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Difficultés relatives à la spécificité du contentieux

Partie 2.- La qualité de la justice vue par les magistrats et les greffiers : bilan des

VI.- Difficultés relatives à la spécificité du contentieux

Le ressort de chaque juridiction est différent et cette réalité apparaît dans la structure du contentieux. Une piste serait donc de parvenir à croiser les données quantitatives avec la complexité des litiges. Il y a déjà eu des tentatives de mises en place de coefficient de complexité ou d’étoiles (1, 2, 3 ou 4) selon la difficulté de l’affaire, afin de pouvoir faire ressortir cette spécificité. Ces expériences sont semble-t-il utiles en interne (pour l’évaluation des magistrats par le Président notamment), mais ne sont pas exploitées au niveau national. Précisons toutefois que cette idée de mesurer la complexité du litige pour affiner les données annuelles, et influer sur l’attribution de moyens, n’est pas partagée par toutes les juridictions. 1.- Président de Cour d’appel.

Un premier président de cour d’appel a fait une expérience avec 10 présidents de TGI sur la mesure de la performance. A Bastia, la justice est statistiquement assez lente mais il y a des dossiers d’indivision et de succession qui prennent beaucoup de temps. A Nanterre, la méthode a consisté à déterminer la structure du contentieux d’une juridiction puis faire une comparaison dans le même type d’affaire. La structure de contentieux n’a rien à voir avec la performance. La durée n’a pas le même sens dans un divorce ou ailleurs. Dans le dialogue de

performance ce qui devrait compter est le temps entre la formulation de la demande et le premier passage devant le juge pour sortir du face à face conflictuelle.

Selon un premier président d’une cour d’appel de taille moyenne, on ne peut que donner une priorité à certains contentieux, car on ne peut pas tout traiter de la même manière. Mais à quel contentieux faut-il donner la priorité ? Là aussi, les questions se posent conjointement pour les affaires civiles et pénales. Les tribunaux passent leur temps à faires des choix de politique mais ils ne sont pas assumés. Et plus l’accès au juge sera facilité, plus la demande augmentera.

2.- Président de TGI.

Le président d’un grand Tribunal de grande instance d’Ile-de-France, estime que sa juridiction est très spécifique : elle doit traiter un contentieux d’une grande complexité en raison de la présence, dans son ressort, des sièges sociaux des entreprises du CAC 40. Cela génère des litiges en matière sociale, civile, pénale, fiscale, etc. Son ressort abrite également les sièges sociaux de titres de presse tels que Closer, Paris Match, d’où de nombreux litiges relatifs à la vie privée (affaire Gayet/Hollande, Famille royale britannique…), ou encore, les sièges de nombreuses banques, telles que Dexia et ses centaines d’« emprunts toxiques ». Ainsi, les magistrats de son ressort font face à des affaires lourdes et compliquées qui nécessitent des compétences pointues. Ils règlent, en proportion, relativement peu de contentieux de masse. L’affaire Bettancourt a engendré une crise grave, des tensions et la performance en a été affectée.

Malheureusement, cette spécificité n’apparaît pas car le Ministère de la Justice ne dispose que d’indicateurs strictement quantitatifs, ce qui revient à nier le travail réalisé dans ces affaires. La Chancellerie ne fait que des calculs quantitatifs et attribue des moyens en fonction des indicateurs Pharos : affaire nouvelle/affaire terminée. Si le nombre d’affaires nouvelles augmente et que les affaires terminées diminuent, le taux est supérieur à 100 %. En revanche, dans le cas inverse, le taux est inférieur à 100 %.

En outre, le traitement des données est lent ; il en résulte que les postes supplémentaires ne sont pas affectés au moment où la charge de travail l’imposerait. Autrement dit, les indicateurs Pharos de 2012 servent pour le calcul des moyens 2014. Enfin, une difficulté supplémentaire existe devant sa juridiction : il faut compter avec un « turn-over » important. Les collègues les plus performants sont rapidement affectés à la Cour de cassation, par exemple. C’est une juridiction tremplin.

Le Président de cette juridiction avait sollicité un collègue pour rédiger un rapport novateur sur la complexité des affaires. Il proposait une approche prenant en compte la complexité des affaires à l’aide d’un coefficient. Selon lui, en prenant en compte la complexité des affaires, il faudrait un tiers d’effectifs en plus dans son tribunal.

Le président d’un grand Tribunal de grande instance d’Ile-de-France utilise le logiciel pilote mis au point à Metz pour calculer le travail accompli par un service et les besoins en personne. Cet outil devrait être généralisé, car il permet de mettre en relation la complexité d’un dossier et le temps passé à le traiter. Le calcul se fait par demi-journée et par type d’affaires. Il ne doit toutefois pas être perçu comme intrusif par les magistrats. Son intérêt est de permettre d’individualiser chaque tâche du tribunal et de lui attribuer une demi-journée. Chaque tâche a une valeur en relation avec une action de la LOLF, puis il opère une répartition du travail de chaque magistrat. Si un magistrat est remplacé, le logiciel se met à jour.

Il existe également une autre façon de faire avec un référentiel. Grâce aux cinq années précédentes, il est possible d’obtenir une moyenne par décision. Ainsi, le référentiel Pharos calcule les statistiques d’un tribunal de manière fiable pour le passé et permet une comparaison avec les autres tribunaux du même groupe.

La structure du contentieux de son tribunal est de 50 % des affaires familiales et la seconde moitié, du contentieux général. Sur 13 000 affaires, 2600 hospitalisations sous contrainte. Le ressort compte six hôpitaux psychiatriques, soit presque autant qu’à Paris. Il a opté pour une solution mixte : une annexe (audience sur place) et trois audiences au tribunal.

Pourtant, à propos de la prise en compte de la structure du contentieux dans l’évaluation de la qualité de la justice grâce aux outils statistiques, le Président d’un autre Tribunal de grande instance de taille moyenne d’Ile-de-France se montre dubitatif. De son point de vue, chaque juridiction a sa spécificité, son « point noir ». Il serait faux de ce fait de prétendre qu’un TGI aurait besoin de plus ou de moins, en raison d’un aspect particulier de son contentieux. Si, dans le ressort du TGI de Nanterre, on trouve de nombreuses sociétés du CAC 40, dans son ressort, il existe un contentieux extrêmement complexe et difficile relatif à la copropriété du fait de la présence de la copropriété la plus importante d’Europe, ce qui monopolise beaucoup de temps et d’énergie.

Il existe par ailleurs déjà un indicateur de spécificité : le code NAC. Il s’agit en réalité d’une grille de domaines, assez précis. Pour chacun, un code est attribué. La difficulté, vient de ce que les fonctionnaires ne les connaissent pas toujours précisément. Ils classent mal ou de manière imprécise les affaires, de sorte que cela ne fonctionne pas. Le classement se réduit donc à une dizaine de codes généraux par famille de contentieux et cela n’a donc pas d’intérêt. Cela révèle assez bien la difficulté qu’il y a à intégrer la complexité des affaires. Selon le Président d’un grand Tribunal de grande instance du Nord: 40 % du contentieux concerne la famille (11 JAF). Ce sont soit des familles très pauvres (le ressort compte beaucoup de logements sociaux), soit des familles très riches avec des éléments d’extranéités, des affaires complexes. Trois JAF sont spécialisés sur la liquidation des avoirs patrimoniaux et les enlèvements d’enfants. Le service de la JIRS existe dans sa juridiction en matière pénale et civile. Le TGI est compétent pour toutes les affaires d’adoption et de nationalité de la région. Peu de référés sont demandés, car les décisions au fond sont rendues rapidement. Ce TGI est compétent pour les affaires situées dans la ville la plus pauvre de France : 45 % des habitants sont sous le seuil de pauvreté. Ce Tribunal est le deuxième plus gros de France après Bordeaux. Le ressort compte également de grosses entreprises dans la grande distribution. C’est pourquoi le contentieux devant le Tribunal de commerce est très important. Dans le ressort, le taux de chômage atteint les 20 %. La délinquance est importante. (Deux zones sensibles prioritaires). Il faut aussi considérer l’existence de deux centres de rétention des étrangers et de huit lieux d’hospitalisation sous contrainte qui génèrent du contentieux. La priorité est la chambre familiale.

Sur la structure du contentieux, le Président d’un Tribunal de grande instance de taille moyenne d’Ile-de-France apporte la précision suivante : globalement, la part du contentieux civil n’augmente plus depuis quelques années, sans doute pour des raisons économiques. En volume, le droit de la famille représente le plus important. Il est toutefois difficile à évaluer. Les statistiques ne permettent-elles pas de réaliser cette évaluation ? En réalité non, car ils ne sont pas à périmètre constant. Par exemple, le juge des tutelles de mineurs était autrefois le juge d’instance. Aujourd’hui, ce contentieux relève du pôle famille. De la même manière, le contentieux du juge de l’exécution semble avoir baissé. En réalité, il a simplement été transféré.

Du point de vue de la Présidente d’un Tribunal de grande instance de taille moyenne du centre, la structure du contentieux est un élément à prendre un compte, mais pas le seul. Certes, il y a des spécialités à Paris, mais chacun a ses spécialités. Par exemple, les avocats parisiens plaident avec un peu d’arrogance que son tribunal n’est pas compétent pour les litiges de responsabilité médicale. C’est en contradiction avec la notion de compétence territoriale. La justice pourrait toutefois intégrer un critère selon lequel un dossier n’équivaut pas à un autre. La complexité est révélée par la pluralité des défendeurs, des demandeurs. Certains dossiers sont aussi très chronophages.

3.- Juge d’instance.

Le service des tutelles paraît prioritaire au Juge du Tribunal d’instance du nord interrogé parce que les dossiers en stocks créent une charge de travail supplémentaire, ce qui n’est pas le cas en matière strictement civile. Il est donc impératif de ne pas laisser le retard s’accumuler (À titre indicatif, dans son tribunal, le stock est de 3500 dossiers de tutelles pour 2 juges). La difficulté du travail relatif aux tutelles dépend aussi de la composition de la population et de son patrimoine (dans sa ville, le niveau de vie est globalement assez faible). Plus les revenus sont importants, plus les requêtes sont nombreuses.

4.- Administration centrale.

Selon l’Inspecteur général des services judiciaires, le critère de la structure du contentieux risque de servir à contourner les facteurs quantitatifs. Il faut y être vigilant. Chaque juridiction a sa spécificité et ses contentieux chronophages. Certaines juridictions (comme le Conseil de prud’hommes de Bobigny) ont accepté les recommandations de l’IGSJ, d’autres moins, ceux- là mêmes qui estiment que les critères quantitatifs mis au point ne sont pas adaptés à la structure de leur contentieux.

5.- Syndicat.

Il faut donner des priorités dans les contentieux, selon le Président de l'Union Syndicale des Magistrats (USM). Une délibération de la conférence des présidents de Cour d’appel du 16 mai 2014 indique qu’il n’est plus possible de faire de la qualité dans tous les domaines. Ils appellent aussi à ce qu’il existe un instrument objectif de mesure de l’activité des magistrats du siège et à garantir une charge de travail compatible avec la qualité attendue des juges d’appel. La conférence a « d’ores et déjà constaté que dans la plupart des cours d’appel, l’application des normes d’activité assurant un niveau qualitatif satisfaisant et des conditions de travail admissibles, sur le long terme, ne permettra pas de traiter tous les contentieux au même rythme », d’autant qu’aucun des postes supprimés dans les années 2010-2011 dans les cours d’appel n’ont été rétablis. « Dès lors, se pose la question du choix des priorités dans le traitement des divers contentieux, la conférence privilégie les protections des libertés et les violences contre les personnes, le contentieux social indemnitaire et alimentaire, le contentieux familial pour l’exercice de l’autorité parentale et les procédures collectives », ce programme pourrait être élargi au TGI.

A Nanterre, certaines audiences ont été supprimées notamment en matière de copropriété pour donner la priorité à d’autres contentieux. Jusqu’à présent l’approche des présidents était de dire « on fera face », d’où une baisse de qualité, de la collégialité, des motivations, du temps d’audience, les collègues sont essorés, les arrêts de travail se multiplient (chiffre de la Cour d’appel de Versailles).

Le législateur ajoute toujours un peu plus de charges à effectifs constants et il y a un défaut de considération. L’affaire d’Outreau a été un traumatisme car tous les juges d’instruction travaillaient comme lui.

Chaque magistrat met des dossiers de côté, il doit déterminer quels sont les bons dossiers à traiter.

L’enquête de satisfaction est un procédé difficile : un procès fait au moins un mécontent parfois deux car le 2° n’a pas tout obtenu. On apprécie des ressentis, la quantification est plus simple. La démarche qualité de l’USM a consisté à appliquer toute la loi (vers 2006-2008) : par exemple le juge des enfants doit en principe avoir un greffier au pénal mais il travaille quand même s’il n’en a pas, la démarche qualité consiste justement à attendre d’avoir un greffier, c’est une grève du zèle. Autre exemple, la durée d’audience ne doit pas dépasser 8 h, au-delà le tribunal reporte. De même, il faut limiter le recours aux conseillers rapporteurs et revenir à la collégialité pour les dossiers compliqués. Les délais d’audience ont surtout diminué car cela coûte cher en société de sécurité après 20 h, d’où des audiences le matin et les magistrats sautent le déjeuner. Le problème est qu’avant, la matinée servait à préparer les dossiers. Il faut maintenant venir la veille. Un autre problème réside dans le fait que l’administration pénitentiaire ne fait les transfèrements que l’après-midi en raison des conventions conclues entre cette administration et le tribunal. C’est alors l’API qui fait le calendrier d’audience. Par exemple, une lettre du 20 novembre 2006 aux chefs de cours : « un très large consensus s’est dégagé chez nos collègues pour lancer une « démarche qualité ». Ce mouvement consiste à appliquer strictement les textes auxquels nous soumet la loi, dans l’intérêt du justiciable et pour une plus grande sécurité juridique de tous », mais c’est une démarche radicale qui n’a guère été suivie.

Selon le Président de l'Union Syndicale des Magistrats (USM) à propos de la charge de travail à Rennes, a été mis en place un référentiel d’activité au pénal avec des coefficients multiplicateurs en vue de déterminer la charge de travail, dans le respect d’une qualité moyenne. Un dossier d’instruction ne vaut pas un dossier d’instruction. Il peut aussi y avoir du correctionnel complexe, en matière de santé notamment. Mais si on colle au plus près de la réalité, le calcul devient vite une usine à gaz, on se perd dans les détails. Si on réduit les indicateurs on s’éloigne de la réalité, si on va trop loin dans le détail, ce n’est pas applicable, un peu comme avec les normes NAC.

Il n’y a pas de volonté de la chancellerie, car la prise en compte de la structure du contentieux révèlerait les manques de magistrats. Les juridictions demandent de prendre en compte la qualité mais l’activité juridictionnelle s’y prête assez mal, car la justice varie beaucoup. Par exemple, dans la justice des mineurs, les mesures de milieu ouvert ne sont pas quantifiées de la même façon. Comment calculer la charge de travail du parquet ? Le temps d’audience, le temps de permanence, l’activité para juridictionnelle, le temps consacré aux relations avec les partenaires extérieures ?

6.- Juges non professionnels.

Selon la vice-présidente d’un conseil de Prud’hommes d’Ile-de-France, aucune statistique tout à fait fiable n’existe sur la structure du contentieux. Par simplification, on rentre rupture quand on remplit les grilles sans préciser laquelle.

La rupture conventionnelle a d’ailleurs fait plonger le nombre de demandes devant les CPH, mais ça n’a été que temporaire, de nouveau le contentieux a réaugmenté. Le timbre a aussi fait plonger les demandes, mais il est aujourd’hui supprimé. Plus récemment, le fait que les délais

de prescription aient diminué devrait diminuer le contentieux, répondant ainsi à un objectif de déjudiciarisation avancé par l’accord national interprofessionnel (ANI) de janvier 2013, transposé à la loi du 14 juin 2013, à la demande du MEDEF. Pourtant, paradoxalement selon une vice-présidente la diminution des délais de prescription devrait augmenter les actions en série et donc l’objectif visé pourrait ne pas être atteint. En effet, jusque-là les organisations syndicales prenaient quelques dossiers pilotes pour voir comment les choses seraient envisagées par les tribunaux et éventuellement pour faire pression sur la négociation. Aujourd’hui, les justiciables vont faire feu de tout bois, et seront incités à agir tous au plus vite. Cela pourrait aussi augmenter les demandes de référés.

Ainsi, la structure du contentieux est une donnée éminemment évolutive qui renvoie à de nombreux facteurs et notamment aux évolutions du droit en vigueur.