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3. Chevallard et Chervel, une mécompréhension ?

3.4 D’autres travaux, d’autres compréhensions

Un point litigieux par excellence semble se mouler dans l’indeépendance de la discipline. Legris (2010a) oppose ainsi Andreé Chervel, Jean-Louis Martinand et Yves Chevallard :

« Les savoirs scolaires en histoire ne sont donc pas des “transpositions didactiques”. La notion de “transposition didactique” est employeée par des chercheurs en didactique des matheématiques puis de la physique, de la chimie et de la biologie. Michel Verret s’inteéresse au travers de cette notion aè la façon “dont toute action humaine qui vise la transmission de savoirs met en forme pour les rendre enseignables des savoirs”. Yves Chevallard et Marie- Alberte Joshua appliquent cette notion aè la didactique des matheématiques. Il s’agit des transformations que subit un objet de savoir pour devenir un objet d’enseignement. Cette notion, qui convient aè l’analyse des disciplines scientifiques, l’est moins pour comprendre la fabrication des savoirs des

disciplines comme l’histoire. La notion de “pratique sociale de reéfeérence” peut eâtre plus eéclairante : les contenus scolaires proviennent de pratiques scientifiques, mais aussi sociales, eéconomiques, culturelles, etc. Les savoirs historiques se reéfeèrent aè ceux de la recherche, mais aussi aè des pratiques sociales, car l’histoire scolaire a pour finaliteé pratique de l’apprentissage la connaissance de faits passeés pour mieux comprendre le preésent, il ne s’agit pas de preéparer les eéleèves au meétier d’historien.

Cependant, ces deux notions livrent une vision verticale des modifications curriculaires : les changements viendraient d’en haut. Pour Chevallard, ils proviennent de la noospheère, cateégorie qui reéifie les acteurs engageés dans la production des politiques des contenus. Comme le remarque justement EÉlisabeth Chatel, pour qui les changements des curriculums proviennent eégalement du corps enseignant, il convient davantage de parler de “transformation des savoirs”. On rejoint ici Andreé Chervel pour qui les contenus d’enseignement ne sont pas une transposition des savoirs savants, mais proceèdent d’une dynamique endogeène : “Les contenus de l’enseignement sont conçus comme des entiteés sui generis, propres aè la classe, indeépendantes dans une certaine mesure, de toute reéaliteé culturelle exteérieure aè l’eécole ; et jouissant d’une organisation, d’une eéconomie intime et d’une efficaciteé qu’elles semblent ne rien devoir d’autre qu’aè elles-meâmes, c’est-aè-dire aè leur propre histoire” » (p. 38-39).

Une nouvelle fois, nous pouvons voir dans cette citation l’opposition avec les disciplines scientifiques. Mais avant de nous aventurer laè, nous aborderons certains points mal compris de la TTD.

Dans un premier temps, l’auteure semble confondre le savoir scolaire avec la TD. Elle parait reéduire celle-ci aè une adaptation du savoir scientifique dans la classe. La TTD, au contraire, s’oppose aè cette simplification. Preéciseément, la deécontextualisation- recontextualisation ainsi que la deésyncreétisation-resyncreétisation contribuent aè construire un objet totalement diffeérent (Chevallard, 1991 a).

Par ailleurs, dans l’interpreétation de Patricia Legris, la TD est limiteée aè la production d’un contenu d’enseignement. Si nous laissons de coâteé la formulation malheureuse qui enleèverait aè « l’objet d’enseignement » la qualiteé d’objet de savoir, le propos reste probleématique. Le pheénomeène transpositif s’eétend jusqu’au savoir appris, apreès avoir porteé, dans le systeème didactique, la topogeneèse et la chronogeneèse.

Nous pouvons retrouver plus loin dans la theèse cette interpreétation de la TD. Elle oppose ainsi une « discipline civique » aè une histoire « transposition didactique de savoirs universitaire » (Legris, 2010b, p. 167). L’un n’empeâche pas l’autre. Si une transposition a lieu, c’est que la noospheère l’a deésigneé comme devant eâtre enseigneée. Pour autant, la recontextualisation de cet objet le conduit aè entrer dans les cadres du systeème didactique et de ce que l’institution attend. Le savoir scolaire se trouvant contraint dans les finaliteés civiques.

Alors que Patricia Legris deésigne la noospheère comme le lieu d’une prise de deécision politique, Chevallard parle d’un espace informel dans lequel se rencontrent ceux qui pensent l’enseignement. Au fil d’un long travail, comme nous pouvons le lire autour de la notion de distance (Chevallard, 1991 a), elle deésigne les objets aè enseigner. Dans un autre texte, Chevallard (1988) la deécrit comme une institution d’interfaçage preésente dans toute institution.

L’ideée d’une verticaliteé de la TD rejoint cette interpreétation chez Chatel (1995), que Patricia Legris cite. La didacticienne propose le concept de « transformation de savoir ». Entre autres choses, elle souhaite deéplacer la modification du savoir de la noospheère aè la classe et aè l’enseignant. Laè encore, nous retrouvons une mauvaise compreéhension. Cette « verticaliteé » nous semble exteérieure aè la theéorie. En effet, si Yves Chevallard accorde l’anteérioriteé au savoir savant, il ne lui attribue pas une leégitimiteé plus grande.

Cette seérie d’interpreétations conduit aè l’opposition forceée entre Andreé Chervel et Yves Chevallard. Le premier, nous l’avons noteé, ne deétache pas entieèrement le contenu de la discipline exteérieure. L’influence de la science persiste dans sa construction bien que la finaliteé, que la socieéteé lui impose, la limite aè une variable d’ajustement. Chervel (1988) eécrit :

« Les grands objectifs de la socieéteé, qui peuvent eâtre, suivant les eépoques, la restauration de l’ordre ancien, la formation deélibeéreée d’une classe moyenne par l’enseignement secondaire, le deéveloppement de l’esprit patriotique, etc., ne manquent pas de deéterminer les contenus de l’enseignement autant que les grandes orientations structurelles » (p. 74).

Les interpreétations, qui basent l’opposition aè la TTD, tiennent selon nous aè une erreur que l’auteur essaie pourtant aè plusieurs reprises d’eéviter, l’identification de la discipline aè son contenu. Si la premieère eémane de l’eécole, le second, qu’elle enseigne, et les finaliteés qui les contraignent proviennent de l’exteérieur.

L’origine du savoir de reéfeérence diffeérencie, ici, l’histoire, des « sciences ». D’une ideée communeément admise, ces dernieères posseèderaient une source unique de savoir. Par opposition, notre discipline transposerait ses contenus d’endroits varieés et pas simplement de son homologue scientifique. Cette position reste sous-entendue, aussi, dans la citation de François Audigier. Moniot (2001), deéjaè, diffeérencie en cela l’histoire des « sciences » non sociales. Une autre particulariteé reésiderait dans la deépersonnalisation qui renverrait aè une tendance commune, selon lui, de l’historiographie aè se confondre avec la reéaliteé.

Les travaux de Gaïïti (2001) sur la IVe Reépublique dans les manuels scolaires

abonderaient, ainsi, dans ce sens. Ce probleème peut relever du statut de science anormale (Kuhn, 2008) qui peut donner lieu aè diffeérentes interpreétations concurrentes d’un meâme objet sans que l’une d’elles puisse neécessairement eâtre excommunieée. Ce point de litige qui semblerait empeâcher la TD prend sa source, sans doute, dans une

mauvaise compreéhension du terme « savant » employeé par Chevallard, ou de « reéfeérence » dont il reconnait la pertinence.

Cette question reparait dans un article d’Audigier, Cremieux et Tutiaux-Guillon (1994) qui porte sur la place des reéfeérences scientifiques, dans l’enseignement de l’histoire et de la geéographie. Les auteurs tentent une analyse des productions scolaires au regard de manuels universitaires assimileés aè des productions scientifiques, en prenant pour argument une proximiteé dans le mode d’exposition. Nous retrouvons la correspondance, entre la science et l’enseignement supeérieur, que nous lisions deéjaè chez Chervel (1988). Cependant, la discipline acadeémique posseède des particulariteés qui les distinguent de la production savante (Picard, 2009). Les reéfeérences aux historiens et aè leurs deébats persistent. Cependant, les mises en intrigues correspondent aè des contraintes diffeérentes de la publication initiale que Chevallard (1991) deésigne comme le deébut de la transposition.

Par ailleurs, polyseémique, « reéfeérence » renvoie tout autant au savoir duquel deécoule la TD qu’aux documents preésents dans les manuels. Parfois, nous nous trouvons devant un ensemble confus d’eéleéments juxtaposeés. Moniot (1993), par exemple, eécrit :

« Il faut le redire ; aucune discipline scolaire n’est la fille toute simple d’une science meère : elles ont toutes plusieurs reéfeérences (un savoir “savant”, plus ou moins, des valeurs, des pratiques et des probleèmes sociaux...) et les mobilisent en leur demandant tout aè tour plutoât de la pertinence ou plutoât de la leégitimiteé » (p. 42).

Si nous nous accordons pour consideérer les pratiques et savoirs savants comme reéfeérences, le cas semble plus discutable pour les « valeurs ». Pour notre part, nous pensons qu’elles entrent dans la recontextualisation de l’objet d’enseignement. Elles deécoulent des finaliteés qu’isole Andreé Chervel. Si l’histoire apparait pour Henri Moniot comme la reéfeérence naturelle de la discipline scolaire, l’ideée semble relever d’une dimension justificatrice. Nous retrouvons, par ailleurs, cette interpreétation chez Bruter (2006). Les eéleéments alentour de la socieéteé aux autres sciences, des mythologies aux cultures et aux valeurs, composent pour lui autant de reéfeérences possibles.

Dans sa theèse, Laurence de Cock affirme que la TD reste admise par la plupart des didacticiens de l’histoire. Nous pensons, pour notre part, que le concept persiste sans la theéorie. Elle eévoque, par ailleurs, sa perte de poids au profit d’une approche plus curriculaire. Elle renvoie aè Jonnaert (2011) qui aborde notamment une « transposition curriculaire » pour remplacer, ou du moins discuter la TD. Selon de Cock (2016a), le principal « reproche ayant eéteé fait aè la didactique [aurait eéteé] de ne pas suffisamment prendre en consideération la speécificiteé des publics et les interactions sociales » (p. 63). Nous retrouvons alors une lecture de la TD comme simple rapport entre les disciplines savantes et scolaires.

C’est dans une approche toute diffeérente que semble se situer Le Marec (2006b) qui renvoie dos aè dos les deux theéories. Elles ne rendraient pas compte de « la varieéteé des

processus de construction des savoirs scolaires » (p. 73). S’inteéressant aè l’introduction du concept « culture de guerre » dans les manuels, il eévoque l’influence de l’histoire scientifique et des deébats qui l’animent, mais aussi des contraintes propres aè ce type d’eécriture.

Nous avons traiteé, ici, des didacticiens employant le vocabulaire de la TD en en restant proches. Pour autant, les termes « transposition », « savoir savant » ou « savoir enseigneé » sont entreés dans les usages courants. En passant une nouvelle fois la mince frontieère qui seépare une didactique de l’histoire et une histoire qui s’inteéresse au didactique, nous pourrions citer Rygiel (2003). Celui-ci a produit un article concernant l’enseignement de son objet de preédilection. « Savant », « transposition » ou « histoires enseigneées » reviennent souvent, cependant « didactique » n’apparait jamais. Si nous retrouvons bien une TD, au sens de l’introduction dans la classe d’un savoir produit aè l’exteérieur, le meécanisme en est clairement ignoreé.

D’un autre coâteé, lorsque Chenntouf (2005) aborde l’enseignement de la world history, il oppose deux ensembles de questions :

« La premieère porte sur la confection des programmes et des finaliteés de l’enseignement de l’histoire. La seconde concerne la leégitimiteé de l’histoire enseigneée, ou la transposition des reésultats reécents de la recherche et l’histoire enseigneée aè l’eécole » (p. 20).

Le terme de « transposition » est ainsi, une nouvelle fois, deétacheé de l’adjectif didactique. Pour autant, c’est bien de cela que nous parlons. Par ailleurs, les deux seéries de questions nous semblent relever toutes les deux de la TD. Dans les deux cas, en effet, apparaissent des modifications, et contraintes, subies par l’histoire lors de son passage dans le systeème didactique.

Paradoxalement, et sans doute dans une optique inspireée par les prises de position de Jean-Louis Martinand, la TD semble plus souvent employeée afin de traiter des pratiques historiennes. C’est le cas, notamment, d’un article de Martineau et Deéry (2002) qui eétudie, selon le titre, des « modeèles transposeés de raisonnement historique ». Pour autant, aè de nombreuses reprises, l’ideée de TD va de pair avec une reéflexion eévaluatrice, aè la recherche d’une transposition « satisfaisante ». Elle tranche avec une TTD descriptive, comme le deéfend Chevallard (1991), au profit d’une vision normative. Cette ideée revient d’ailleurs quelques pages plus loin dans le meâme numeéro du cartable de Clio sous la plume de Bugnard (2002), donnant quelques conseils pour une « bonne transposition didactique dans le domaine de l’histoire sociale urbaine » (p. 164). Cela n’est pas anodin. Au-delaè de la simple approche normative qui transparait, nous retrouvons une limitation erroneée du pheénomeène aè une action individuelle.

Nous l’avons noteé, Daunay (2015) parle d’une opposition entre un modeèle « transpositif » et un autre « creéationniste ». Si le premier terme n’est pas discutable, il nous semble, pour notre part, erroneé de parler de « creéationniste » pour l’HDS d’Andreé Chervel. Si une telle modeélisation existe, elle nous semble issue de travaux posteérieurs et

d’interpreétations theéoriques, qu’il ne nous appartient pas de contester. Pour autant, dans tous les cas, la construction des contenus, dans le systeème didactique, nous apparait comme une reconstruction aè partir d’eéleéments issus de l’exteérieur, de savoirs « savants ». Au terme de ce survol, nous pouvons observer que les critiques portent principalement : sur une « non-prise en compte » de la particulariteé disciplinaire ; sur une vision verticale de la TD ; sur une interpreétation de la TD comme conformation du savoir scolaire au savoir savant ; et sur une mauvaise compreéhension du terme de savoir savant. Pour notre part, c’est vers la TD que nous tournons notre attention afin d’appreéhender la diffusion du fait religieux dans les manuels scolaires d’histoire. Plus preéciseément, c’est dans le cadre de la TAD, qui en deécoule et qui apporte un certain nombre d’outils conceptuels aè notre recherche.

Synthèse

Nous nous sommes ici contenteés d’effleurer la surface de cette opposition. Nous pouvons cependant noter que nous ne sommes pas les seuls aè la trouver incongrue. Disons-le clairement, en choisissant de nous placer dans le cadre de la TAD, nous ne suivons pas les lignes ouvertes, par Andreé Chervel et ses continuateurs. Pareillement, nous laissons de coâteé la sociologie du curriculum, meâme si la lecture de Forquin (2008) nous permet aussi de comprendre sa reéception. Une theéorie doit eâtre prise dans son ensemble pour que garder sa coheérence, ce qui n’empeâche pas les discussions.

En deéveloppant, dans notre partie theéorique, aè la fois la TTD et la TAD, nous reviendrons sur certains des points que nous avons eévoqueés. Volontairement, nous avons donc voulu nous limiter aè la mise en lumieère des traits saillants de la critique faite aè la TD. Nous pouvons d’ores et deéjaè avancer un eéleément qui nous semble essentiel. Dans la plupart des cas, le vocabulaire apparait sans la theéorie qui lui donne sens. En effet, les mots entreés dans le langage commun au fil des migrations et citations se deétachent du cadre theéorique. Une des raisons de cet eétat de fait nous semble reésider dans le peu de reéfeérence aè l’œuvre d’Yves Chevallard. Les notes bibliographiques renvoient ainsi aè d’autres auteurs, deéfenseurs ou contradicteurs.

Par ailleurs, le nœud du probleème se trouve dans l’opposition, comme l’eécrit Daunay, entre des modeèles constructiviste et transpositif. Pour autant, cette opposition parait preécaire. L’HDS laisse le savoir scolaire au centre de la socieéteé, ils viennent bien de l’exteérieur, d’une façon ou d’une autre. Les finaliteés guident et contraignent la diffusion des contenus, qui appartiennent, comme le reste, aux disciplines. La TD ne semble pas dire autre chose. Une large part du travail se deéroule au sein de l’eécole, aè travers la noospheère notamment. Le savoir aè enseigner diverge radicalement du savoir produit dans la communauteé savante. Deès le deébut de sa theéorisation, la transposition s’oppose aè toute simplification du savoir. Bien au contraire, il s’agit de produire autre chose, un savoir ni plus ni moins leégitime que le savoir savant, qui pourra eâtre diffuseé dans l’institution.

De cette opposition deécoulent ensuite des achoppements autour de quelques termes saillants et de quelques interpreétations. Pour certains, la TD se reésumerait aè un pheénomeène descendant. Le terme de savant, que Samuel Johsua a tenteé de remplacer par « expert », comme le terme savoir, que Jean-Louis Martinand remplace par « pratiques sociales de reéfeérences », impliquent eux aussi des difficulteés dans la diffusion de la theéorie. Le probleème semble alors reésider dans une vision eélitiste de la TD qui ne pourrait s’appliquer qu’aux disciplines qui posseèdent un versant universitaire, voire aux seules sciences dures, monolithiques. AÀ ces oppositions, pour autant, nous le verrons, la TTD et la TAD apportent des reéponses.

Enfin, la critique de Laurence de Cock rejoint l’interpreétation de la noospheère comme un objet institutionnellement deéfini. Dans les deux cas, la TTD ou la didactique en geéneéral paraissent deétacheées de la socieéteé pour ne concerner qu’un groupe restreint de deécideurs. Cette lecture correspond aè une vision normative qui n’a pas vraiment lieu d’eâtre. Tout au contraire, Yves Chevallard montre de son coâteé que la noospheère, informelle, comprend ceux qui pensent l’eéducation. Elle ne se confond pas avec le ministeère ou la commission des programmes, mais, bien au contraire, se situe en prise avec la socieéteé. Quant aè la theéorie, elle sert aè montrer un pheénomeène et non pas aè eévaluer ce qui serait une bonne transposition. Mais encore, une fois, il s’agit laè d’un ensemble d’eéleéments sur lesquels nous allons revenir.

4. La Théorie de la Transposition