• Aucun résultat trouvé

Chapitre I : Etudes de cas au niveau des filières

3. Le chanvre industriel : une filière de niche face à la concurrence des produits en aval

3.3. La concurrence aval : le point d'achoppement de la filière

3.3.2. D’autres marchés pour inciter les agriculteurs

Si le marché des panneaux d’isolation est le plus abouti, comme nous l’avons vu, le développement d’autres marchés, impulsé dans les années 2000, offre de nouvelles perspectives pour la filière, et peut être un facteur favorisant indirectement les parts de marchés sur l’isolation. La valorisation de la graine (chènevis) pour son huile ou pour l’oisellerie est considérée comme prometteuse, étant donnée l’évolution du prix sur le marché (section 3.3.2.1.), mais la stabilisation des relations avec la clientèle en aval reste à faire. Les attentes de la filière reposent également sur le développement de l’utilisation de la chènevotte, jusque-là considérée comme un coproduit valorisé sur des marchés à faible valeur ajoutée (paillage), et à partir de laquelle des nouveaux produits en construction sont actuellement développés (3.3.2.2.). Enfin, certaines industries de pointe, comme l’automobile par exemple, s’intéressent de près à la fibre de chanvre, et développent des projets de R&D pour l’intégrer dans leurs productions. Il est alors question de verrou technologique et d’investissement de l’aval dans la filière (3.3.2.3.). Aussi, à l’inverse des panneaux de chanvre, les prix à la vente des fibres destinées à la plasturgie et de la chènevotte destinée à la fabrication de parpaings de chanvre, sont considérés comme intéressants pour les utilisateurs finaux, en comparaison des prix des produits "standards" utilisés couramment.

3.3.2.1. Valoriser la graine

Un marché concurrentiel où la demande existe

La graine peut-être vendue sur plusieurs marchés : l’oisellerie, qui représente le marché principal des

industriels de la filière189 ; l’huile à destination de l’alimentation humaine ; l’alimentation animale (la graine est

riche en acides gras oméga 3) ; ou les cosmétiques. Ces marchés sont considérés comme des marchés de niche, dont le développement reste limité. Toutefois, on estime la demande en graine sur le marché interne français à environ 10 000 t, alors que seulement 4 000 t sont produites chaque année en France. La demande interne est par conséquent relativement importante malgré la taille réduite du marché.

Par contre, le prix de la graine, à l’inverse de celui de la paille, est fortement fluctuant, entre 350 €/t et 900 €/t. Il est soumis aux évolutions de pays producteurs comme la Chine, dont une partie de la production est importée en France.

Malgré un prix relativement faible du fait de la concurrence sur le marché de la graine, les opérateurs de la filière ont calculé que la marge brute dégagée par une parcelle de chanvre, dont la paille et la graine sont

188 "Pour le bâtiment, il faut une garantie décennale. Depuis 2 ou 3 ans, le matériau est reconnu dans la profession grâce à LCDA (mise aux normes), ce qui profite maintenant à tout le monde"(N. Cerruti, Cetiom)

valorisées, peut être équivalente à la marge brute d’une parcelle de tournesol190. L’enjeu autour de la graine est donc important pour l’ensemble de la filière, et les coopératives comme la Cavac et Euralis ont commencé à

contractualiser des surfaces de production pour la graine, sans toutefois avoir stabilisé leur clientèle en aval191.

Ainsi, les graines ont été récoltées sur 60% des surfaces pour la première fois dans le bassin de production d’Euralis en 2011, alors que la Cavac a contractualisé 150 ha de surfaces en chanvre spécifiquement pour la production de chènevis en 2012, soit environ 25% des surfaces en chanvre. Dans l’optique de stabiliser les relations avec l’aval, la Cavac travaille avec une société indépendante de conseil (Start Hemp) avec qui elle est en contrat pour trois ans, et qui est chargée de la recherche de clients pour le débouché des graines séchées. Mais l’ouverture de ce marché est confrontée à un challenge supplémentaire, lié à la récolte de la graine à un stade optimal, sans affecter la récolte de la paille.

Un frein technologique

La récolte simultanée de la graine et de la paille est une opération technique difficile à réaliser avec les machines de récolte standard. Il s’agit d’un véritable verrou technologique auquel les "néo-industriels" se sont retrouvés confrontés. La Cavac et Euralis, pourtant concurrents sur le marché de l’isolation, ont alors développé des travaux pour la mise au point d’une machine spécifique, finançant à même proportion des travaux de R&D pour la mise au point et le test d’un prototype. Il s’agit là d’un phénomène de coopétition, ou de coopération horizontale entre deux entreprises concurrentes. Alors que dans le bassin historique de production, LCDA récolte la graine, les tensions liées à la concurrence entre les bassins n’ont pas permis aux nouveaux acteurs d’avoir accès à cette technique. L’investissement de ces derniers sur cette étape-clé de la production reflète une stratégie visant à consolider le revenu des agriculteurs via la récolte et la vente de la graine. Elle est un mécanisme supplémentaire d’incitation pour le développement des surfaces de chanvre auprès de leurs adhérents, afin d’accroitre la production de paille et l’offre sur le marché de l’isolation. Les marchés de niche du chènevis sont alors vus comme une opportunité de développer le marché de la fibre de chanvre pour l’isolation, marché de niche également à l’heure actuelle, afin de dépasser ce stade.

3.3.2.2. La chènevotte : vers l’innovation

Paillage : débouché à faible valeur ajoutée

La chènevotte, coproduit de la première transformation de la fibre, est vendue sous formes de copeaux à des entreprises agricoles ou des distributeurs fournisseurs des exploitations. La principale qualité de la chènevotte réside dans son pouvoir absorbant, qui de fait, la destine principalement à servir de litière pour les animaux ou de paillage horticole. La Cavac est sous contrat national annuel avec le distributeur Gamm Vert, qui assure la plus grande partie du débouché pour ce coproduit. Si la demande reste relativement forte, la valeur ajoutée dégagée est relativement faible, étant donnés les prix de vente. Si le chiffre d’affaire de cette activité n’est pas négligeable, elle ne constitue néanmoins pas un marché stratégique pour l’industriel. Cherchant à développer de nouveaux marchés pour accroître l’attractivité de la culture auprès des agriculteurs, et sécuriser un approvisionnement suffisant, l’industriel cherche à développer de nouveaux débouchés plus rémunérateurs pour cette partie de la plante.

Le béton de chanvre : vers l’innovation en construction

Le développement d’une nouvelle technologie en construction, reposant sur un mélange de la chènevotte à un liant à base de chaux, permet de confectionner des mortiers et des bétons de chanvre, aux caractéristiques spécifiques. La triple porosité du produit (celle de la chènevotte, du liant et des vides entre les granulats) permet notamment la régulation des variations de température et d’humidité des parois. Cette "porosité ouverte" confère aux mortiers et aux bétons de chanvre, des performances thermiques et énergétiques qui permettent de répondre aux besoins de construction ou de rénovation.

Mais le développement de la filière est limité par certaines contraintes technologiques liées à la mise au point de liants. Le procédé n’apparaît pas tout à fait maîtrisé, et il apparaît difficile pour les entreprises de défibrage

de se lancer dans la commercialisation de tels produits192. Cependant, plusieurs projets R&D ont été, ou sont

190 Entretien E. Booth, Euralis

191 Entretiens avec : E. Booth, Euralis ; J.L. Lespinas, Cavac

en cours de développement, impliquant notamment des entreprises du bâtiment, comme les cimentiers Lafarge ou Dhont, et les usine de transformation de la paille de chanvre (Agrofibre-Euralis par exemple). Ces travaux portent principalement sur la stabilisation des process technologiques pour la construction de parpaings de chanvre, notamment via une amélioration du liant. L’objectif est de développer un produit standardisé, type "mur porteur", répondant aux normes de construction.

Ces normes sont longtemps restées difficiles à mettre en place. En effet, la demande en béton de chanvre émanant principalement d’artisans, très dispersés sur le territoire, la création de références technologiques partagées par l’ensemble des professionnels, et la définition d’un consensus sur les critères de qualité ont été des étapes relativement difficiles à franchir. Afin de répondre à une demande croissante des professionnels du bâtiment, l’association Construire en Chanvre (CenC) a mis en place une démarche qualité, visant à fournir aux constructeurs les informations nécessaires sur les produits et procédés. Cette démarche repose sur la définition de "règles professionnelles" (CenC, site internet). Il ne s’agit pas de cahier des charges au sens strict du terme, dans le sens où il n’est pas établi de labellisation ou de signe de qualité particulier. Ces "Règles Professionnelles d’Exécution d’Ouvrages en Bétons de Chanvre", établies dans le cadre d'un projet piloté par les principaux acteurs des filières agricoles et bâtiment (Ministère de l'Agriculture, Ministère de l'Equipement, Interchanvre, FFB) constituent à ce jour le seul document de référence détaillant des "bonnes pratiques" dans l’utilisation des bétons de chanvre. Elles reposent sur deux principaux piliers : le bon fonctionnement des matériaux, garanti par les fournisseurs, et la qualité de la réalisation, garantie par les entreprises de mise en œuvre.

Ces références ont été mises en place pour garantir la qualité des ouvrages, face à une demande croissante et dispersée des acteurs de la construction. Basées sur un système de certification des critères de qualité par des laboratoires indépendants, elles permettent d’ouvrir la prise en charge des travaux utilisant des bétons de chanvre aux entreprises d’assurance en bâtiment. Elles permettent également de "stabiliser" l’innovation et d’aiguiller les opérateurs vers des standards technologiques à atteindre pour le développement du marché. Cependant, si la mise en place de ces règles apparaît comme une avancée majeure, l’organisation du marché à l’échelle industrielle reste à définir, et notamment les liens entre les producteurs de chènevotte, les cimentiers produisant les liants, et leurs clients, à savoir les entreprises de construction en bâtiment. Ainsi, si le marché semble prometteur, la question des répercussions sur l’amont de la filière agricole reste entière.

3.3.2.3. La stabilisation des débouchés en aval : la capacité d’innovation de la filière

La recherche de nouveaux débouchés repose sur les investissements dans les projets de R&D des acteurs, qu’ils soient opérateurs sur les produits, ou structures d’appui de la filière (association, institut technique, institut de recherche…). Plusieurs marchés potentiels ont été mentionnés par les acteurs au cours de cette étude, ainsi que les projets de R&D correspondant.

L’industrie automobile

Dans l’automobile, de plus en plus de chanvre est incorporé dans les pièces (rétroviseurs/plasturgie, revêtement de l’intérieur des portières…). Les acteurs de la filière ont constaté le développement de projets de R&D importants chez les assembleurs/constructeurs (les sous-traitants de Renault, PSA…), ainsi qu’un effet d’entrainement, lié à la concurrence entre les marques notamment. Ces pièces existent aujourd’hui et l’innovation dans ce secteur repose sur trois paramètres :

- La recherche de légèreté : les constructeurs cherchent à produire des véhicules de plus en plus légers.

"Même si l’incorporation de polymères biologiques n’amène qu’un allègement de 15 grammes sur une

pièce, cela reste très intéressant sur la production de l’ensemble du véhicule"193 ;

- "Verdir" le produit en sus de l'image marketing : "tout ce qui peut être verdi va l’être" dans la logique

des constructeurs. Des recherches sont en cours sur les pièces de la carrosserie ;

- La baisse potentielle des coûts de production.

Cependant, les volumes correspondant à ce type de marché sont relativement faibles, et de plus, la concurrence de fibres importées peut s’avérer importante, dans la mesure où les standards de qualité requis ne sont pas spécifiques à la production française.

Les marchés potentiels et la capacité d’innovation de la filière

"La" filière chanvre est caractérisée par un dynamisme important en termes de R&D depuis quelques années

(Aggeri et al., 2001). En 2007-2008, alors que les acteurs historiques de la production de chanvre investissaient

dans le développement de nouveaux marchés, via notamment la création de la société FRD (Fibres Recherche et Développement) et la firme AFT plasturgie, l’émergence de nouveaux acteurs comme la Cavac ou Euralis, visant à développer la culture de chanvre à l’échelle industrielle, a considérablement modifié le paysage de l’innovation dans la filière. De plus, l’émergence d'initiatives locales dans plusieurs régions de France (Chanvre Mellois, Est Chanvre…) a multiplié les structures professionnelles, et ce malgré le fait que le secteur reste de taille relativement modeste. De cette disparité géographique et structurelle des acteurs de la filière, émerge une certaine hétérogénéité du secteur de l’innovation, en termes de types d’opérateurs impliqués (publics, privés, professionnels, associations, coopératives…), de taille (artisans, groupements de producteurs, structures semi-industrielles ou industrielles) et d'objectifs (production, processing, recherche, recherche et développement, conseil, marketing…).

Les réflexions sur le développement de nouveaux débouchés sont multiples. Citons par exemple les travaux sur

la plasturgie194, qui amènent les néo-industriels à s’intéresser à ce nouveau marché potentiel195, ou encore des

initiatives privées sur l’innovation au niveau du process de défibrage. En effet, alors que la première transformation de la paille reste calquée sur le schéma de la filière papier (séparation de la filasse et de la chènevotte), des acteurs cherchent à développer un nouveau process qui, au lieu de réaliser une séparation, permettrait un fractionnement de la paille pour créer un matériau composé de fibre et de chènevotte, directement utilisable dans la fabrication des bétons de chanvre. Il s’agirait alors d’une innovation radicale au niveau de l’industrie de première transformation, et le fait que ces initiatives existent illustre un dynamisme en

R&D bien présent et important, malgré les difficultés à aboutir (process non stabilisés)196.

Mais l’étude réalisée dans le cadre du projet CANNAFLAX (piloté par l’INRA et d’autres partenaires, comme l’ITC, l’ITL) met en évidence les difficultés de coordination entre les différents clusters d’innovation, liées notamment au phénomène "d’atomisation" de "la" filière. Les porteurs du projet montrent en particulier les difficultés de circulation de l’information entre les acteurs, suite à des engagements importants avec des entreprises privées, qui souhaitent éviter de révéler leurs stratégies d’innovation sur ces produits. En effet, une forte territorialisation des projets de recherche, conjuguée à une dynamique importante de partenariats entre acteurs publics et privés dans ces projets, participent à ce phénomène "d’atomisation" des flux d’information des process d'innovation. Devant ce constat, Caron et Barbier mettent en évidence le manque de structures intermédiaires spécifiques pour l’organisation de dispositifs d’innovation à l’interface du développement régional, des filières industrielles et des filières de niche (Caron and Barbier, 2010). La coordination des différents bassins de production et des industries en aval, impliquant les organisations du sous-système d’information de la filière, apparaît donc comme un enjeu fort pour dépasser les difficultés rencontrées par la disparité géographique de la production, qu’elle soit agricole ou industrielle.

3.3.2. Les filières artisanales locales : une voie alternative pour le développement

Outline

Documents relatifs