• Aucun résultat trouvé

PARTIE I. LA GOUVERNANCE COLLABORATIVE EN SANTÉ

Chapitre 3. Regard pratique sur la gouvernance collaborative

3.5 Les craintes suscitées par la gouvernance collaborative en santé

Les participants à la table ronde canadienne sur la gouvernance collaborative ont précisé que l’intérêt de tous les Canadiens devrait continuer de guider les efforts de collaboration du gouvernement.383 Autrement dit, dans le cadre d’une collaboration public-privé, le gouvernement doit continuer d’agir selon ses objectifs et ses valeurs. Or ce n’est pas toujours tâche facile, puisque les acteurs privés d’une collaboration public-privé servent eux aussi leurs propres intérêts. Comme l’affirme Eggers:

Sometimes the public purpose or public value line blurs or becomes distorted. This is one reason why officials must be careful to protect important values at every stage of the process. […] what are the core values that governments must protect? How can public officials maintain the integrity of these values?384

383 Forum des politiques publiques, supra note 12 à la page 15; voir aussi Valéry Ramonjavelo, supra note 9 à la page 358, 359 et 371; M. Shamsul Haque, « The diminishing Publicness of

Public Service under the Current Mode of Governance » (2001) 61:1 Public Administration Review 65; John Donahue, supra note 209 à la page 1; John M. Bryson, « The Design and Implementation of Cross-Sector Collaborations: Propositions from the Litterature » (2006) 66 Issue supplement Public Administration Review 44 aux pages 48 et 51; John Forrer, James Edwin Kee et Eric Boyer, supra note 6 à la page 477 ; Gabriel Danis, Les partenariats public-privé

(PPP): mythes, réalités et enjeux, Note de recherche, Centrale des syndicats du Québec, 2004 à la

page 39, en ligne: Secrétariat intersyndical des services publics <http://www.sisp.qc.net/fileadmin/SITES/SISP/documents_SISP/Avis-Memoires/04-

10_partenariat_public_prive.pdf>. William D. Leach, « Collaborative Public Management and Democracy: Evidence from Western Watershed Partnerships », (2006) 66:1 Special Issue Public Administration Review 100 à la page 104; Edward Weber et Anne M. Khademian, « Wicked Problems, Knowledge Challenges, and Collaborative Capacity Builders in Network Settings » (2008) 68:2 Public Administrative Review 334 à la page 343.

L’application du modèle de la gouvernance collaborative en santé publique fait craindre que des divergences entre les intérêts des acteurs privés et ceux des acteurs publics minent le respect des intérêts et des valeurs de la population. Les acteurs gouvernementaux sont, en effet, tenus de servir les intérêts de toute une population selon les valeurs préconisées par cette dernière.385 Cependant, les acteurs non gouvernementaux agissent d’abord dans l’intérêt de leurs membres et dans le respect de leurs propres missions et valeurs.386 Les fondations privées, par exemple, agissent selon les goûts, les intérêts, les idées, l’origine et l’histoire personnelle des philanthropes.387 Dans le contexte d’une collaboration public- privé, les acteurs publics et privés doivent donc concilier leurs intérêts en vue de poursuivre une mission commune et l’on craint que la négociation de leurs intérêts ne serve pas toujours au mieux les intérêts de la population en santé publique:

Agreeing [sic!] a definition of joint purpose tends to be difficult for collaborations because of the diversity of individual and organizational goals, some of which may be conflicting [...], which need to be either satisfied or compromised. Obviously, any process of reaching agreement requires participants to be sensitive to the aspirations, needs and constraints of others, yet often these are not clearly stated.388

Les acteurs publics et privés peuvent s’entendre sur une mission commune, mais ne pas s’entendre sur les manières de la réaliser.389 Puisque chaque acteur privilégie ses approches390, une influence indue d’un acteur sur les autres pourrait

385 Edward Weber et Anne M. Khademian, supra note 383 à la page 341; Françoise Saint-Martin,

« L’utilisation des contrats comme mode de participation des parties privées à la détermination des normes » dans les Actes de VXe Conférence des juristes de l’État, Cowansville, Yvon Blais, 2002, 61 à la page 105.

386 Robyn Keast, « Network Structures: Working Differently and Changing Expectations » (2004)

64: 3 Public Administration Review 363 à la page 364; Françoise Saint-Martin, supra note 385 à la page 103.

387 Élise Ducharme, supra note 10 à la page 54.

388 Chris Huxham, S. Vangen, C. Huxham et al., supra note 7 à la page 351.

389 Vérificateur général du Canada, « Les mécanismes de collaboration – Les enjeux pour le

gouvernement fédéral », dans le Rapport du Vérificateur général du Canada, Ottawa, Bureau du vérificateur général du Canada, avril 1999 à la page 15.

porter atteinte à la diversité des approches en santé publique. Notamment, des groupes de la population pourraient être négligés dans le cadre de mesures de santé publique.391 L’équilibre de la relation de pouvoir entre les partenaires est donc crucial au moment de la négociation des intérêts en cause. À cet égard, lorsqu’une ressource importante à la collaboration est apportée en grande partie par un acteur donné, la relation de pouvoir entre ce dernier et les autres acteurs pourrait subir un déséquilibre.392 Cette inquiétude est d’autant plus importante dans un contexte de ressources limitées, surtout financières, obligeant constamment l’État à faire des choix. Ainsi, les ressources financières, intellectuelles et humaines offertes au gouvernement par les acteurs non gouvernementaux peuvent certes influencer la mission commune d’une collaboration public-privé et vice versa.

Les exemples de collaboration public-privé examinés précédemment suscitent déjà quelques inquiétudes de cette nature. Au Québec, les organismes communautaires craignent l’influence indue de la Fondation Chagnon dans le cadre de ses partenariats avec le gouvernement, dont celui du Fonds pour la promotion des saines habitudes de vie. Dans une lettre adressée au Premier ministre Jean Charest, le Réseau québécois de l’action communautaire autonome s’est inquiété d’un scénario extrême, mais non moins possible:

De nouvelles fondations ou entreprises privées pourraient ainsi intervenir dans d’autres champs sociaux [...] en définir les objectifs et les moyens, et exiger que le gouvernement en partage le financement et la gestion. Dans les cas les plus extrêmes (et rien ne nous indique que cela ne pourrait arriver), les engagements

391 Steven Rathgeb Smith, supra note 10 à la page S137; Sally Coleman Selden, Jessica E. Sowa et

Jodi Sandfort, « The Impact of Nonprofit collaboration in Early Child Care and Education on Management and Program Outcomes » (2006) 66:3 Public Administration Review 412 à la page 417; voir aussi Brian K. Collins et Brian J. Gerber, « Taken for Granted? Managing for Social Equity in Grant Programs » (2008) 68:6 Public Administration Review 1128 aux pages 1129 et 1129. L’auteur aborde la question de l’équité sociale en lien avec l’atteinte à la diversité des services publics offerts. À cet égard aussi, voir James Cutt, « Accountability, efficiency, and the ‘bottom line’ in non-profit organizations » (1982) 25:3 Canadian Public Administration 311.

sociaux de gouvernement québécois seraient définis par des agences privées, dont les organismes communautaires pourraient devenir des sous-traitants.393

Bien que les partenaires se prétendent égaux, il se peut qu’un déséquilibre dans leur relation de pouvoir existe dans les faits.394

Des inquiétudes similaires ont été exprimées à l’endroit de la collaboration entre le gouvernement fédéral et la Fondation Gates dans le cadre de l’Initiative canadienne de vaccin contre le VIH. Au moment de la mise en œuvre de cette collaboration, des organismes oeuvrant en prévention du VIH/SIDA se sont plaints d’une baisse de leurs subventions pressenties, lesquelles devaient servir à financer des activités préventives autres que celles de trouver un vaccin contre le VIH. Ils ont dénoncé le fait que le gouvernement avait investi ces sommes dans la recherche d’un vaccin contre le VIH pour respecter ses engagements envers la Fondation Gates.395 D’ailleurs, une étude publiée dans The Lancet témoigne de préoccupations concernant une influence démesurée de la Fondation Gates sur l’orientation des interventions de santé publique:

[t]he Gates Foundation is not a passive donor. The foundation actively engages in policy making and agenda setting activities; it has representatives that sit on the governing structures of many global health partnerships; […] The Gates Foundation is also involved in setting the research agenda of several public health priorities, a role that was controversially criticized by the former head of WHO's malaria program, who complained that the dominance of the Gates Foundation in malaria research risked stifling the diversity of views among scientists. […] The foundation's emphasis on technology, however, can detract attention from the social determinants of health while promoting an approach to health improvement that is heavily dependent on clinical technologies. […]

393 Réseau québécois de l’action communautaire autonome, « Lettre du 4 février 2010 adressée à

M. Jean Charest », en ligne: ROQACA <www.rq-aca.org/5.4ppp.html>; voir aussi R.L. Gagne,

supra note 47 à la page 223.

394 John M. Bryson, supra note 383 à la page 48.

395 Débats de la Chambre des communes du Canada, 39e lég, 2e sess, vol 142, no 027, (29

Additionally, the foundation's generous funding of organizations in the UK and USA accentuates existing disparities between developed and developing countries while neglecting support for the civic and public institutional capacities of low-income and middle-income countries. Although Bill Gates' annual letter indicates a genuine desire of the foundation to help the poor and to do good, further independent research and assessment is needed to ensure that this desire is translated into the right and most cost-effective set of approaches, strategies, and investments for improving the health of the poor.396

Compte tenu de l’influence importante de certains acteurs privés en santé publique, certains s’inquiètent d’un désengagement de l’État relativement à ses mandats. Sous prétexte qu’il bénéficiera de plus de ressources pour répondre aux besoins de la population, l’État utilise-t-il des cas de prétendues collaborations avec le secteur privé pour effectuer discrètement une privatisation des interventions en santé publique? 397

De plus, en comptant sur les ressources du secteur privé pour satisfaire l’intérêt public, l’État devient-il dépendant du secteur privé? Contribue-t-il à l’appauvrissement de l’expertise du secteur public?398 Ces questions sont importantes, puisque les acteurs non gouvernementaux peuvent changer de mission ou de valeurs à tout moment.

Enfin, le désengagement potentiel de l’État relativement à ses mandats, qualifié aussi de « retrait de l’État » ou de « déresponsabilisation de l’État », fait craindre une perte de contrôle démocratique sur les actions posées en santé publique. 399

Kazancigil rend bien compte d’un affaiblissement possible du contrôle démocratique des collaborations public-privé:

396 David McCoy, Gayatri Kembhavi, Jinesh Patel et al., « The Bill & Melinda Gates Foundation’s

grant-making programme for global health » (2009) 373: 9675 The Lancet 1645 aux pages 1652 et 1653.

397 Élise Ducharme, supra note 10 à la page 36; William D. Leach, supra note 383 à la page 104;

Gabriel Danis, supra note 383 à la page 10.

398 David Whorley, supra note 6 aux pages 327 et 328; Françoise Saint-Martin, supra note 385 à la

page 103.

Le fait que l’autorité publique, censée représenter l’intérêt général, participe dans la gouvernance sur un pied d’égalité avec les autres partenaires, lesquels parlent au nom d’intérêts particuliers ou sectoriels, induit une forme de privatisation de l’administration et l’affaiblissement du contrôle que les représentants de l’État et du gouvernement doivent exercer sur les processus d’élaboration des politiques publiques. [...] Ainsi, la coordination non hiérarchique et participative, constitutive de la gouvernance, où les pouvoirs publics sont dépouillés de leur statut spécifique qui les distingue des autres partenaires, ne leur permet pas d’exercer les responsabilités qui sont les leurs, concernant la protection des biens communs et le contrôle des externalités négatives qui peuvent résulter du processus de gouvernance.400 [nos soulignés]

Cette observation est confirmée à plusieurs reprises dans le cadre de la présente étude, au moment d’analyser la responsabilité publique à laquelle sont tenus les acteurs des collaborations public-privé en santé publique.

La population et les députés élus s’inquiètent également de l’opacité des arrangements consensuels entre les acteurs publics et privés401, ainsi que de

l’absence de débats populaires sur la mise en oeuvre de collaborations public- privé402.

En effet, les impératifs de négociation, de souplesse et d’efficacité qui caractérisent la gouvernance collaborative favorisent l’utilisation de formes juridiques consensuelles par les partenaires, telles que le contrat, afin d’officialiser la mise en œuvre d’arrangements public-privé.403 Or ces formes

400 Élise Ducharme, supra note 10 à la page 36.

401 Gabriel Danis, supra note 383 à la page 90; Julien Damon, supra note 218 aux pages 156 et

161; Françoise Saint-Martin, supra note 385 à la page 103.

402 Gabriel Danis, supra note 383 aux pages 32, 38 et 42.

403 On compte notamment les ententes mutuelles et les accords volontaires. Françoise Saint-

Martin, supra note 385 à la page 64. Sur l’idée que la contractualisation publique réfère à une notion ambigüe du contrat qui vacille entre la conception juridique classique du contrat et la notion politique de contrat social, voir: Michelle Cumyn, « La contractualisation de l’action publique: contrat juridique ou contrat social? » (2006) 47:4 Les Cahiers de droit 681.

consensuelles n’obéissent pas nécessairement aux mêmes exigences de transparence et de démocratie que les formes juridiques comme les lois et les règlements404 et sont souvent source d’inconfort.405Saint-Martin s’attarde d’ailleurs à sept principes ou valeurs du droit administratif dont le respect est fragilisé par les formes juridiques consensuelles public-privé, dont la transparence, l’équité, la participation, l’impartialité, l’imputabilité, l’honnêteté et la rationalité.406 Les citoyens s’inquiètent parce que, contrairement à la loi, qui est toujours rendue publique et qui doit respecter un processus d’adoption démocratique, les contrats ou autres formes consensuelles émergeant dans la sphère publique407 peuvent être opaques et élaborés en marge des processus

démocratiques. Boase souligne d’ailleurs ceci en ce qui concerne le manque de transparence des arrangements public-privé:

[i]t is striking how government representatives have acquiesced to demands by their private partners that the details of their contracts remain confidential, thus blurring the lines of accountability.408

Aussi, les acteurs non gouvernementaux qui s’approprient une partie du pouvoir par voie contractuelle répondent-ils de ce dernier devant la population ou les élus?409 Les acteurs privés n’entretenant pas les mêmes rapports que le gouvernement vis-à-vis de la population, ils peuvent contribuer au déficit démocratique entourant les collaborations auxquelles ils participent. C’est le cas,

404 Saint-Martin mentionne ceci: « Les lois et les règlements sont publiés. Leur processus

d’adoption prévoit également une période de temps qui permet au public d’être informé des normes projetées et lui donne une opportunité d’intervenir pour faire valoir ses commentaires. » Françoise Saint-Martin, supra note 385 à la page 108.

405 Ibid à la page 65. 406 Ibid aux pages 107 à 111.

407 On distingue les contrats de droit privé « au sens strict », qui sont conclus entre des personnes

physiques ou morales de droit privé, des contrats de droit public, conclus entre une personne physique ou morale et une entité étatique. Les contrats de droit public peuvent être assujettis à des règles de droit administratif qui imposent certaines exigences. Jean-Louis Baudouin et Pierre- Gabriel Jobin, Les obligations, 5e éd, Cowansville, Yvon Blais, 1998 à la page 376.

408 Joan Price Boase, supra note 6 à la page 88.

409 William D. Leach, supra note 383 aux pages 102 et 104; Mark Bevir, « Introduction:

Democratic Governance » dans Mark Bevir, dir, Public Governance, Democratic Governance, vol 4, London; Thousand Oaks, SAGE Publications à la page xiii.

par exemple, s’ils n’obéissent pas aux mêmes exigences en matière de transparence.

La confiance de la population envers les gouvernants peut s’en trouver amoindrie, affectant du même coup la légitimité des actions publiques posées:

Under governance, […] loss of legitimacy might happen as a consequence of establishing nodes or points of decision that are not squarely located within the formal, democratic decision-making system. When powers are decentralized, contracted out, or deliberated in detail with third-parties, some citizens may perceive the ways the political system makes its decisions as illegitimate because the rightfully elected politicians and their appointed bureaucracies are no longer appreciated as ruling in a sovereign capacity.410

Le modèle de la gouvernance collaborative fait certes miroiter des avantages en santé publique, tels qu’un accroissement des ressources et de l’expertise pour faire face aux défis sanitaires de plus en plus complexes. Par contre, il suscite des craintes de nature démocratique qui peuvent miner son émergence ou encore diminuer la légitimité des actions qui en découlent. Il est donc essentiel de s’interroger sur les moyens de baliser la mise en œuvre de la gouvernance collaborative en santé publique, afin de profiter de ses avantages tout en répondant aux inquiétudes qu’elle soulève. C’est dans cette optique que notre thèse examine, dans le chapitre qui suit, l’application du concept de responsabilité publique comme rempart à la gouvernance collaborative.