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Définition au regard de la fonction, adaptative ou non, du deuil anticipé

Chapitre 2 : Tentatives de consensus sur la définition du deuil anticipé

2.2 Définition au regard de la fonction, adaptative ou non, du deuil anticipé

Fulton (2003), dans une critique détaillée de la notion de DA, souligne que de nombreuses études ont tenté de mesurer divers facteurs associés au deuil anticipé, sans en explorer l’essence. Dans une étude qualitative, Evans (2004) tente de conceptualiser le deuil anticipé chez des patients atteints de cancer en phase palliative et chez leurs aidants familiaux en utilisant la métaphore de ‘montagnes russes émotionnelles’ ; on peut questionner le fait qu’un même phénomène soit appliqué à la fois aux patients, qui anticipent la possibilité, et même l’imminence de leur propre mort, et aux proches de ces derniers. Les auteurs évoquent le DA comme une trajectoire initiée dès l’annonce de l’entrée en phase palliative, caractérisée dans les premiers temps suivant l’annonce des médecins par des ‘creux’ douloureux (choc, angoisse, dépressivité, sentiment d’impuissance, etc.), et évoluant ensuite vers le déploiement de stratégies de faire-face amenant un mieux-être. A notre connaissance, aucune étude n’a, à ce jour, tenté de discriminer les spécificités du deuil anticipé chez le patient d’un côté, et chez ses proches de l’autre. D’autre part, l’assimilation du DA à l’ensemble des réactions émotionnelles (négatives comme positives) émergeant avant le décès d’un être proche et déclenchées par la perspective de cette mort, semble quelque peu imprécise. C’est pourtant

par ce prisme que le deuil anticipé est le plus souvent investigué (e.g. Evans, 2004 ; Sweeting & Gilhooly, 1990).

Ce flou définitionnel constitue une première limite du concept. Fulton (2003) questionne la pertinence conceptuelle et pratique de ce phénomène, mettant lui aussi en relief ce manque de clarté théorique. Par exemple, le deuil anticipé est souvent opérationnalisé empiriquement au travers de la notion de ‘préparation’ (on demande à des proches s’ils se sentent ‘prêts’, ou ‘préparés’ au décès à venir), ou ‘d’avertissement’ (les proches ont-ils été avertis, notamment par les médecins, de l’imminence de la mort ?) (e.g. Hebert, Prigerson, Schulz & Arnold, 2006). Saldinger et Cain (2004) soulignent qu’aucun comportement en particulier ne peut servir d’étalon à l’anticipation. Par exemple, dans l’étude empirique qu’ils ont menée auprès de conjoints endeuillés, ils montrent que sur un plan cognitif, la plupart des conjoints savaient que leur partenaire allait mourir. Mais l’acceptation intellectuelle n’était pas inébranlable. Comme si le maintien d’une incertitude, d’une forme d’espoir était nécessaire (pour eux, pour fonctionner au quotidien, et pour leur conjoint).

L’opérationnalisation du DA par le biais du concept de préparation n’est pas sans poser plusieurs questions. Saldinger et Cain (2004) insistent : « la conscience, la lucidité cognitive, ne se traduit pas nécessairement en une conscience émotionnelle ; pas plus que la conscience émotionnelle n’implique l’acceptation émotionnelle de la mort » (p. 70, traduction personnelle). Sweeting et Gilhooly (1990) adressent la même critique aux auteurs qui choisissent d’opérationnaliser le DA par le biais de la variable ‘préparation au décès à venir’, ou ‘caractère inattendu versus attendu de la mort’. Ils expliquent l’absence de consensus concernant la fonction adaptative du deuil anticipé par cette opérationnalisation manquant de finesse. En effet, diverses études ont mis en évidence qu’un décès brutal (et donc l’absence d’anticipation) était le plus souvent associé à une adaptation émotionnelle difficile chez les proches. Mais ce sont davantage des caractéristiques traumatisantes liées à la mort brutale (typiquement : accidents de la route, homicides, âge jeune des personnes décédées) qui viennent retentir négativement sur l’ajustement psychologique. Il est donc hasardeux de conclure, qu’à l’inverse, l’anticipation du deuil serait salutogène.

En effet, est-il vraiment pertinent de suggérer qu’une personne peut pleinement anticiper, cognitivement ou affectivement, les conséquences de la perte d’un être cher ? Comme le souligne tout d’abord Silverman (1974) : « la ‘répétition’ (rehearsal) des émotions liées à la perte n’est pas le processus de deuil lui-même » (p. 330, traduction personnelle). Et sans évoquer cette dimension émotionnelle, peut-on même cognitivement anticiper ce que

seront nos réactions après la mort d’un de nos proches ? Le concept d’affective forecasting (capacité de prévision émotionnelle) paraît très utile pour répondre à cette question. En général, nos capacités d’anticipation affective sont très médiocres : nous ne pouvons que très difficilement présager de notre état émotionnel futur. Wilson et al. (2000) ont ainsi montré qu’un biais de durée affectait considérablement notre manière d’anticiper notre état émotionnel futur. Ce biais est particulièrement marqué lorsque nous anticipons notre état affectif dans le contexte d’événements douloureux, comme une rupture amoureuse ou un deuil. Les auteurs mettent en évidence que la grande majorité des personnes surestiment considérablement le nombre de mois de souffrance émotionnelle lorsqu’elles sont interrogées de manière prospective, par rapport à l’évaluation rétrospective de cette souffrance. Leur représentations des retentissements de la mort ne peuvent être, au mieux que partielles, mais en tout cas ‘imprévisibles’, toujours différentes de ce que sera leur état émotionnel après le décès. C’est ce que Gilbert et al. ont souligné dans une étude déjà ancienne (1998) portant sur les biais de l’anticipation émotionnelle. Dans six contextes expérimentaux (par exemple rupture amoureuse, échec à un entretien d’embauche, échec électoral, et annonce de la mort de son enfant), les individus semblent surestimer la durée de leurs émotions négatives (par rapport à une population appariée ayant réellement traversé ces situations), et négliger leur capacité naturelle d’adaptation à des événements de vie difficile. C’est ce que les auteurs appellent psychological immune system neglect, ce système psychologique auto-immun correspondant à un ensemble de réactions cognitives destinées à protéger l’individu face aux événements aversifs.

Si l’anticipation affective paraît pour le moins hasardeuse, qu’en est-il de la remémoration des affects liés au deuil, remémoration sur laquelle se fondent de nombreuses études rétrospectives portant sur le phénomène de deuil anticipé ? Dans le champ du deuil des conjoints, Safer, Bonanno et Field (2001) étudient le phénomène de biais de remémoration chez des personnes ayant perdu un proche 6 mois plus tôt (premier temps d’évaluation), puis 4 ans et demi plus tard (deuxième temps d’évaluation). Les auteurs mettent en évidence que les endeuillés, en général, ont tendance à surestimer, après un certain délai, l’intensité initiale de leurs affects négatifs. Ils proposent une hypothèse expliquant ce biais de remémoration : les personnes fournissent une réponse qui leur convient dans l’état actuel, pour avoir l’impression de se sentir bien dans le présent. Donc, dans le cas des individus qui continuent à ressentir une détresse importante liée au deuil 4 ans après le décès (une minorité de l’échantillon de l’étude ici mentionnée), il est vraisemblable qu’ils surestiment le niveau de leur détresse émotionnelle antérieure, comme pour dire : ‘vous auriez dû me voir il y a

quelque temps, je reviens de loin !’ Ainsi, ces endeuillés ont malgré tout le sentiment que leur détresse s’est améliorée. Au contraire, les endeuillés qui s’adaptent de manière satisfaisante, sans souffrance majeure n’ont pas besoin ‘d’exagérer’ leur symptomatologie pour se sentir bien dans le présent. Ces résultats sont consistants avec la littérature sur le trauma (e.g. Southwick, Morgan, Nicolaou & Charney, 1997). On le voit, ces résultats tendent donc à questionner la possibilité même qu’une personne puisse envisager, anticiper les émotions qu’elle ressentira au moment du décès d’un être cher. Les évaluations rétrospectives de l’expérience des endeuillés semblent sujettes à d’importants biais, ce qui entame la validité des résultats des études rétrospectives sur le deuil anticipé (Fulton, 2003 ; Safer, Bonanno & Field, 2001).

La variabilité interindividuelle et les spécificités du lien avec la personne en fin de vie sont rarement pris en considération (Reynolds & Botha, 2006), alors même que de nombreuses études empiriques (e.g. Rosenberg, Baker, Syrjala & Wolfe, 2012) soulignent les différences entre deuil conjugal et deuil d’un enfant en bas âge par exemple. Le DA est étudié comme un phénomène identique chez tous, quelles que soient les caractéristiques de la maladie mettant en jeu le pronostic vital, ou la durée sur lequel il se déploie. C’est pourtant là un élément-clef, encore insuffisamment exploré. En effet, dans une étude rétrospective auprès de 210 conjoints âgés de plus de 65 ans (dans le cadre de la CLOC Study), Carr et al. obtiennent des résultats allant à l’encontre de l’idée si répandue selon laquelle le deuil est plus douloureux et difficile si la mort est brutale. Le fait d’avoir été averti du décès n’affecte pas les taux de dépression, le sentiment de choc et de colère, ni les symptômes de deuil 6 et 18 mois après le décès. Plus la durée d’avertissement est longue (correspondant à une plus longue période d’annonce de phase palliative), plus les conjoints présentent à 6 et 18 mois des taux d’anxiété élevés. Ces résultats montrent que le fait d’être averti de la mort à venir de son conjoint peut avoir un effet salutogène ou néfaste selon que la période de fin de vie dure ou non. Il semble qu’en deçà de 6 mois, et au-delà de 18 mois le caractère néfaste prévaut (Rando, 1983), pour les motifs que nous avons précédemment évoqués (aspects traumatiques per se souvent associés à un décès brutal ; lourdeurs du caregiving, retentissements de la maladie pouvant mettre à mal la relation au fil des mois).

D’autres critiques sont adressées à la fonction adaptative du deuil anticipé. Prenant de la distance par rapport à l’argument selon lequel le DA favoriserait la décathexis, et donc le travail de deuil, Saldinger et Cain, entreprennent selon leurs propres termes, de ‘déromantiser le deuil anticipé’. Ils mettent en exergue les aspects stressants, traumatisants et douloureux de

ce phénomène (mise à mal de l’intimité conjugale, angoisse de séparation, vacillement du monde comme espace sécure, impuissance face à la mort d’un être cher). Face à de tels ‘coûts’, les bénéfices liés à l’anticipation du deuil semblent peser insuffisamment, voire disparaître. D’autres auteurs ont tenté d’opérationnaliser le deuil anticipé en utilisant comme variable la durée de la maladie ou de la prise en charge du malade par son aidant naturel. Gerber et al. (1975), ou encore Ball (1976) ont ainsi assimilé une durée de caregiving supérieure à six mois au déploiement d’un DA. Mais cette assimilation pose là encore question : une personne peut prendre soin d’un proche, même si celui-ci souffre d’une maladie létale pendant de nombreuses années, sans anticiper sa mort (Fulton, 2003).

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