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Chapitre 1 : Phénoménologie du deuil dans le contexte de la maladie cancéreuse : du

1.4 Du caregiving au deuil

Comme nous l’avons souligné précédemment, le caregiving est une forme de comportement d’attachement. La perte d’un être cher, dont on a pris soin, entraîne un hiatus entre les représentations internes du caregiving (par exemple, "qu’est-ce que je considère comme ‘prendre soin’ d’un proche ? Quel type d’aidant je suis ? Quelle aide je propose ?") et la réalité, d’où la personne malade est désormais absente. Les fonctions et tâches liées au caregiving rythment le quotidien, y laissent leur empreinte, et jouent bien sûr un rôle dans le bien-être et dans l’identité de la personne-aidante. La souffrance, la possible confusion identitaire, le sentiment d’incomplétude qui traversent les caregivers touchés par le deuil, peuvent ainsi être liés au vacillement des fonctions de caregiving (Feeney & Collins, 2001 ; Shear & Shair, 2005). La plupart des personnes parviennent à remanier ces fonctions, de mêmes qu’elles réussissent à modifier leurs liens avec le défunt (Stroebe, Abakoumkin, Stroebe & Schut, 2012). Mais pour une minorité des personnes endeuillées, cette mise à mal se chronicise et entraîne une souffrance pérenne.

Dans une étude prospective auprès de conjoints de patients atteints de différentes pathologies (ces conjoints ne sont pas nécessairement les caregivers des patients), Schulz et al. (2001) montrent que le retentissement du décès du malade sur l’ajustement (émotionnel, physique, comportemental) du conjoint, varie en fonction de l’expérience de caregiving. Ainsi, dans cette recherche longitudinale auprès de 129 conjoints endeuillés, les auteurs ont distingué trois profils de conjoints : ceux qui n’avaient pas pris en charge le malade, ceux qui se déclaraient (avant le décès) caregivers stressés et enfin les caregivers non-stressés. Les conjoints déjà stressés en amont du décès ne souffrent pas de davantage de stress après la mort. Au contraire, ils font preuve de moins de comportements à risque par rapport aux deux autres groupes. Les auteurs expliquent cette absence d’évolution du stress par la probable préparation à la perte du conjoint, initiée en amont du décès, dans le contexte d’une aggravation prévisible de l’état de santé du malade. Autre hypothèse explicative : un réseau amical et familial, disponible pour offrir un soutien après le décès, s’était déjà mis en place pendant la maladie, créant une transition sécurisante pour le conjoint survivant. Schulz et al. (2001) soulignent que chez les conjoints qui n’ont pas pris en charge le malade, le décès est associé à une perte de poids significativement plus importante et à une intensification des mouvements dépressifs. Les auteurs avaient bien posé deux hypothèses opposées : soit la confrontation à l’expérience difficile et stressante que représente le caregiving entame les ressources émotionnelles et sociales du conjoint, ce qui le rend plus vulnérable à une détresse

psychologique après le décès ; soit la disparition de cet être cher handicapé et diminué conduit à une amélioration de l’adaptation émotionnelle et physique du conjoint, parce que le fardeau lié au caregiving diminue, voire disparaît. Les études antérieures portant sur ces problématiques demeurent peu concluantes, car elles ne comportent pas de groupes contrôles. La recherche de Schulz et al. (2001) pallie cette faille, en incluant les trois groupes que nous avons cités plus haut. Les auteurs mettent en lumière un autre défaut fréquent dans les études portant sur les liens entre caregiving et réactions de deuil : leur caractère rétrospectif.

Une étude prospective longitudinale de Ferrario, Cardillo, Vicario, Balzarini et Zotti, (2004) auprès de caregivers de patients atteints de cancer démontre que l’ajustement de ces derniers 12 mois après le décès du malade est significativement corrélé avec les difficultés émotionnelles liées au caregiving, difficultés évaluées au moment de la phase palliative. Cette corrélation est d’autant plus importante chez les femmes. Les auteurs soulignent que l’expérience d’un fardeau en fin de vie est l’un des facteurs de risque le plus importants pour développer des symptômes de deuil compliqué. Ces résultats leur permettent d’insister sur la nécessité de mettre en place un repérage des proches-aidants plus vulnérables dans leur deuil, et ce dès la phase de fin de vie.

Afin de vérifier qualitativement les résultats insistant sur le fait qu’une expérience douloureuse de caregiving rend le deuil de son proche plus douloureuse (Brazil, Bedard & Willison, 2003) a fortiori pour des conjointes (Ferrario, Cardillo, Vicario, Balzarini & Zotti, 2004), Holtslander et Duggleby (2010) ont conduit une étude qualitative auprès de femmes âgées, veuves après avoir perdu leur conjoints d’un cancer. Les auteurs montrent qu’après avoir partagé la vie de leurs conjoints pendant des années, ce qui avait considérablement marqué leur identité, mais aussi après avoir pris soin d’eux durant leur maladie (les fonctions de caregivers étaient également devenues une part de leur identité), ces femmes ont le sentiment d’avoir perdu une partie d’elles-mêmes et que la mort les a dépossédées d’un pan de leur identité, ce qui rend leur deuil particulièrement difficile (Cheek, 2010 ; Holtslander & Duggleby, 2010). Néanmoins, tous les conjoints-aidants qui sont confrontés à la perte de leur époux ou de leur épouse ne développent pas nécessairement de trouble psychopathologique. Même si l’idée selon laquelle les endeuillés traversent nécessairement des difficultés psychologiques est très présente dans l’opinion commune, la plupart des études empiriques retrouvent que 15 à 30% ‘seulement’ des conjoints souffrent de dépression dans l’année suivant le décès de leur mari ou épouse (Stroebe, Hansson, Schut & Stroebe, 2008; Zisook & Shuchter, 1993). Ainsi, les endeuillés font preuve, souvent, d’une considérable résilience: 70

à 80% d’entre eux font face à cette transition de vie sans dépression et sans trouble anxieux généralisé (Carr & Utz, 2002).

Le parcours de la littérature spécialisée nous permet de tirer plusieurs conclusions : l’expérience de caregiving, même si elle peut s’accompagner d’émotions positives, notamment d’une satisfaction liée au fait d’être présent émotionnellement et matériellement pour son proche, s’accompagne souvent d’une souffrance importante chez l’aidant (Guldin, Vedsted, Zachariae, Olesenen Anders & Jensen, 2012). Celle-ci est multidimensionnelle, et certains facteurs de risque ont été mis en lumière, car ils semblent associés à l’émergence et à l’intensité de cette souffrance. Par ailleurs le caregiving laisse une empreinte sur la manière dont les personnes vont vivre leur deuil. Face à l’imprécision des connaissances sur les spécificités de cette trajectoire dans le contexte du deuil conjugal après un cancer, nous avons donc souhaité mener une revue de la littérature sur cette problématique bien particulière.

Chapitre 2 : Considérations actuelles sur le deuil du conjoint dans le contexte du

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