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Le deuil compliqué/prolongé : réactions normales versus dysfonctionnelles chez les conjoints endeuillés

Chapitre 2 : Considérations actuelles sur le deuil du conjoint dans le contexte du cancer : revue systématique de la littérature

2.3 Le deuil compliqué/prolongé : réactions normales versus dysfonctionnelles chez les conjoints endeuillés

Une importante littérature s’est attachée à souligner la fréquente morbidité psychique et physique associée au deuil du conjoint. Cette morbidité est parfois décrite en termes de risque accru de mortalité pour les conjoints endeuillés, particulièrement pour les pathologies cardiaques, les cancers et les accidents (Elwert & Christakis, 2008 ; Hart et al, 2007), ou encore de dysrégulation de la fonction auto-immune (Goodkin et al, 2001 ; Pettingale, Hussein & Tee, 1994). La vulnérabilité psychique est essentiellement envisagée en termes de risque accru de troubles dépressifs un an après le décès (Chen et al, 1999 ; Fenix et al, 2006), ou d’une détérioration de la qualité de vie (Kim & Given, 2008). Ces recherches ne sont pas spécifiques aux conjoints endeuillés après un cancer, dont on connaît encore mal les spécificités du vécu (Tang & Li, 2008).

De manière très frappante, la littérature actuelle sur le deuil est centrée sur la recherche d’une définition du deuil pathologique, ou compliqué, ou prolongé (Holland, Neimeyer, Boelen & Prigerson, 2009; Prigerson et al., 1995; Prigerson et al., 2009). Strictement parlant, cette approche n’est pas une modélisation théorique du deuil. En effet, un modèle théorique implique le plus souvent des prédictions : il a une finalité, se rapportant toujours à ce qu’on espère en déduire. A l’heure actuelle, les processus qui président aux associations entre prédicteurs et symptômes de deuil compliqué ne sont pas encore analysés en détail. Dans cette perspective, il s’agit d’étudier des mouvements d’adaptation à la perte

pathologiques en eux-mêmes. Ainsi, à côté des recherches portant sur la morbidité associée au deuil d’un proche, a émergé depuis quelques années, une conception des processus de deuil les abordant sous l’angle de la psychopathologie. Prigerson et al (1995) ont contribué à développer la notion de deuil pathologique (appelé dans un 1er temps traumatique ou compliqué) : en utilisant la notion de prolonged grief disorder (PGD, Prigerson et al, 2009). Des études empiriques récentes ont pointé que certaines formes compliquées ou prolongées du deuil formaient un ensemble de symptômes au-delà de 6 mois après le décès1 (par exemple comportement de recherche, difficulté d’acceptation de la mort, impression d’être sidéré). Ces symptômes seraient distincts des autres troubles psychiatriques comme les troubles anxieux structurés ou la dépression. Mais la spécificité de ces réactions prolongées n’est pas claire pour autant : certains pensent que le deuil prolongé représente une entité clinique qualitativement distincte, et d’autres que c’est un trouble qui se mesure en termes de gravité, d’intensité des symptômes.

Dans une étude récente auprès de 1069 personnes ayant perdu un proche parent et employant une méthodologie taxométrique, Holland, Neimeyer, Boelen et Prigerson (2009) examinent la structure sous-jacente du deuil. Ils concluent qu’il est pertinent de penser les réactions pathologiques du deuil comme des manifestations particulièrement sévères et intenses des réactions ‘habituelles’ face à la perte, et non comme la présence ou l’absence de symptômes spécifiques. La conceptualisation pertinente du deuil pathologique serait donc dimensionnelle. Les mouvements pathologiques sont donc déterminés par la sévérité des symptômes, bien plutôt que par la présence ou l’absence de symptômes spécifiques.

Cette approche psychopathologique du deuil est très fréquente : elle a été adoptée par 17 recherches empiriques récentes identifiées par notre revue de littérature (26,9 %) (Bernard & Guarnaccia, 2003 ; Chiu et al., 2011 ; Fujisawa et al. 2010 ; Granek, 2010 ; Greer, 2010 ; Holland, Neimeyer, Boelen & Prigerson, 2009 ; Johnson et al., 2009 ; Johnson, Vanderwerker, Bornstein, Zhang & Prigerson, 2006 ; Johnson, Zhang, Greer & Prigerson, 2007 ; Lichtenthal & Cruess, 2010 ; Lobb et al., 2010 ; Maciejewski, Zhang, Block & Prigerson, 2007 ; Sunwolf, Frey & Keränen, 2005 ; Vanderwerker, Jacobs, Parkes & Prigerson, 2006 ; Wiese et al., 2010 ; Wright et al., 2008 ; Zhang, El-Jawahri & Prigerson, 2006). Elle a permis d’étudier certains prédicteurs des réactions pathologiques de deuil, par exemple le type d’attachement à la personne décédée (Johnson, Zhang, Greer & Prigerson,

1 Le critère ‘temps’ (Timing, criterion D) fait l’objet de modifications régulières chez les auteurs du futur DSM 5

qui paraîtra vraisemblablement en mai 2013. Au moment de la rédaction de ce travail de thèse, la durée des symptômes nécessaire pour poser le diagnostic a été repoussée à 12 mois.

2007 ; Vanderwerker, Jacobs, Parkes & Prigerson, 2006), ou encore les caractéristiques du caregiving (Bernard & Guarnaccia, 2003), mais aussi le lieu du décès (services classiques d’hospitalisation versus prise en charge en soins palliatifs) (Wright et al., 2008). Un attachement insécure (c’est-à-dire un style d’attachement caractérisé par des difficultés à se séparer et des mouvements d’angoisse, ou par un évitement de l’expression de son attachement et de ses émotions) développé pendant l’enfance pourrait ainsi être un prédicteur de l’émergence d’un deuil compliqué, et d’un niveau élevé de dépendance à la personne décédée. Lobb et al. (2010) ont récemment proposé une revue systématique des prédicteurs du TDP, que nous détaillerons plus loin. Certains articles épousant cette perspective sur le trouble du deuil prolongé se concentrent sur les prises en charge dédiées aux endeuillés présentant cette symptomatologie. Ainsi Greer (2010) souligne que les thérapies cognitivo- comportementales peuvent être efficaces pour la prise en charge de ce trouble, tandis que Lichtenchtal et Cruess (2010) suggèrent que les exercices d’écriture dirigés, sur des sujets liés à l’ajustement à la perte, peuvent être bénéfiques aux personnes souffrant de TDP ou de dépression.

Seules 2 références (Bernard & Guarnaccia, 2003 ; Johnson et al, 2009) s’attachent spécifiquement à étudier le deuil du conjoint en se référant aux concepts du deuil prolongé. Premièrement, les aspects centraux du deuil compliqué (par exemple la présence de symptômes clefs tels que les comportements de recherche, le sentiment d’être stupéfié, l’incrédulité face à la mort…) seraient particulièrement adaptés à la compréhension de l’ajustement au deuil chez un conjoint, tandis qu’ils seraient moins pertinents pour le deuil des jeunes femmes adultes vis-à-vis de leur mère décédée. Le deuil compliqué serait donc plus fréquent dans l’ajustement à la perte du conjoint. (Bernard & Guarnaccia, 2003). Deuxièmement, l’identification de ce trouble en tant qu’entité distincte, et la possibilité d’un diagnostic de deuil compliqué ou prolongé seraient très soulageantes pour les personnes concernées. Parmi 135 participants endeuillés (dont 80 % étaient des veufs ou des veuves, et dont la moyenne d’âge était de 61,8 ans), plus de 90 % des personnes diagnostiquées dans cet échantillon comme atteintes de ce trouble rapportent être soulagées de savoir que le diagnostic indique un état psychopathologique identifiable et 100% rapportent être intéressés par un traitement pour les symptômes sévères de deuil (Johnson et al, 2009). La cause du décès n’est pas prise en compte dans cette étude, avec des deuils suite à des maladies chroniques, dont le cancer, mais aussi suite à des accidents de la route. Par ailleurs, deux autres études

investiguent le lien au défunt comme un facteur de risque de développer un TDP (Chiu et al., 2011 ; Fujisawa et al., 2010).

Les travaux de Prigerson sur le deuil prolongé, en identifiant des facteurs de vulnérabilité (poids de l’expérience de caregiving, types d’attachement…) présentent également l’avantage de proposer des modalités de prises en charge pour les personnes endeuillées : thérapies brèves ciblant les processus d’attachement (Zhang, El-Jawahri & Prigerson, 2006), ou groupes de soutien travaillant sur l’écoute ou la mise en récit visant à apaiser la détresse de séparation, et/ou la détresse traumatique, les deux composantes principales du deuil compliqué pour Prigerson. (Sunwolf, Frey & Keränen, 2005).

Malgré les éléments de validation empirique, des études suggèrent que le deuil compliqué tel qu’il est conceptualisé par l’équipe de Prigerson, ne tient que peu compte de la variabilité inter- et intra-individuelle de l’ajustement à la perte (Stroebe, Schut & Stroebe, 2007 ; Zech, 2006). C’est peut-être la volonté d’établir un diagnostic basé sur une classification nosographique, qui explique cette uniformisation de l’adaptation à la perte et le cloisonnement ‘réactions normales’ vs ‘pathologiques’. C’est la définition de l’aspect pathologique de certaines réactions de deuil qui est principalement critiqué par les détracteurs de la classification du ‘deuil compliqué’. A l’opposé, certains auteurs estiment que le maintien dans le temps de certaines réactions (pleurs, difficultés à accepter la mort), même au-delà de plusieurs mois, appartiendrait au contraire à la phénoménologie normale du deuil (e.g. Boswell, 2008 ; Hansson, Hayslip & Stroebe, 2007 ; Zech, 2006).

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