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Section 1 – Des mentions précises

3) la destination

83. La question de la destination apparaît relativement proche de celle de l’étendue. La différence entre les deux notions n’est ainsi pas toujours aisée à mettre en lumière. Alors qu’avec l’étendue se poserait la question des différentes sortes d’exploitation d’une œuvre qui vont être autorisées, c’est celle des utilisations qui vont pouvoir être faites d’un mode d’exploitation autorisé qui se poserait avec la destination. En d’autres termes, c’est la question de la finalité de l’exploitation qui serait ici en cause. Cela revient à demander à l’auteur comment il veut que le droit

195 Cass. Civ. 1ère, 23 janvier 2001, JCP G, 2001, IV, 1485 : Pablo Picasso avait cédé ses droits pour la reproduction de

dessins dans un ouvrage. Plusieurs années après, une nouvelle édition paraît dans une nouvelle langue. La succession Picasso conteste cette nouvelle exploitation de l’œuvre. Les juges prononcent la nullité de l’acte en retenant qu’il ne stipulait aucune clause quant à l’étendue des droits cédés.

qu’il a cédé soit utilisé. Par exemple, s’il cède ses droits sur une œuvre musicale, l’exploitation qui en sera faite doit-elle être limitée à la reproduction sur disque, ou bien est-il possible de diffuser l’œuvre lors d’une manifestation publique197 ?

84. En réalité, même si l’on aurait voulu justifier l’existence parallèle des deux notions, il faut avouer que nous avons bien du mal à saisir la différence. Etendue et destination, n’est-ce pas, au total, la même chose ? Dans les deux cas, c’est bien l’utilisation autorisée des droits cédés qui est en cause : jusqu’où l’auteur autorise-t-il le cessionnaire à aller ? Quelles limites pose-t-il à l’exploitation de son œuvre ? Dans les deux cas, cela revient à se poser la question des frontières de la cession. La distinction entre les deux notions nous apparaît donc superflue et n’est qu’un élément de complexité d’un processus contractuel qui n’en avait pas besoin.

85. Mais puisque la différence semble établie (du moins virtuellement) en pratique, précisons que le problème autour duquel se cristallisent les questions relatives à la destination réside dans l’utilisation publicitaire des œuvres. Ainsi, si le cessionnaire des droits souhaite utiliser l’œuvre dans un cadre publicitaire (pour vanter les mérites d’un autre objet que l’œuvre en elle-même : par exemple, chanson utilisée dans une publicité pour une chaîne de restauration), il faut que cette utilisation soit prévue au contrat. A défaut, le cessionnaire des droits pourrait être sanctionné pour avoir exploité l’œuvre d’une façon qui ne lui était pas permise.

86. La jurisprudence ne manque pas de matière à ce sujet. Prenons par exemple l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 11 septembre 2002198. Il s’agissait, dans cette espèce, d’un photographe qui avait cédé ses droits sur certaines de ses œuvres pour illustrer une encyclopédie. Or, le cessionnaire des droits a également utilisé les clichés dans une campagne publicitaire destinée à promouvoir une certaine édition de l’ouvrage. Le photographe n’a pas été très heureux de cette utilisation non prévue au contrat et a ainsi intenté une action en contrefaçon contre son cocontractant. Les juges lui donnent raison.

197 F. Pollaud-Dulian, op. cit., n° 958.

Autre exemple avec un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 12 juillet 2006199. Il s’agissait ici à nouveau d’un photographe qui avait cédé ses droits sur certaines photographies pour illustrer un dépliant sur les Thermes de Vittel. En plus de cette exploitation, le cessionnaire des droits s’autorise à reproduire les clichés sur les bouteilles d’eau de la marque, alors qu’aucune utilisation publicitaire n’était prévue au contrat. Une nouvelle fois, la destination n’a pas été respectée. La Cour de cassation sanctionne le cessionnaire des droits.

Même idée dans un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 15 février 2005200. Une chanson est utilisée dans une campagne de publicité. Suite à un litige particulier entre l’éditeur et les coauteurs, l’affaire arrive devant les juges du droit qui estiment que « la cession de ses droits par l’auteur est limitée aux modes

d’exploitation prévus au contrat », avant de conclure que la formule de cession

présente dans le contrat était trop générale et donc « inopérante à inclure par elle-

même l’exploitation publicitaire en plus des finalités artistiques usuelles ».

L’exploitation publicitaire, comme tout mode d’exploitation, doit ainsi être prévue au contrat. A défaut, les juges sanctionnent le plus souvent le cessionnaire des droits pour avoir exploité l’œuvre d’une façon qui ne lui était pas permise. Et même lorsque cette exploitation publicitaire est prévue au contrat, le cessionnaire des droits n’est pas à l’abri d’un litige : en effet, l’auteur, qui n’est pas complètement démuni, dispose encore des moyens de se plaindre d’une telle exploitation à travers son droit moral. L’auteur conserve ainsi un droit de regard sur l’exploitation qui est faite de son œuvre, même si elle est conforme aux modalités d’utilisation prévues contractuellement. C’est ce que rappelle avec force la jurisprudence dite « Barbelivien » ou encore « On va fluncher ! ». Dans cette affaire, l’auteur compositeur d’une chanson avait cédé ses droits et, notamment, autorisé d’éventuelles modifications. Pour autant, l’utilisation qu’a faite le cessionnaire des droits de son œuvre (transformation en slogan publicitaire) ne lui a pas plu. La Cour de cassation est saisie de l’affaire et estime que « l’inaliénabilité du droit au respect

s’oppose à ce que l’auteur abandonne au cessionnaire, de façon préalable et générale, l’appréciation exclusive des utilisation, diffusion, adaptation, retrait,

199 Cass., Civ. 1ère, 12 juillet 2006, op. cit.

adjonction et changement auxquels il plairait à ce dernier de procéder » 201. Les choses sont claires : l’auteur conserve, à travers son droit moral, un droit de regard sur l’utilisation qui est faite de son œuvre, notamment en cas d’utilisation publicitaire.

87. A ce propos, une interrogation s’impose à nous : ne s’agit-il pas là d’un élément de « surprotection » de l’auteur ? Expliquons-nous. Le droit moral apparaît en effet comme une arme redoutable au service de l’auteur. Il s’agit d’un droit qui, en vertu de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, est, notamment, inaliénable202. Ce qui signifie qu’il ne saurait être cédé. Si l’auteur s’est dépouillé de tous ses droits patrimoniaux, il ne saurait se séparer de son droit moral. Si l’auteur ne peut plus contester une sorte d’exploitation de son œuvre par son cocontractant dès lors qu’il lui a cédé les droits afférents, il n’est pas démuni pour autant : il pourra utiliser son droit moral pour tenter de montrer que l’exploitation réalisée ne lui convient pas et qu’elle lui porte un préjudice certain. Le droit moral intervient alors comme un correcteur de cessions de droits peu satisfaisantes203. C’est précisément ce qui s’est produit dans l’affaire « On va fluncher ! » : le droit moral a permis de faire tomber un contrat alors même que les prescriptions législatives avaient été respectées et que le cessionnaire agissait dans le cadre contractuel. Dès lors, nous reposons la question : n’y a-t-il pas surprotection de l’auteur204, dès lors que le respect du formalisme et l’utilisation des droits dans le cadre de ce qui est contractuellement prévu ne suffisent pas à mettre le cocontractant de l’auteur à l’abri d’un litige ? Il peut sembler en effet quelque peu exagéré de cumuler les prérogatives au profit de l’auteur. On impose déjà de détailler dans le contrat toutes les exploitations autorisées, mais cela ne suffit pas à garantir la sécurité : si l’exploitation autorisée ne convient finalement pas à l’auteur, il peut toujours se servir de son droit moral pour la faire tomber205. Cela commence sans doute à faire beaucoup.

201 Cass. Civ. 1ère, 28 janvier 2003 : JCP G, 2003, IV, 1494 ; Dalloz, 2003, AJ, p. 559, note J. Daleau ; Prop. Intell., 2003, n°

7, p. 165, obs. P. Sirinelli ; RIDA, 2003, n° 196, p. 415, obs. A. Kéréver.

202 L’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose également que le droit moral est perpétuel et

imprescriptible.

203 P. Allaeys, O. Bustin et J.-H. de Mitry, « La liberté contractuelle existe-t-elle en droit d’auteur ? », Legipresse, oct. 2003,

II, 117, p. 119.

204 Cf. les propos de P.-Y. Gautier, rapportés dans l’article de P. Allaeys, O. Bustin et J.-H. de Mitry, op. cit., qui parle d’un

« élément de surprotection de l’auteur ».

L’étendue et la destination des droits cédés étant précisés, il faut maintenant s’intéresser à la durée de la cession.