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Discussion de l’étude transversale quantitative (T1, fin de vie, avant le décès)

Chapitre 1 : Méthode commune aux deux études quantitatives

2.4 Discussion de l’étude transversale quantitative (T1, fin de vie, avant le décès)

Dans cette étude transversale auprès de soixante conjoints de patients en phase palliative, rencontrés de 1 à 6 mois avant le décès du patient, selon une suite consécutive, nous souhaitions décrire la symptomatologie dépressive, le vécu de fardeau, et l’adaptation sociale de ces caregivers ; nous souhaitions également mettre en lumière les éventuels prédicteurs de l’adaptation émotionnelle de ces personnes. Enfin nous souhaitions savoir si les conjoints qui s’adaptaient le plus difficilement, ou au contraire le mieux, présentaient certaines caractéristiques sociodémographiques ou liées à des variables intra-individuelles.

Même si la plupart de ces couples avaient un niveau socio-économique élevé, qui leur permettait d’accéder avec facilité à des soins de qualité, et à une aide à domicile, même si les conjoints étaient souvent soutenus par leurs proches et notamment par leurs enfants, les conjoints ont rapporté des difficultés importantes. L’un des résultats majeurs de cette étude montre en effet que la grande majorité des conjoints (76.66%) prenant en charge un patient en phase palliative rapporte une symptomatologie dépressive significative (BDI>4), et 31,7% rapporte des symptômes dépressifs caractérisant une dépression modérée (8<BDI<15). Notre hypothèse se trouve donc confirmée par les analyses statistiques. Les facteurs de vulnérabilité associés à l’intensité de la symptomatologie dépressive des aidants dont le conjoint est en suivi en soin palliatif sont : le genre féminin, un plus faible niveau d’éducation, un attachement insécure anxieux, et le recours à la ventilation émotionnelle et au désengagement par le biais de substances. Là encore, nos hypothèses sont confirmées. Concernant le risque de dépression, c’est au contraire le genre masculin qui constitue un facteur de vulnérabilité, de même que la consommation de substances et/ou d’alcool. Quant au vécu de fardeau, 78.33% des conjoints rapportent un fardeau objectif (score >23) et 76.66% un vécu de fardeau subjectif lié au stress (score >13.5). Concernant le vécu de fardeau, le nombre de mois depuis le diagnostic, la ventilation émotionnelle, et le coping religieux, sont associés à une moindre intensité du vécu de fardeau, tandis que la planification est associée à un vécu de fardeau plus important.

Enfin, si la majorité des participants présentent une adaptation sociale préservée, il apparaît que certaines sphères de leur vie sociale sont malgré tout mises à mal. Les conjoints rapportent en effet une insatisfaction quant à leur adaptation au travail, ainsi que dans leurs relations conjugales. Nous avions fait l’hypothèse que la satisfaction par rapport aux loisirs était entamée, mais cette hypothèse n’est pas confirmée de manière significative. L’examen

attentif de leurs réponses à cette sous-échelle révèle que cette insatisfaction semble essentiellement liée à une impression de ne pas mener son activité professionnelle correctement (en termes de qualité), et de ne pas pouvoir travailler autant que nécessaire. Quant aux relations conjugales, il apparaît que l’insatisfaction est liée à une communication émotionnelle altérée, à l’impression que le malade est très, voire trop, exigent, et enfin à une vie sexuelle très mise à mal, voire inexistante.

Nous avons également mis en évidence les stratégies de coping les plus utilisées par cette population : le coping actif, la planification, et le coping restreint. Ces résultats, que nous discutons plus en détails dans des études à paraître, s’éloignent quelque peu de données antérieures mettant en évidence que la stratégie de coping utilisée le plus fréquemment par les conjoints de patients atteints de cancer en situation palliative était l’acceptation (e.g. Kershawet al., 2004 ; Heim, Augustiny, Schaffner, &Valach, 1993). D’autre part, même si les trois stratégies mentionnées ci-dessus sont utilisées de manière privilégiée par les participants, ces derniers utilisent également un coping dit ‘centré sur l’émotion’, c’est-à-dire concernant les émotions qui se déploient face à une situation stressante. Nombre d’entre eux ont ainsi recours à la ventilation émotionnelle. Là encore nos résultats divergent des études antérieures sur les stratégies de coping de proches de patients en fin de vie. Kershaw et al. (2004) soulignaient en effet que cette population avait rarement recours au coping centré sur l’émotion, sans doute parce qu’elle ne bénéficie pas du même soutien que les malades, très contenus par les soignants, qui les incitent souvent à s’appuyer émotionnellement, à s’épancher affectivement. Nos résultats montrent peut-être que les conjoints de notre échantillon ont assez précocement bénéficié du soutien des soignants, qui les encourageaient à verbaliser leur souffrance, et à partager leurs émotions.

Bien que l’identification de la prévalence de la détresse des conjoints soit très importante, l'un des points sans doute encore plus significatif de cette recherche est l’analyse approfondie de l’ajustement émotionnel des conjoints en fonction de leur style d’attachement. Comment expliquer que le style d’attachement insécure anxieux constitue un facteur de vulnérabilité ? Les conjoints présentant ce style ont tendance à éprouver des difficultés dans leur relation à l’autre s’ils ont le sentiment que celle-ci est menacée. Lorsque leur partenaire est gravement malade, en situation palliative, la réalité vient étoffer ce sentiment de menace, ce qui peut expliquer la majoration de leur détresse émotionnelle et de leur accablement. On peut d’autre part supposer qu’ils ne trouvent que peu de satisfaction dans l’expérience de caregiving, les éléments positifs associés à celle-ci impliquant une forme de confiance dans la relation, une certitude que l’on peut aider, de manière adéquate la personne qui nous est chère.

Les personnes chez lesquelles domine ce style d’attachement tendent à se rassurer en demandant sans cesse à leur figure d’attachement des marques d’affection. Elles doutent de l’attachement et de l’authenticité de la relation amoureuse ; dès lors on peut comprendre qu’elles utilisent de manière privilégiée la ventilation émotionnelle. Comme le soulignent Carver, Scheier et Weintraub (1989) la ventilation émotionnelle est souvent associée avec une adaptation émotionnelle médiocre, en ce qu’elle peut empêcher les individus de mettre à distance leurs émotions douloureuses. Le désengagement par le biais de substances semble résonner comme une vaine tentative pour se dégager de la situation stressante, pour ces conjoints confrontés quotidiennement à une expérience si difficile. Les stratégies subsumées sous la catégorie plus large de ‘désengagement’ ont trait à l’impuissance, ce qui nous ramène aux aspects évoqués plus haut concernant l’incapacité de certains conjoints à aider de manière adéquate, et gratifiante pour eux, leur partenaire malade. L’étude des facteurs de personnalité, et de leurs associations avec les autres variables fera l’objet d’analyses ultérieures ; néanmoins les analyses préliminaires que nous avons menées nous permettent de montrer que le névrosisme est lié à une adaptation psychosociale de moins bonne qualité. Dans la mesure où les personnes présentant une personnalité marquée par le névrosisme ont tendance à être maussades et surtout anxieuses (e.g. Bookwala & Schulz, 1998), il est probable qu’elles aient un style d’attachement anxieux, comme le souligne la littérature spécialisée (Noftle & Shaver, 2006 ; Shaver & Brennan, 1992). Les liens entre ces variables devront être explorés plus en détail. Concernant l’attachement insécure évitant, les analyses de régression n’ont pas révélé d’associations significatives entre ce style et l’adaptation émotionnelle ; cependant notre analyse a conclu que les conjoints souffrant d’un fardeau objectif moins important présentaient un attachement plus évitant que ceux qui rapportaient un fardeau objectif plus intense. Il est difficile de conclure de ce résultat que l’attachement insécure évitant constitue un potentiel facteur protecteur pour les conjoints de patients en situation palliative. Nous tenons néanmoins compte de cette donnée pour proposer dans les lignes qui suivent des perspectives cliniques.

Pour terminer cette réflexion sur les facteurs associés à l’adaptation émotionnelle des conjoints de patients en situation palliative, nous souhaitons évoquer le rôle des variables sociodémographiques et cliniques. Nos résultats montrent que celles-ci ne semblent finalement pas être des prédicteurs majeurs de l’intensité de la dépression et du vécu de fardeau. Nos hypothèses ne sont donc que partiellement confirmées. En effet ni l’âge des participants, ni leur statut professionnel, ni le degré d’incapacitation du malade ne sont associés significativement à l’ajustement émotionnel des conjoints. Seuls le genre du conjoint,

son niveau d’études, ainsi que le nombre de mois écoulés depuis le diagnostic initial sont associés significativement à l’adaptation des participants. Ces résultats suggèrent que la réalité de la maladie n’influence pas nécessairement négativement l’ajustement des conjoints caregivers, contrairement à des données de la littérature antérieure qui soulignaient un lien positif entre amoindrissement physique du patient et détresse du proche aidant (e.g. Williams &McCorckle, 2011). Nos conclusions s’inscrivent dans la même perspective que les travaux de Cumming (2012) mettant en lumière que la durée ou la lourdeur concrète du caregiving ne prédisent pas la dépression ou le fardeau du proche ; ce sont bien plutôt des caractéristiques individuelles, propres à ce dernier, qui sont déterminantes.

Par ailleurs nos analyses ont montré que le nombre de mois écoulés depuis le diagnostic (la durée du caregiving) était associé négativement au vécu de fardeau des conjoints, comme si un phénomène d’habituation permettait à ceux-ci de s’adapter sans détresse significative. Ce résultat statistique s’inscrit parfaitement dans la pratique clinique : il est en effet fréquent de rencontrer des proches qui manifestent une forme d’endurance (hardiness) face aux difficultés liées à la prise en charge du malade ; ils nous renvoient s’être en quelque sorte habitués, au fil des mois, aux difficultés inhérentes à la situation, et ne pas souffrir psychologiquement, comme si le temps apportait une faculté de tolérance émotionnelle. Enfin, tandis que beaucoup d’études soulignent une vulnérabilité émotionnelle accrue chez les femmes (e.g. Northouse et al, 2000), notre recherche retrouve une association entre le genre féminin et l’intensité des symptômes dépressifs, mais c’est bien le genre masculin qui constitue un facteur de risque pour souffrir de dépression (diagnostic posé si le score à la BDI est supérieur à 9).

Cette étude présente plusieurs limites. Tout d’abord, nous avons fait l’hyopthèse que la détresse éprouvée par les conjoints prenait sa source, ou en tout cas était majorée dans le contexte du caregiving. Bien évidemment, des facteurs antérieurs peuvent contribuer à cette détresse : antécédents psychopathologiques, pertes antérieures, souffrance au travail… Le format de ce travail de thèse nous oblige cependant à ne prendre en considération que certains aspects. Un modèle plus intégratif de l’expérience de caregiving et du vécu de deuil des conjoints de patients atteints de cancer fera l’objet de publications ultérieures.

D’autre part, les participants de cette étude constituent une population très homogène : des conjoints de patients atteints de cancer (surtout cancer gynécologiques), sensiblement d’un âge identique (60 ans environ), du même milieu socio-économique, sans grande variabilité culturelle. Il serait donc hasardeux de généraliser nos résultats à l’ensemble des conjoints de patients atteints de cancer, confrontés à l’expérience du caregiving. Enfin, les évaluations sur

lesquelles repose cette étude sont des mesures auto-rapportées ; il serait utile de compléter ces mesures par des évaluations faites par des professionnels, soit par des proches des conjoints. Enfin nous ne pouvons établir des liens de causalité entre tel type de stratégie de coping, ou de style d’attachement, et l’ajustement émotionnel. En effet, on ne peut affirmer que, par exemple, la ventilation émotionnelle, cause une détresse émotionnelle. Peut-être les conjoints les plus en souffrance morale y-ont-ils recours, peut-être iraient-ils encore plus mal si ils n’y recouraient pas. Seule une méthodologie longitudinale permettra d’affirmer avec plus de certitude la dimension prédictrice du coping et de l’attachement

En dépit de ces limitations, cette étude présente plusieurs points très positifs. Tout d’abord, à notre connaissance, il s’agit là des premiers résultats concernant le style d’attachement et l’adaptation des conjoints-aidants de malades atteints de cancer. D’autre part, si ces résultats ne peuvent être généralisés à l’ensemble des conjoints de patients, ils sont très représentatifs du fonctionnement de la majorité des conjoints de plus de 60 ans, qui représentent l’essentiel de la population que nous rencontrons dans l’activité clinique d’un centre de lutte contre le cancer. Le recrutement selon une suite consécutive étaye aussi cette représentativité. L’utilisation d’un socle théorique heuristique constitue un deuxième point fort de cette étude. Cette recherche confirme la validité théorique, à la fois du rôle prédicteur des stratégies de coping et de l’attachement, dans l’adaptation des personnes confrontées à une situation difficile.

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