ces récits divergents, la position des juges en première instance est ambigüe. La femme Laverney est condamnée conjointement à son mari et à son domestique, même si les peines prononcées diffèrent : « que Laverney & Mure fussent condamnés d’être rompus vifs & brulés, & que la dame Laverney fût attachée à une potence123. ». Cette affaire représente bien la difficulté à rendre compte des responsabilités dans les crimes commis par le couple. La solidarité va de soi. Elle est visible dans les scènes visant à montrer l’harmonie dans le couple ou celles où l’un des membres défend l’autre. Néanmoins les récits fournis tendent à minimiser le rôle de l’épouse. On retrouve cette volonté d’insister sur la responsabilité maritale qui explique en partie la place réduite des femmes dans les procès criminels et les condamnations. Pourtant, les peines prononcées en première instance, si elles prennent acte de l’unité de la responsabilité du couple dans le crime, tiennent compte des circonstances et des cas particuliers. Les juges ne cautionnent pas la totale fusion des intérêts et des responsabilités du mari et de la femme. Ils prononcent des

119 Legouvé, Jean-Baptiste, Mémoire sur une accusation de parricide… op. cit., p. 91. 120

Ibid., p. 45.

121 GAUVARD Claude, « De Grace Especial »…op. cit., p. 340 : « Quand les femmes sont amenées à intervenir

dans un conflit, elles ont pour fonction de tout faire pour tenter de le clore. C’est d’ailleurs à cette entremise qu’elles doivent, le plus souvent, d’être victimes de la rixe »

122 ZEMON DAVIS Natalie, Le Retour de Martin Guerre, Paris, Laffont, 1982 [réed. Tallandier, 2008], p. 118. 123 Legouvé, Jean-Baptiste, Mémoire sur une accusation de parricide… op. cit…, p. 70.

107 verdicts qui diffèrent entre les époux en fonction des circonstances du crime. Ils prennent en compte les témoignages et les indices pour se faire une idée du rôle de chacun.

E. Au quotidien

C’est dans les affaires qui concernent les conflits les plus ordinaires et la gestion du foyer que mari et femme sont le plus volontiers présentés comme agissant de concert, à égalité. Ainsi on reproche à Nicolas Lacour et sa femme d’avoir enfreint les règles du bail en procédant à des aménagements dans leur maison. Le voisin leur demande des comptes :

« Le premier tendoit à la fermeture & suppression d’une porte & de deux croisées que Nicolas dit Lacour & sa femme, avoient fait percer dans le gros mur qui divise & sépare sa maison d’avec le jardin appartenant au sieur Martin ; & à ce que lesdits Lacour & sa femme fussent condamnés à faire enlever les décombres qui formoient une espèce de terrasse qu’ils avoient fait pratiquer le long du mur de leur maison, sur une partie du jardin dépendant de la petite maison dudit sieur Martin. »124.

Le couple est montré agissant de concert non seulement lorsqu’il mène une action en justice, mais aussi au quotidien lorsqu’il travaille ensemble, crée des liens avec d’autres couples, exerce une fonction de protection. On retrouve de nombreux détails sur la vie quotidienne du couple dans les factums rédigés dans des cas de séparation. Dans le cadre de l’affaire Nicard, le couple est représenté rendant des visites, répondant à des invitations et faisant des cadeaux pour entretenir des liens d’amitié avec d’autres couples125

.

Les deux membres du couple sont souvent montrés témoins des mêmes confidences. La femme Nicard se confie ainsi à un couple des mauvais traitements que lui fait subir son mari : « Le premier Décembre 1768, la femme Nicard fut chez le sieur Balzac, Chirurgien, & lui dit, ainsi qu’à son épouse, beaucoup d’injures contre le sieur Nicard, qu’il avoit

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Debilly, Mémoire pour le sieur Albert-Antoine Martin, conseiller du roi, contrôleur au grenier à sel et apothicaire à Compiègne,... contre Jacques Nicolas, dit Lacour, garde des plaisirs du roi, et Françoise-Christine Payen, sa femme..., Compiègne : imp. de L. Bertrand, (1784), p. 1-2.

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Nicard, Résultat général du procès pour le sieur Nicard… op. cit.. Le couple est invité à dîner par des voisins (p. 10/3), rend visite à sa famille et belle-famille (p. 11-12/3), entretient des liens d’amitié avec les sieur & dame Ponceau avec qui il dîne et soupe (p. 9-10/2).

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maltraitée »126. L’avocat insiste ainsi sur la fiabilité du témoignage, mari et femme étant garants du témoignage de l’autre. Cette mise en parallèle du récit du mari et de la femme pour insister sur la véracité d’un fait est aussi utilisée dans un factum rédigé en 1773. La dame Véron se confie aux propriétaires de l’appartement qu’elle loue :

« La dame Veron avoit le cœur trop empli de son cher Dujonquay pour n’en point faire le sujet ordinaire de ses conversations. Monsieur Caquet, disoit-elle à ce particulier, mes petits-enfans seront heureux : J’attends l’âge de la majorité de Dujonquay pour lui acheter une bonne Charge, & jusqu’à présent, je n’ai rien pu dire à cause de mon gendre qui n’est point instruit de mes affaires. Elle tenoit à peu-près les mêmes discours à la dame Caquet. »127.

De même, les deux membres du couple peuvent être impliqués dans une affaire de subordination de témoins. Ainsi, dans un factum rédigé en 1784, la femme Calais et son mari sont-ils dénoncés :

« Parrain fils, pour détourner le coup dont il est menacé, va chez la femme Calais & la presse, en présence de son mari, de persister dans sa faute déposition. Plainte par addition de ce nouveau crime, tant contre son mari, qui autorisoit le crime de sa femme, en souffrant qu’on la subornât sous ses yeux, & n’expulsant point l’Auteur de la subornation. Sur cette plainte, information ; Parrain, Calais & sa femme sont décrétés d’assignés pour être ouis seulement. ».128

.

Lorsque les couples sont assez puissants, on peut faire appel à eux pour qu’ils exercent une fonction de protection ou servent d’intermédiaire pour porter une requête. Ainsi le Chevalier Demanse s’adresse-t-il à un Seigneur que l’avocat adverse ne nomme pas clairement pour ne pas être accusé de diffamation. Il lui demande d’influencer le conseil du roi qui doit rendre un jugement en cassation. L’épouse de ce Seigneur est alors mise à contribution :

« C’est la femme du même Seigneur qui a fait échouer les démarches que la dame Francez faisoit pour obtenir la liberté de son père ; on en trouve la preuve dans une lettre qu’elle écrivit le 28 Janvier 1763 à

126

Ibid., p. 19-20/2.

127 Drou, Requête présentée au roi et à nosseigneurs de son conseil par Geneviève-Françoise Gaillard… op. cit., p. 21.

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Pigeau, Mémoire pour les sieurs L'Epine, père et fils, et le sieur Chalot,... et Blanche-L'Epine, sa femme,... contre le sieur Parrain et Marie Lebel, sa femme, accusés de subornation de témoins,... et le sieur Parrain, leur fils..., (Paris) : J.-C. Desaint, 1784, p. 10.

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une Princesse respectable. […] cette Duchesse attestoit de la folie de Jacques Demanse qu’elle ne connoissoit pas & terminoit sa lettre en priant la Princesse de ne pas faire lever la lettre de cachet. »129.

Mari et femme partagent des responsabilités à l’intérieur mais aussi à l’extérieur du ménage.

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Conclusion

La solidarité du couple devant la justice peut se lire au-delà de la simple lecture de quelques intitulés de factums. Les récits produits par les factums mettent en avant les intérêts communs du couple sans pour autant toujours nier les individualités et les rôles respectifs qui ne sont pas toujours strictement sexués, mais plutôt complémentaires et adaptables aux différents contextes. Les factums reconnaîtraient donc un certain pouvoir et une certaine reconnaissance de la capacité d’action de la femme mariée dans leurs récits qui permettent de dépasser une vision stéréotypée de la soumission de l’épouse au mari renvoyée par les traités des juristes. Il ne faut cependant pas négliger la large sous-représentation des femmes dans ce type de document (si l’on se contente d’une recherche par mots clés) qui semble confirmer le caractère marginal de la représentation des femmes mariées devant la justice.

La place des femmes dans la couple et devant la justice renvoie aux débats sur la place des femmes dans la sphère publique et privée à la veille de la Révolution menés par les historiens modernistes. Si les révolutionnaires tendent à vouloir rejeter la femme dans un rôle strictement domestique, la femme de la fin de l’Ancien Régime n’est pas clairement identifiée au foyer dans les récits des factums130. Le rôle politique des femmes de l’aristocratie, à travers leur influence dans les salons, aurait été à l’origine de la volonté de rejet des femmes de la sphère politique en lien avec une volonté de régénérescence tranchant avec la morale de l’Ancien Régime. Les factums permettent peu de réfléchir à cette question car ils mettent en avant des affaires assez banales. C’est à travers les Causes Célèbres que Sarah Maza a pu réfléchir à la critique de l’adultère féminin par les avocats, en lien avec un rejet du pouvoir et de l’indépendance féminine131

. Ce genre de discours semble néanmoins peu représentatif de l’ensemble de la production des factums. Pour approfondir cette réflexion sur la répartition des rôles féminins et masculins dans le couple et l’utilisation des clichés de genre dans les

factums, il convient de se pencher, dans un autre chapitre, sur la mise en scène du conflit et de

130 Sur les discours sur la place de la femme dans la famille pendant la Révolution, on peut lire l’article récent de FAYOLLE Caroline, « Les fonctions politiques de la famille dans les livres d’éducation (1793-1816) » », Dix-huitième siècle, n°42, 2010, p. 635-653.

111 l’opposition dans les couples en étudiant, notamment, les factums rédigés dans le cadre de procès en séparation.

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CHAPITRE 3 : LES LIMITES DE

L’UNITE DU COUPLE

Les discours des factums présentent aussi des limites à la norme de solidarité et d’union dans le couple, qu’il soit légitime ou pas. Contrairement aux récits idéalisés qui tendent à taire les divergences entre les époux, les intérêts du mari et de la femme ne se recoupent pas toujours. Ces différences permettent d’entrevoir des individualités que le discours de fusion des revendications émises par le couple fait souvent disparaître. Les manifestations de volontés contraires peuvent aller de la simple divergence jusqu’à l’opposition et la séparation.

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I. Des femmes indépendantes ?

Si l’épouse est bien souvent cachée derrière son mari, les factums permettent cependant d’entrevoir la marge de liberté qu’elle peut revendiquer.