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Le présentéisme constitue une notion marquante. Cette idée intéresse le Ministère du Travail qui y consacrait un rapport en 2016 (47) et reprenait la définition de Gosselin & Lauzier : le présentéisme est « le comportement du travailleur qui, malgré des problèmes de santé physique et/ou psychologique nécessitant de s’absenter, se présente au travail ». Alors que dans ce rapport, ne sont concernés que les travailleurs salariés, quelques études abordent ce point chez les médecins libéraux. Le comportement des médecins généralistes rencontrés en Normandie se retrouve dans ces études (48) (49) qui montrent que 80 % des médecins dans la première et 76% dans la deuxième étude sont allés travailler dans des conditions qui les auraient menés à proposer un arrêt de travail pour un patient dans cette même situation. Les auteurs expliquent que les raisons sont à rechercher dans les déterminants. La culture professionnelle constitue en premier lieu l’un des facteurs incitant à la résilience. D’autre part, des facteurs organisationnels dissuadent les médecins de prendre le temps de repos nécessaire, avec des emplois du temps surchargés et des collègues déjà débordés. Le risque dépend de la limite que se fixe le praticien, avec des conséquences potentiellement graves quand cette limite se trouve repoussée à outrance. La priorité donnée au travail est frappante. La question de leur santé se juge en parallèle de leur profession. A-t-on le temps d’être malade ? Ou a-t-on le temps de se soigner ? Pour plusieurs médecins, les réponses sont négatives. Quand le temps passé au cabinet oscille entre 52 et 60 heures par semaine (50), il est parfois difficile de concilier santé et travail.

Que signifie ne pas se présenter au cabinet ? Nous comprenons aisément que le médecin absent, surtout dans les situations aiguës, n’ait pas le temps ou la possibilité de trouver un remplaçant, les rendez-vous des patients du lendemain se trouvant annulés. Deux médecins ont ouvertement explicité leur exigence de ne pas laisser leur cabinet sans médecin, cette situation étant inenvisageable selon eux. La responsabilité du praticien envers ses patients, et plus largement son rôle au sein de la société, priment. La conséquence est une adaptation de leurs soins à leur emploi du temps, donc un possible retard dans leurs prises en charge.

Dans ces conditions, l’auto-prise en charge parait être un gain de temps. Les résultats de notre étude concordent avec ceux de la thèse de Sandra Bonneaudeau (51), l’autoprescription revenant très fréquemment en premier recours. Cette pratique n’a interrogé aucun de nos médecins, une unique auto critique est apparue car il n’avait pas songé à explorer lui-même ses symptômes. La quasi-totalité des praticiens de notre thèse conduisent eux-mêmes leurs pathologies chroniques, tant sur le plan thérapeutique qu’exploratoire. Une étude (52) confirme cette tendance des médecins généralistes à ne pas consulter leur médecin traitant, mais également à pratiquer une auto-prise en charge. Pour autant, lorsqu’ils consultent un spécialiste, 78% d’entre eux considèrent cette démarche inappropriée. Ce point de vue n’est pas apparu durant les entretiens que nous avons menés. Ce réflexe est d’ailleurs mis en cause par un rapport du Conseil de l’Ordre National des Médecins (25). Ce dernier prône une limitation intelligente de cette auto prise en charge, permise et amplifiée par l’absence de médecin traitant effectif. Ce rapport ne demande pas une interdiction, mais souligne les risques inhérents à cette pratique, avec une distance biaisée entre la pathologie et son ressenti. Nous pourrions évoquer le risque de surmédicaliser des symptômes, de perturber les explorations mais également, en l’absence de contrôle extérieur, de développer des addictions. Les auteurs expriment la nécessaire intervention du Conseil de l’Ordre sur les mentalités et les habitudes à changer. Devant les abus, une sanction financière par un éventuel déremboursement de la Sécurité sociale de ce type de prescription pourrait être mise en place.

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Se pose alors la question du médecin traitant. Au moment de leurs pathologies, quatre médecins s’étaient déclarés eux-mêmes, deux n’avaient pas fait de déclaration et quatre autres avaient déclaré un autre médecin traitant qu’eux mais, pour autant, aucun ne faisait appel à un confrère en cas d’interrogations sur leur santé. Une seule praticienne, et très récemment, a expliqué l’intérêt d’avoir un tel garant. A l’inverse, plusieurs médecins ont eu ce type de réflexion : « je suis mon propre médecin, comme beaucoup », comme une fatalité et ont semblé considérer le recours à un tiers comme un aveu de défaillance. Ou peut-être est-ce un besoin d’autonomie ?

En Allemagne (53), un cinquième des médecins généralistes est enregistré en tant que patient, et ce d’autant plus si les médecins souffrent de pathologies chroniques. Mais cette démarche n’a rien de systématique puisque 76 % des médecins présentant une maladie chronique n’étaient pas inscrits chez un confrère. Dans la revue Exercer, une étude de 2009 (54) abordait les critères de choix du médecin traitant par les généralistes. Les conclusions étaient que le choix d’un médecin traitant autre que soi-même n’apparaissait que pour des pathologies complexes ou par conviction personnelle. Cette notion de conviction ressort dans nos entretiens, concernant le recours à un spécialiste. L’utilité de cette démarche est justifiée par la nécessaire distance à avoir avec la maladie et les soins. S’y oppose le pourquoi ? Pourquoi s’adresser à un tiers alors que je peux me débrouiller seul ? Ce sentiment de savoir est compréhensible, dans la mesure où, chaque jour, le médecin gère les mêmes problèmes de santé pour ses patients. Chaque jour, il est à même d’entendre un symptôme, de l’analyser. Il connait l’algorithme à suivre et la façon d’y parvenir. Même si la raison de ce choix n’a pas été explorée davantage dans notre étude, cette habitude de recourir en premier lieu à soi-même est flagrante, semblant correspondre à une responsabilité individuelle, s’il sait pour les autres, il sait pour lui. Dans cette situation, le médecin traitant déclaré est alors relégué à la rédaction de documents et aux contraintes administratives.

Le recours à un spécialiste parait quant à lui être plus aisé. Cependant des réticences à consulter sont admises. Les freins sont en réalité très personnels, comme un regard sévère sur soi lors d’une rencontre avec un confrère d’une autre spécialité, consulté car détenteur d’un savoir qui fait défaut. Les résistances s’expliquent par la peur d’être jugé, de se sentir ridicule, de déranger l’autre pour rien. Durant les études médicales, les spécialistes sont les médecins qui nous servent de pairs, répandant leur savoir, laissant immanquablement apparaitre une hiérarchie avec le jeune étudiant. Nous pouvons supposer la permanence de cet ordre comme explication, le médecin généraliste se sentant en-deçà du spécialiste. Cette notion de distance de compétence est évoquée dans la thèse de Béatrice Brunie (55). Cet autre médecin n’est la plupart du temps pas choisi par hasard mais bien selon des critères personnels ou professionnels. Ces résultats sont d’ailleurs confortés par d’autres travaux (51) (56). De multiples causes sont retrouvées dans des études internationales bien plus larges (57), Nous les avons retrouvées pour la grande majorité dans notre étude. Le lien personnel est tantôt recherché, tantôt évité. La proximité permet de se livrer ou à l’inverse, de freiner les confidences. La confiance comme principal critère de choix n’a été que peu évoquée lors de nos entretiens. Peut-être est-elle évidente, donc implicite. Un autre regard a été étudié dans d’autres thèses (58) (59) : celui d’un médecin soignant un autre médecin.

Consulter signifie-t-il être le patient ? Pour cela, faut-il abandonner le soignant qui est en soi ? Ce double statut est lourd d’ambivalence. Cette question rencontrée dans notre thèse se retrouve dans d’autres travaux (51) (56) (60). Le monde du malade s’ouvre aux médecins avec toutes les interrogations qui y sont associées. Même doué d’un savoir important, les spécificités de toutes les maladies et les traitements restent méconnus. Les lacunes peuvent être source d’angoisse. D’ordinaire,

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le médecin sait. C’est pour ces raisons que certains ont expliqué ne pas s’être présentés durant une consultation en tant que professionnels de santé. De leur point de vue, le risque était d’être considérés comme compétents et donc de ne pas accéder à toutes les informations qu’ils auraient aimé obtenir. A l’inverse, une petite partie des médecins se sont présentés en tant que tel, ce qui va à l’encontre de la thèse de Sandra Bonneaudeau (51) où la quasi-totalité des praticiens se sont annoncés. La volonté de ne pas tromper son interlocuteur a été invoquée. Mais peut-être faut-il y chercher d’autres attentes cachées comme un favoritisme, une considération majorée ou une sympathie. Il convient pour le monde médical de maintenir une attention rigoureuse autour de ce malade, pour ne pas se faire piéger par la manipulation volontaire ou non de ce médecin maitrisant les rouages de la prise en charge. Il est tentant d’orienter les décisions en travestissant la réalité ou en modelant les informations fournies.

Que signifie être un « patient normal » ? Cette posture, adoptée sciemment par plusieurs de nos médecins, résonne probablement différemment pour chacun. Ce terme renvoie dans les entretiens davantage à un patient qui serait compliant et observant. Or, certains de ces mêmes médecins ont expliqué avoir débuté par une auto prise en charge, ce que ne pourrait pas faire un patient normal. L’autonomie de ce médecin-malade est plus importante que pour un malade non médecin. Son accès facilité aux thérapeutiques et sa compréhension éclairée des soins lui permettent de les moduler. Outre les traitements, les symptômes peuvent être perçus différemment, majorés ou minorés grâce aux connaissances médicales. Cela permet d’être plus vigilant en cas de signe alarmant. Pour autant, le risque réside dans le moindre recours au confrère, le médecin jugeant seul et selon ses critères de la nécessité d’obtenir un avis autre que le sien. Cette liberté peut être source d’interférence dans la prise en charge puisqu’il n’est pas « suivi » de la même façon. Alors que la surveillance pour un « patient normal » est dédiée aux professionnels de santé, ici, elle se trouve au mieux, partagée entre ce patient- médecin et les soignants.

L’une des questions abordait les avantages et les inconvénients d’être médecin. Nous pourrions imaginer que ce statut confère un avantage conséquent voire même une sérénité face aux connaissances. Pour les principaux intéressés, l’avis est tout autre. Les points positifs portaient sur des faits concrets, essentiellement la facilité de prise de rendez-vous. Les points négatifs, plus généraux, portaient sur le rapport aux autres et à la maladie, qui se trouvent biaisés. Loin d’être un bénéfice dans la relation humaine, au contraire, les relations avec les soignants en pâtissent. Le malaise semble affecter les deux parties. Deux travaux de thèse (57) (58) ont abordé cette question, avec un résultat du même ordre : un tiers estime que le statut de médecin représente un avantage et un tiers que ce dernier est un inconvénient.

Les autres. Ce sont les autres qui sont malades. Tel pourrait être le résumé de la pensée

répandue chez nos participants. La position de soignant, enchainant les consultations auprès de personnes avec une santé altérée biaise le rapport à la maladie puisque chaque jour, c’est l’autre qui est concerné. Cette barrière est parfois directement évoquée et considérée comme infranchissable. Ou, de façon plus discrète, elle prend la forme d’une acceptation qui se veut lente et complexe, tant dans la maladie elle-même que dans ses symptômes, dans ses impératifs de soins que dans ce qu’elle contraint à abandonner. La culpabilité apparait, qu’elle soit par rapport à soi, à ses patients ou à ses collègues. Une autre facette est la banalisation ou la sous-estimation de la gravité de la maladie. Nous l’avons retrouvée à plusieurs reprises, pour des pathologies chroniques ou malignes. Alors que pour un patient non médecin, le monde s’effondrerait, la maladie est ici balayée du revers de la main.

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C’est ainsi qu’au-delà de considérations purement scientifiques, le vécu ne peut être appréhendé. E. Klûber-Ross (61), psychiatre américaine, a longuement étudié la fin de vie grâce aux patients en soins palliatifs notamment, qu’elle a interrogés. Elle en dégage des étapes à franchir, quelle que soit la nature de la perte (mort, maladie, handicap…) : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Elle précise que l’ordre est indéfini et que toutes ne sont pas nécessairement présentes. L’apparition de la maladie signifie la perte de la bonne santé : en cela, elle s’apparente à un deuil. Ainsi, la personne atteinte ne se définit plus par son statut ou ses connaissances. Il serait illusoire de croire qu’un médecin, protégé par son savoir, serait hermétique aux émotions et sentiments lorsqu’un drame le frappe. Cela implique que le médecin, au même titre qu’une personne n’appartenant pas au corps médical, passe par ces phases, peu importe l’ordre, peu importe l’intensité avec pour objectif inconscient de surmonter la difficulté^=. Au cours de nos entretiens, certaines étapes ont été exprimées, pas en ces termes, mais au travers de sentiments d’incompréhension, de surprise, de culpabilité, de honte, de solitude et de fatalité. Forts de cette approche, une nouvelle lecture de leurs actions (ou inactions) s’offre à nous, la lecture étant interprétative.

Ainsi, le déni peut s’exprimer dans les délais longs avant que ne débutent les investigations, ou dans le présentéisme. La colère n’a été que peu entendue. Cette émotion, parfois virulente et difficile à faire entendre, aurait peut-être été formulée par certains médecins si les entretiens avaient été plus longs ou répétés. Le marchandage, à l’instar des autres étapes, peut prendre toutes sortes de formes : les négociations dans les soins en sont une, de même que le choix d’annoncer à ses patients la durée prévue de l’arrêt de travail comme pour soumettre la maladie au temps qui lui est imparti. La dépression est une phase de vide, de difficulté à avancer au quotidien. Très peu de médecins ont évoqué un tel état. L’acceptation, loin de correspondre à une vision positive, est une façon de se résigner à vivre avec la perte. Cette notion a été davantage traitée durant les entretiens : le renoncement à des activités professionnelles et personnelles en est un aperçu. « Chaque deuil est unique comme chaque vie est unique » : ainsi l’exprimait la psychiatre.

Enfin, l’impact financier ressort comme l’un des questionnements majeurs lors de la prise en charge. L’arrêt de travail en est l’illustration parfaite. Nombreux sont les médecins à avoir adhéré à un contrat de prévoyance privé. Cependant, le délai nécessaire avant de recevoir les indemnités va bien au-delà des trois jours de carence qui existent classiquement dans le système privé français. Les durées minimales sont souvent de quinze jours d’arrêt de travail et d’une ou trois nuitées d’hospitalisation. Les pathologies évoquées lors des entretiens ont pu contraindre à un arrêt de moins de deux semaines et n’ont donc pas été compensées financièrement. Au-delà de ces maladies, nous pourrions nous interroger sur les pathologies virales de l’hiver plus classiques et plus fréquentes comme la grippe ou la gastro-entérite, ou encore les pathologies traumatiques bénignes mais handicapantes qui imposent un repos de quelques jours. Comment, dans ces conditions, penser à fermer le cabinet et s’accorder ce droit au repos comme nous le proposons chaque jour à nos patients ? Cette réflexion est partagée par les médecins interrogés dans d’autres thèses (62) (51). Les conséquences peuvent être un raccourcissement de l’arrêt, un refus de s’arrêter, comme nous l’avons constatés, ou une interférence dans la prise en charge pour être indemnisé au plus tôt. Ces considérations ne sont pas dans l’intérêt du médecin, au contraire, elles vont à l’encontre de sa santé. La notion d’anticipation est donc primordiale, mais anticiper sa prévoyance signifie anticiper une affection, penser au pire. Le rapport à la maladie se retrouve encore une fois interpellé.

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