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Partie II. L’EXERCICE DE LA RESPONSABILITÉ PUBLIQUE DANS LE

Chapitre 5. Le droit comme objet d’étude

5.1 Développement d’une classification normative

Nous avons scindé les normes juridiques en deux catégories pour les fins de notre analyse: les normes de droit-cadre et les normes de droit-opérateur. Le droit-cadre comprend les normes juridiques qui encadrent chaque acteur d’une collaboration public-privé dans la réalisation de son propre mandat général. Il englobe également les normes juridiques encadrant les forums publics étudiés493 dans l’exercice de leurs fonctions générales. L’application des normes de droit-cadre n’est donc pas réservée exclusivement au contexte d’une collaboration public- privé donnée.

Quant au droit-opérateur, il englobe les normes juridiques servant à orchestrer une collaboration public-privé donnée. Le droit-opérateur s’applique exclusivement au contexte de cette collaboration et régit le comportement des acteurs participants ainsi que, le cas échéant, celui des forums publics pertinents.

Nous considérons que tant le droit-cadre que le droit-opérateur est susceptible de mettre en oeuvre la responsabilité publique des acteurs de la gouvernance collaborative en santé publique. En effet, tant les normes de droit-cadre que celles de droit-opérateur peuvent exiger, par exemple, qu’un acteur fournisse des

493 Ils sont au nombre de trois. Il s’agit (1) des représentants élus de la population, (2) du

vérificateur général et (3) des citoyens dans leur ensemble. Ces forums publics sont abordés plus en profondeur dans le chapitre 6.

informations et des justifications à un forum public ou encore peuvent accorder à ce dernier le pouvoir de porter un jugement et d’imposer une sanction à l’acteur. Ainsi, nous aborderons chacune de ces catégories avant d’expliciter la pertinence de notre classification.

5.1.1. Le droit-cadre et le droit-opérateur: distinctions

Bien qu’ils effectuent un travail collectif, les acteurs d’une collaboration public- privé conservent leur individualité. Chacun a un mandat et des valeurs qui lui sont propres. De la même façon, chacun obéit à un ensemble de normes juridiques s’imposant à lui indépendamment de la collaboration à laquelle il participe. Ces normes dites de « droit-cadre » peuvent mettre en œuvre la responsabilité publique de l’acteur quant aux actions qu’il pose pour réaliser son mandat, notamment lorsque ces actions sont posées dans le contexte d’une collaboration public-privé.

Sont également considérées comme du droit-cadre les normes encadrant un forum public dans l’exercice de ses fonctions. Ces normes peuvent lui imposer des devoirs ou lui accorder des pouvoirs lorsqu’un acteur lui rend compte de ses actions. Ces normes constituent du droit-cadre lorsqu’elles ne sont pas spécifiques à la participation de l’acteur à une collaboration public-privé donnée.

Par ailleurs, dans le contexte d’une collaboration, les acteurs participants sont appelés à déterminer et à s’entendre sur le déroulement de leurs activités collectives, ce qui favorise l’élaboration de normes spécifiques à leur collaboration que nous qualifions de « droit-opérateur ». Pour aider au fonctionnement de la collaboration, ces normes peuvent établir des modalités quant au nombre et à l’identité des acteurs participants, au partage des tâches ou à la longévité de la collaboration. Elles pourraient également prévoir la responsabilité publique des acteurs vis-à-vis un ou des forums publics (voir l’annexe 1, figure 6).

Les normes de droit-opérateur sont plus susceptibles d’être contenues dans des contrats, des ententes, des accords ou d’autres formes juridiques de nature consensuelle ou conventionnelle (au sens de conventionnalisme494) élaborées conjointement par les partenaires publics et privés de la collaboration. À ce propos, l'émergence de la gouvernance partagée comme mode d’exercice de l’action publique, incluant la gouvernance collaborative, a favorisé l’utilisation de différentes formes juridiques consensuelles par les acteurs concernés.495 En effet, ces formes juridiques se prêtent bien aux processus de conciliation des intérêts des acteurs multiples qui participent à cette façon de gouverner.496 Les formes

consensuelles permettent aux acteurs d’adapter plus facilement les modalités d’une collaboration à de nouvelles situations, comme l’ajout d’un acteur, la modification de la mission commune ou la réattribution des tâches entre les acteurs. Certains auteurs parlent ainsi d’un phénomène de « contractualisation » de l’action publique497 lié à la participation accrue d’acteurs privés aux processus de gouvernance. Toutefois, le contrat dans son essence originelle n’est pas la seule forme juridique consensuelle. D’autres formes analogues au contrat ont émergé, dont la qualification et les effets juridiques sont débattus498, notamment les ententes négociées et les accords volontaires. Elles oscillent, selon Cumyn, entre le contrat juridique et le contrat social à saveur politique.499 Ces formes juridiques polymorphes ont en commun, selon Saint-Martin, que les normes qu’elles renferment ne sont pas issues unilatéralement de l’État; ces formes

494 Daniel Mockle, supra note 232 aux pages 74, 210-211; Pierre Lascoumes, « Autorité, efficacité

et légitimité des instruments conventionnels d’action publique » dans Nicholas Kasirer et Pierre Noreau, dir, Sources et instruments de justice en droit privé, Montréal, Thémis, 2002 à la page 334.

495 Pascale Laborier, Pierre Noreau, Marc Rioux et al., supra note 68 à la page 4; Roderick A.

Macdonald, supra note 476 à la page 144.

496 Pierre Lascoumes, supra note 494 à la page 334.

497 Michelle Cumyn, supra note 403 aux pages 679-680; Pierre-Hugues Vallée, supra note 487 à la

page 176; Daniel Mockle, supra note 53 aux 128 et 129.

498 Michelle Cumyn, supra note 403 à la page 693; Pierre-Hugues Vallée, supra note 487 aux

pages 175 à 203.

499 Michelle Cumyn, supra note 403 aux pages 681 et ss; voir aussi Daniel Mockle, supra note 53

émergentes supposent un certain degré de participation des acteurs privés à l’élaboration des normes.500

Dès lors, les normes examinées quant à la responsabilité publique des acteurs pourront être contenues dans des formes juridiques variables telles que des lois, des règlements, des politiques et des directives, ainsi que dans des contrats, des ententes ou des accords. Ces normes se départageront soit dans la catégorie du droit-cadre, soit dans celle de droit-opérateur. L’intérêt de cette classification est explicité dans les prochaines lignes.

5.1.2. L’intérêt de la classification normative

En distinguant les normes juridiques propres à une collaboration donnée (droit- opérateur) de celles encadrant les acteurs dans l’accomplissement de leur mandat respectif (droit-cadre), il nous est possible de mieux discerner l’impact de l’émergence du modèle de la gouvernance collaborative sur la manière dont le droit prévoit la responsabilité publique des acteurs participants.

Ainsi, l’analyse des normes de droit-cadre permet d’étudier la responsabilité publique d’un acteur sans égard à sa participation à une collaboration public-privé donnée. Se pose alors la question suivante: lorsqu’un acteur public collabore avec un acteur privé en santé publique dans le cours de son mandat, se voit-il imposer systématiquement une responsabilité publique particulière à cette façon d’exercer le pouvoir? La même question se pose quant aux acteurs privés qui décident de collaborer avec un acteur public en santé publique. À la lumière de ces questionnements, nous pourrons ainsi découvrir de quelle manière les normes juridiques propres à un acteur modulent sa responsabilité publique en fonction de sa participation à un modèle de gouvernance émergent.

500 Françoise Saint-Martin, supra note 385 à la page 64; Pierre-Hugues Vallée suggère d’ailleurs

d’employer l’expression « action administrative négociée » au lieu de « contractualisation de l’action publique », car il trouve que l’idée de contrat ne reflète pas au mieux les formes juridiques consensuelles ou relationnelles émergentes. Pierre-Hugues Vallée, supra note 487 à la page 201.

Par ailleurs, l’examen du droit-opérateur permet de cerner la responsabilité publique des acteurs dans le contexte spécifique de la collaboration public-privé à laquelle ils participent en santé publique. Dans cette optique, nous soulevons la question suivante: comment les acteurs publics et privés mobilisent-ils le droit pour organiser leur propre responsabilité publique dans le cadre d’une collaboration? En abordant cette question, nous pouvons ainsi étudier l’impact de la variété des structures et des modalités des collaborations public-privé sur la responsabilité publique des acteurs participants, soit s’intéresser à la façon dont le droit permet d’adapter le concept de responsabilité publique à un modèle de gouvernance polymorphe. De plus, sous l’éclairage du droit-opérateur, nous examinerons quelles formes juridiques les acteurs publics et privés emploient pour mettre en œuvre leur responsabilité publique, par exemple des contrats ou des ententes. Quel est l’impact de ces formes juridiques sur la responsabilité publique des acteurs? Ces questions nous permettront de réfléchir aux effets de l’introduction de formes juridiques typiques du droit privé dans le contexte de la gouvernance collaborative.

Qui plus est, l’interaction entre le droit-cadre et le droit-opérateur est intéressante. Elle soulève la question de savoir si les normes étatiques indépendantes d’une collaboration donnée (droit-cadre), influent sur la teneur des normes particulières à une collaboration (droit-opérateur). Par exemple, dans le cadre de leur mandat respectif, les acteurs sont-ils tenus de prévoir des normes spécifiques quant à leur responsabilité publique dans le contexte d’une collaboration public-privé? Cette question permet de questionner la latitude dont bénéficient les acteurs publics et privés qui appliquent un modèle de gouvernance émergent.

Les questionnements précédents s’inscrivent dans le champ d’études plus large du rapport entre le droit et la gouvernance et les juristes qui s’intéressent à ce sujet font d’ailleurs état d’un phénomène de réadaptation du droit aux modes émergents d’exercice du pouvoir; ce phénomène fait d’ailleurs l’objet de plusieurs tentatives de théorisation. À cet effet, il a donné lieu à des expressions telles que

l’« évincement du droit », l’« instrumentalisation du droit », la « transformation du droit », ou encore l’« hybridation des catégories traditionnelles du droit ». 501 L’étude du droit de la gouvernance502 constitue ainsi un terrain de recherche fertile, un « laboratoire »503, et la problématique de la responsabilité publique des acteurs de la gouvernance s’intègre à ce réexamen du droit. Noreau, par exemple, affirme ceci:

N’ayant plus les moyens de tout initier lui-même, l’État doit compter avec l’implication positive des acteurs du champ. D’où la résurgence du thème de la responsabilité et du partenariat. Or ces mutations de l’action publique n’ont de sens que dans le cadre d’un nouvel usage de la forme juridique.504

Ainsi, nous étudierons la responsabilité publique en tant que concept dont la mise en œuvre peut être affectée par le rapport entre le droit et les modes de gouvernance émergents.